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REVUE
DE PARIS.
XIV
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A. EVERAT, IMPRIMEUR
l'iie ilu Cadran, n" 16.
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REVUE
DE PARIS.
tyKk>4ti'e/(e ^Je'rte-. — ^.^'iiiif'e /cf'.^J
TOME QUATORZIE3ÏE
PARIS.
AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS,
RUE DF.S FILLF.S SA)\T-TIIOM A3 , ^" 17.
1855.
LE PERE GORIOT.
AU is liuc.
(Sharspeark. )
Qt A.TIUEMK ET DEllINlEUE PAUTIE.
LES DEUX FILLES.
Vers midi , heure h. laquelle les facteurs arrivaient dans le quar-
tier du Panthéon , Eugène reçut une lettre élégamment enveloppée,
cachetée aux armes de Beauséant. Elle contenait une invitation
adressée a M. et madame de Nucingen pour le grand bal annoncé
depuis un mois , et qui devait avoir lieu chez la vicomtesse. A
cette mvitation , était joint vin petit mot pour Eugène.
«J'ai pensé, monsieur, que vous vous chargeriez avec plaisir
d'être l'interprète de mes sentimens auprès de madame de Nu-
cingen. Je vous envoie l'invitation que vous m'avez demandée ,
et serai charmée de faire la connaissance de la sœur de madame de
Restaud. Amenez-moi donc cette jolie personne , et faites en sorte
qu'elle ne prenne pas toute votre affection ; vous m'en devez
beaucoup en retour de celle que je vous porte.
» Vicomtesse de Beauséant. »,
G HKvut DI-; PAUJS.
— Muis, se dit Eugène en relisant ce billet^ madame de Beau-
séant me dit assez clairement qu'elle ne veut pas de M. de Nu-
ci ngen.
11 alla piompteraent chez Delphine, heureux d'avoir à lui pro-
curer une joie dont il recevrait sans doute le prix. Madame de
Nucingen était au bain. Rastignac attendit dans le boudoir, en
butte aux impatiences naturelles "a un jeune homme ardent et
pressé de prendre possession d'une maîtresse , l'objet de deux ans
de désii"s. Ce sont des émotions qui ne se rencontrent pas deux
fois dans la vie des jeunes gens. La première femme réellement
lèmme a laquelle s'attache un homme, c'est-h-dire celle qui
se présente a lui dans la splendeur des accompagnemens que
veut la société parisienne, celle-là n'a jamais de rivale. L'amour
a Paris ne ressemble en rien aux autres amours o Ni les hommes ni
les femmes n'y sont dupes des montres pavoisées de lieux com-
muns que chacun étale par décence sur ses affections soi-disant dés-
intéressées. En ce pays, une fennue ne doit pas satisfaire seule-
ment le cœur et les sens , elle sait parfaitement qu'elle a de plus
grandes obligations a remplir envers les mille vanités dont se com-
pose la vie. L'a surtout, l'amour est essentiellement vantard, ef-
fronté , gaspilleur , charlatan et fastueux. Si toutes les femmes de la
cour de Louis XIV ont envié a mademoiselle de La Yallière l'en-
traînement de passion qui fit oublier a ce grand prince que ses
manchettes coûtaient chacune mille écus , quand il les déchira pour
faciliter au duc de Vermandois son entrée sur la scène du monde ,
que peut-on demander au reste de l'humanité? Soyez jeunes, ri-
ches et titj-ées, soyez plus encore si vous pouvez; plus vous appor-
terez de grains d'encens a brûler devant l'idole , plus elle vous
sera favorable, si toutefois vous avez une idole. L'amour est une
religion , et son culte doit coûter plus cher que celui de toutes lesi
autres religions ; il passe promptement, et passe en gamin qui tient
a marquer sou passage par des dévastations. Le luxe du sentiment
est la poésie des greniers : sans cette richesse, qu'y deviendrait l'a-
mour? S'il est des exceptions a ces lois draconiennes du codeparisien,
elles se rencontrent dans la solitude, chez les âmes qui ne se sont
UKVUK DE PARIS.
point laissé entraîner par les doctrines sociales, qui vivent près de
quelque source aux eaux claires , fugitives, mais incessantes ; et qui ,
fidèles à leurs ombrages verts , heureuses d'écouter le langage de
l'infini, écrit pour elles en toute chose, et qu'elles retrouvent en
elles-mêmes , attendent patiemment leurs ailes en plaignant ceux
de la terre. Mais Rastignac, semblable a la plupart des jeunes
gens qui, par avance, ont goûté les grandeurs, voulait se présen-
ter tout armé dans la lice du monde; il eu avait épousé la fièvre,
et se sentait peut-être la force de le dominer, mais sans connaître
ni les mo) eus ni le but de cette ambition. A défaut d'un amour
pur- et sacré qui remplit la vie , cette soif du pouvoir peut devenir
une belle chose ; il suffit de dépouiller tout intérêt personnel et de
se proposer la grandeur d'un pays pour objet. Jusqu'alors Rastignac
n'avait pas complètement secoué le channe des fraîches et suaves
idées qui enveloppent comme d'une frondaison la jeunesse des en-
fans élevés en province. Il avait continuellement hésité à franchir
le Rubicon parisien. Malgré ses ardentes curiosités, il avait tou-
jours conservé quelques arrière -pensées de la vie heureuse que
mène le vrai gentilhomme dans son château. Mais ses derniei s
scrupules avaient disparu la veille, quand il s'était vu dans son
appartement. En jouissant des avantages matériels de la fortune ,
comme il jouissait depuis quelque temps des avantages moraux
que donne la naissance , il avait dépouillé sa peau dhomme de
province , et s'était doucement établi dans une position d'où il
découvrait un bel avenir. Aussi, en attendant Delphine, molle-
ment assis dans ce joli boudoir, qui devenait un peu le sien , se
voyait- il si loin du Rastignac veuu l'année dernière a Paris, qu'en
le lorgnant, par un effet d'optique moral , il se demandait s'il se
ressemblait en ce moment a lui-même.
— Madame est dans sa chambre, vint lui dire Thérèse qui le
fit tressaillir.
Il trouva Delphine étendue sur sa causeuse, au coin du feu,
nonchalante , fraîche , reposée. A la voir ainsi étalée en des flots
de mousseline , il était impossible de ne pas la comparer a ces
belles plantes de 1 Inde dont le fruit vient dans la fleur.
O HtVUK 1)K PARIS.
— Hé bien, nous voila! dit-elle avec émotion.
— Devinez ce que je vous apporte, dit Eugène en s' asseyant
près d'elle et lui prenant le bras pour lui baiser la main.
Madame de Nucingen fit un mouvement de joie en lisant l'in-
vitation. Elle tourna sur Eugène ses yeux mouillés , et lui jeta
ses bras au cou pour l'attirer a elle dans un délire de satisfaction
vaniteuse.
— Et c'est vous! (toi! lui dit-elle h l'oreille, mais Thérèse est
dans mon cabinet de toilette, soyons prudens ! ) vous a qui je dois
ce bonbeur! Oui, j'ose appeler cela un bonheur. Obtenu par vous,
n'est-ce pas plus qu'un triomphe d'amour-propre? Personne ne m'a
voulu présenter dans ce monde. Vous me trouvez peut-être en
ce moment petite , frivole, légère comme une Parisienne; mais
pensez , mon ami , que je suis prête a tout vous sacrifier , et que
si je souhaite plus ardemment que jamais d'aller dans le faubourg
Saint-Germain, c'est que vous y êtes.
— Ne pensez -vous pas , dit Eugène, que madame de J3eauséant
a l'air de nous dire qu'elle ne compte pas voir M. de Nucingen
a son bal ?
— Mais oui , dit la baronne en rendant la lettre a Eugène.
Ces femmes-là ont le génie de l'impertinence. Mais n'importe, j'i-
rai. Ma sœur doit s'y trouver, je sais qu'elle prépare une toi-
lette délicieuse. — Eugène, reprit-elle h voix basse, elle y va pour
dissiper d'affreux soupçons. Vous ne savez pas les bruits qui cou-
rent sur elle. ]M. de Nucingen est venu me dire ce matin qu'on
en parlait hier au Cercle sans se gêner. A quoi tient, mon Dieu!
l'honneur des femmes et des familles! Je me suis sentie atta-
quée, blessée dans ma pauvre sœur. Selon certaines personnes,
M. deXrailles aurait souscrit des lettres de change montant a cent
mille francs , presque toutes échues , et pour lesquelles il allait
être poursuivi. Dans celte extrémité, ma sœur aurait vendu ses
diamans à un juif, ces beaux diamans que vous avez pu lui voir
et qui viennent de madame de Restaud la mère. Enfin, depuis
deux jours il n'est question que de cela. Je conçois alors qu'A-
nastasie se fasse faire une robe lamée, et veuille attirer sur elle
UKVUK DU PAULS. f)
tous les regards chez madame de Beauséaiit , en y paraissant dans
tout son éclat et avec ses diamans. Mais je ne veux pas être au-
dessous d'elle. Elle a toujours cherché a m'écraser, elle n'a jamais
été bonne pour moi qui lui rendais tant de senices , qui avais
toujours de l'argent pour elle quand elle n'en avait pas ! Mais
laissons le monde! Aujourd'hui, je veux être tout heureuse!
Rastignac était encore "a une heure du matin chez madame de
Nucingen qui, en lui prodiguant l'adieu des amans, cet adieu plein
des joies a venir, lui dit avec une expression de mélancolie : — Je
suis si peureuse, si superstitieuse, donnez âmes pressentimens le
nom qu'il vous plaira , que je tremble de payer mon bonheur par
quelque affreuse catastrophe
— Enfant! dit Eugène.
— Ah ! c'est moi qui suis l'enfant , ce soir , dit-elle en riant.
Eugène revint a la ."Maison-Vauquer, avec la certitude de la
quitter le lendemain , et il s'abandonna pendant la route a ces
jolis rêves que font tous les jeunes gens quand ils ont encore sur
les lèvres le goût du bonheur.
— Hé bien ! lui dit le père Goriot quand Rastignac passa de-
vant sa porte.
— Hé bien ! répondit Eugène, je vous dirai tout demain.
— Tout, n'est-ce pas! cria le bonhomme. Couchez-vous!
Nous allons commencer demain notre vie heureuse.
Le lendemain , M. Goriot et Rastignac n'attendaient plus que
le bon vouloir d'un commissionnaire pour partir de la pension
bourgeoise, quand, vers midi, le bruit d'un équipage qui s'ar-
rêtait précisément a la porte de la Maison-Vauquer retentit dans
la rue jNeuve-Sainte-Geneviève. Madame de JNucingen descendit
de sa voiture, demanda si son père était encore a la pension; et,
sur la réponse affirmative de Svlvie , elle monta lestement l'esca-
lier. Eugène se trouvait chez lui , sans que son voisin le sût. Il
avait, en déjeunant, prié le père Goriot d'emporter ses effets, en
lui disant qu'ils se retrouveraient a quatre heures rue d'Artois.
Mais pendant que le bonhomme avait été chercher des porteurs,
Eugène ayant promptement répondu "a l'appel de l'Ecole, était
lO REVUE DE PARIS.
revenu sans que personne lent aperçu , pour compter avec ma-
dame Vauquer, ne voulant pas laisser cette charge a M. Goriot,
qui, dans son fanatisme, aurait sans doute payé pour lui. L'hô-
tesse était sortie. Eugène remonta chez lui pour voir s'il n'y
oubliait rien, et s'applaudit d'avoir eu cette pensée en voyant
dans le tiroir de sa table l'acceptation en blanc, souscrite à
Vautrin, qu'il avait insouciamment jetée Ta le jour où il l'avait
acquittée. N'ayant pas de feu , il allait la déchirer en petits mor-
ceaux , quand en reconnaissant la voix de Delphine , il ne voulut
faire aucun bruit, et s'arrêta pour l'entendre, en pensant qu'elle
ne devait avoir aucun secret pour lui. Puis, dès les premiers mots,
il trouva la conversation entre le père et la fille trop intéressante
pour ne pas l'écouter.
— Ha, mon père! dit-elle, plaise au ciel que vous ayez eu l'idée
de demander compte de ma fortune assez a temps pour que je ne
sois pas ruinée. Puis-je parler?
— Oui , la maison est vide, dit le père Goriot d'une voix altérée.
— Ou'avez-vous donc, mon père? reprit madame de Nucingeu.
— Tu viens , répondit le vieillard , de me donner un coup de
hache sur la tête. Dieu te pardonne , mon enfant ! tu ne sais pas
combien je t'aime. Si tu l'avais su , tu ne m'aurais pas dit brus-
quement de semblables choses ! surtout si rien n'est désespéré.
Qu'est-il donc arrivé de si pressant pour que tu sois venue me
chercher ici quand, dans quelques instans, nous allions être rue
d'Artois?
— Hé! mon père, est-on maître de son premier mouvement
dans une catastrophe? Je suis folle ! Votre avoué nous a fait dé-
couvrir un peu plus tôt le malheur qui sans doute éclatera plus
tard. Votre vieille expérience commerciale va nous devenir néces-
saire , et je suis accourue vous chercher comme on s'accroche à
une branche quand on se noie. Lorsque M. Derville a vu M. de
Nucingeu lui opposer mille chicanes, il l'a menacé d'un procès, cti
lui disant que l'autorisation du président du tribunal serait prouqi-
tement obtenue. Alors , M. deNucingen est venu ce matin chez moi ,
pour me demander si je voulais sa ruine et la mienne. Je lui ai
KEVL'K DE PAIUS. 1 î
répondu que je ne nie connaissais a rien de tout cela, que j'avais
une fortune , que je devais être en possession de ma fortune , et que
tout ce qui avait rapport a ce démêlé regardait mon avoué, parce
que j'étais de la dernière ignorance, et dans l'impossibilité de rien
entendre a ce sujet. N'était-ce pas ce que vous m'aviez recom-
mandé de dire ?
— Bien , répondit le père Goriot.
— Alors, reprit Delphine, il m'a mis au fait de ses affaires.
Il a jeté tous ses capitaux et les miens dans des entreprises a
peine commencées et pour lesquelles il a fallu mettre de grandes
sommes en dehors. Si je le forçais a me représenter ma dot ,
il serait obligé de déposer son bilan , tandis que si je veux at-
tendre un an, il s'engage sur l'honneur a me rendre une fortune
double ou triple de la mienne, en plaçant mes capitaux dans des
opérations territoriales, h la fin desquelles je serai maîtresse de
tous les biens. Mon cher père, il était sincère, il m'a effrayée. Il
m'a demandé pardon de sa conduite, il m'a rendu ma liberté, m'a
permis de me conduire a ma guise , a la condition de le laisser en-
tièrement maître de gérer les affaires sous mon nom. Il m'a pro-
mis, pour me prouver sa bonne foi, d'appeler M. Derville toutes
les fois que je le voudrais pour juger si les actes en vertu desquels
il m'instituerait propriétaire seraient convenablement rédigés. En-
fin il s'est reim's entre mes mains , pieds et poings liés. Il demande
encore pendant deux ans la conduite de la maison, et m'a sup-
pliée de ne rien dépenser pour moi de' plus qu'il ne m'accorde. Il
m'a prouvé que tout ce qu'il pouvait faire était de conserver les
apparences, qu'il avait renvoyé sa danseuse, et qu'il allait être
contraint a la plus stricte, mais a lapins sourde économie, afin
d'atteindre au terme de ses spéculations sans altérer son crédit. Je
l'ai malmené , j'ai tout mis en doute, afin de le pousser a bout et
d'en apprendre davantage. Alors il m'a montré ses livres, enfin
il a pleuré. Je n'ai jamais vu d'homme en pareil état. Il avait
perdu la tète , il parlait de se tuer, il délirait. Il m'a fait pitié.
— Et tu crois à tout cela ! s'écria le père (^lOriot. C'est un co-
)nédien ! J'ai rencontré des Allemands en affaires, ces gens-la sont
l'2 REVUE DE PARIS.
presque tous de bonne loi, pleins de candeur; mais quand sous
leur air de franchise et de bonhomie ils se mettent a être malins
et charlatans, ils le sont alors plus que les autres. Ton mari t'a-
buse. Il se sent serré de près, il fait le mort ; il veut rester plus
maître sous ton nom qu'il ne l'est sous le sien. Il va profiter de
cette circonstance pour se mettre a l'abri des chances de son com-
merce ; il est aussi fin que perfide , c'est un mauvais gars. Non ,
non , je ne m'en irai pas ai\ Père-La-Chaise en laissant mes filles
dénuées de tout. Je me connais encore un peu aux affaires. Il a ,
dit-il, engagé ses fonds dans des entreprises. Hé bien! ses in-
térêts sont représentés par des valeurs, par des reconnaissances,
l)ar des traités; qu'il les montre, et liquide avec toi. Nous choi-
sirons les meilleures spéculations , nous en courrons les chances, et
nous aurons les titres récognitifs en notre nom de Delphine Go-
riot j épouse séparée j (/uant aux biens j, du baron de Nucingen.
Mais nous prend-il pour des imbéciles, celui-là? Croit-il que je puis
supporter pendant deux jours l'idée de te laisser sans fortune ,
sans pain? je ne la supporterais pas un jour, pas une nuit, pas
deux heures! Si cette idée était vraie, je n'y survivrais pas. Hé
quoi ! j'aurai travaillé pendant quarante ans de ma vie , j'aurai
porté des sacs sur mon dos, j'aurai sué des averses , je me serai
privé pendant toute ma vie pour vous, mes anges, qui me ren-
diez tout travail, tout fardeau léger; et, aujourd'hui, ma for-
tune, ma vie s'en iraient en fumée! Ceci me ferait mourir enragé.
Par tout ce qu'il y a de plus sacré sur terre et au ciel, nous
allons tirer ça au clair, vérifier les livres, la caisse, les entre-
prises! Je ne dors pas, je ne me couche pas, je ne mange pas,
qu'il ne me soit prouvé que ta fortune soit la tout entière. Dieu
merci, tu es séparée de biens, tu auras maître Derville pour
avoué , un honnête homme heureusement. Jour de Dieu ! tu gar-
ileras ton bon petit million, tes cinquante mille livres de rente
jusqu'à la fin de tes jours, ou je fais un tapage dans Paris, ha!
lia ! Mais je m'adresserais aux chambres, si les tribunaux nous vic-
timaient. Te savoir tranquille et heureuse du côté de l'argent,
mais celte pensée allégeait tous mes maux et calmait mes chagrins.
REVUK PK PAIUS. |3
L'argent, c'est la vie. Monnaie fait tout! Que nous t liante-t-ii donc,
cette grosse souche d'Alsacien? Delphine, ne i'ais p;is une conces-
sion d'un quart de liard à cette grosse bète qui ta mise a la chaîne
et t'a rendue malheureuse. S'il a besoin de toi , nous le tricote-
rons ferme, et nous le ferons marcher droit! Mon Dien! j'ai la
tète en feu ! j'ai dans le crâne quelque chose qui me brûle. Ma
Delphine sur la paille! Oh! ma Fifine, toi! Sapristie! où sont
mes gants? Allons, partons, je veux aller tout voir, les livres, les
affaires, la caisse, la correspondance, a l'instant! Je ne serai
<:alme que quand il me sera prouvé que ta fortune ne court plus de
risques , et que je la verrai de mes yeux.
— Mon cher père! allez-y prudemment. Si vous mettiez la
moindre velléité de vengeance en cette affaire et si vous montriez
des intentions trop hostiles, je serais perdue. Il vous connaît, il
a trouvé tout naturel que, sous votre inspiration, je m'inquié-
tasse de ma fortune; mais, je vous le jure, il la tient en ses
mains, et a voulu la tenir. Il est homme a s'enfuir avec tous les
capitaux, et a nous laisser la, le scélérat! Il sait bien que je ne
déshonorerai pas moi-même le nom que je porte en le poursui-
vant. Il est a la fois fort et faible. J'ai bien tout examiné. Si nous
le poussons a bout, je suis ruinée.
— Mais c'est donc un fripon !
— Hé bien ! oui , mon père, dit-elle en se jetant sur une chaise
et pleurant. Je ne voulais pas vous l'avouer , pour vous épargnei-
le chagrin de m'avoir mariée a un homme de cette espècc-la !
Mœurs secrètes et conscience , lame et le corps, tout en lui s'ac-
corde ! c'est effroyable , je le hais et le méprise. Oui , je ne puis
plus estimer M. deNucingen après tout ce qu'il m'a dit. Un homme
capable de se jeter dans les combinaisons commerciales dont il ma
parlé, n'a pas la moindre délicatesse, et mes craintes viennent
de ce que j'ai parfaitement lu dans son ame.U m'a nettement pro-
posé, lui, mon mari, Ja liberté, vous savez ce que cela signifie?
si je voulais être, en cas de malheur, un instrument entre ses
mains; enfin si je voulais lui servir de prête-nom.
— Mais les lois sont là ! Mais il y a une place de (irève, pour
l/y HEVUK DE PAUIS.
les geiulres de cette espèce-la! s'éciùa le père Goriot, raais je le
guillotinerais moi-même, s'il n'y avait pas de bourreau.
— Non, mou père! il n'y a pas de lois contre lui. Ecoutez
en deux mots son langage , dégagé des circonlocutions dont il
l'enveloppait : « — Tout est perdu , vous n'avez pas un liard , vous
êtes ruinée, car je saurai choisir pour complice une autre personne
que vous, ou vous me laisserez conduire a bien mes entreprises.»
Est-ce clair? 11 tient encore "amoi. Ma probité de femme le rassure, il
sait que je lui laisserai sa fortune, et me contenterai de la mienne.
C'est une association improbe et voleuse a laquelle je dois con-
sentir sous peine d'être ruinée. Il m'achète ma conscience et la
paie en me laissant être k mon aise la femme d'Eugène. « — Je te
permets de commettre des fautes, laisse-moi faire des crimes en
ruinant de pauvres gens! » Ce langage est-il encore assez clair?
Savez-vous ce qu'il nomme faire des opérations ? Il achète des
terrains nus en son nom. Puis il y fait bâtir des maisons par des
hommes de paille. Ces hommes concluent les marchés pour les
bâtisses avec tous les entrepreneurs qu'ils paient en effets a. longs
termes, et consentent, moyennant une légère somme, adonner
quittance a M. de Nucingen, qui alors est le possesseur des mai-
sons, tandis que ces hommes s'acquittent avec les entrepreneurs
dupés en faisant faillite. Le nom de la maison de Nucingen et C'^
a servi a éblouir les pauvres constructeurs. J'ai compris cela. J'ai
compris aussi que pour prouver, en cas de besoin, le paiement de
sommes énormes , M. de Nucingen a envoyé des valeurs consi-
dérables a Amsterdam , "a Londres, a Naples, a Vienne. Comment
les saisirions-nous?
Eugène entendit le son lourd des genoux du père Goriot, qui
tomba sans doute sur le carreau de sa chambre.
— Mon Dieu! que t'ai-je fait? Ma fille, ma fille livrée a ce
misérable! 11 exigera tout d'elle, s'il le veut. Pardon, ma fille !
cria le vieillard.
— Oui , si je suis dans un abîme , il y a peut-être de votre
faute! dit Delphine. Nous avons si peu de raison quand nous
nous niarions! Connaissons - nous le monde, les affaires, les
REVUE nE PAIUS. l5
hommes , les mœurs? Les pères devraient penser pour nous. Cher
père! je ne vous reproche rien! pardonnez-moi ce urot ! En ceci,
Ja faute est toute a moi! Non, ne pleurez point, papa! dit-elle
en baisant le front de son père.
— Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine! Donne tes
yeux, que je les essuie en les baisant? Va! je vais retrouver ma
caboche, et débrouiller l'écheveau mêlé par son mari !
— Non, laissez-moi faire, je saurai le manœuvrer: il m'aime,
hé bien, je me servirai de mon empire sur lui pour l'amener à me
placer promptement quelques capitaux en propriétés. Peut-être lui
ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace; il y tient.
Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires.
M. Derville ne sait rien de ce qui est commercial. Non, ne venez
pas demain. Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal de ma-
dame de Beauséant a lieu après-demain , je veux me soigner pour
y être belle, reposée, et faire honneur a mon cher Eugène! Allons
donc voir sa chambre.
En ce moment, une voiture s'arrêta dans la rue Neuve-Sainte-
Geneviève, et l'on entendit dans l'escalier la voix de madame de
Restaud qui disait a Sylvie : — Mon père y est-il ? Cette circon-
stance sauva fort heureusement Eugène qui méditait déjà de se jeter
sur son lit et de feindre d'y dormir.
— Ah! mon père, vous a-t-on parlé d'Anastasie? dit Delphine
en reconnaissant la voix de sa sœur. Il paraîtrait qu'il lui arrive
aussi de singulières choses dans son ménage !
— Quoi donc ! dit le père Goriot , ce serait donc ma fin ! Ma
pauvre tête ne tiendrait pas a un double malheur.
— Bonjour, mon père, dit la comtesse en entrant. Ah! te
voila , Delphine !
Madame de Restaud parut embarrassée de rencontrer sa sœur.
— Bonjour, Nasie ! dit la baronne: trouves-tu donc ma pré-,
sence extraordinaire? Je vois mon père tous les jours, moi.
— Depuis quand ?
— Si tu y venais , tu le saurais.
— Ne me {taquine pas, Delphine, dit la comtesse d'une voix
iC) UEVliK UK TAIUS.
lamentable; je suis bien malheureuse 1 Je suis perdue, mon pauvre
père! Oh ! bien perdue , cette fois !
— Qu'as-tu, Nasie? cria le père Goriot. Dis-nous tout, mon en-
lant. Elle pâlit. Delphine, allons, secours-la donc! sois bonne
pour elle, je t'aimerai encore mieux , si je peux , toi !
— Ma pauvre Nasie! dit madame de Nucingen en assej^ant sa
sœur, parle! Tu vois en nous les deux seules personnes qui t'ai-
meront toujours assez pour te pardonner tout. Vois-tu, les affec-
tions de famille sont les plus sûres...
Elle lui fit respirer des sels , et la comtesse revint n elle.
— • J'en mourrai ! dit le père Goriot. Voyons , reprit-il en re-
muant son feu de mottes, approchez-vous la toutes les deux. J'ai
froid. Qu'as-tu, Nasie? dis vite, tu me tues...
— lié bien! dit la pauvre femme, mon mari sait tout. Figu-
rez-vous, mon père, il y a quelque temps, vous souvenez-vous
de cette lettre de change de Maxime? Hé bien! ce n'était pas la
première. J'en avais déjà payé beaucoup. Vers le commencement de
janvier, M. de Trailles me paraissait bien chagrin : il ne me disait
rien ; mais il est si facile de lire dans le cœur des gens qu'on aime ,
un rien suffit : puis il y a des pressentimens. Enfin, il était plus
aimant, plus tendre que je ne l'avais jamais vu; j'étais toujours
plus heureuse. Pauvre Maxime! dans sa pensée, il me faisait ses
adieux, m'a-t-il dit, il voulait se brûler la cervelle. Enfin, je l'ai
tant tourmenté, tant supplié, je suis restée pendant deux heures
a ses genoux. Il m'a dit qu'il devait cent mille francs ! Oh! papa,
cent mille francs, je suis devenue folle. Vous ne les aviez pas,
j'avais tout dévoré...
— Non, dit le père Goriot, je ne les aurais pas pu faire, a
moins d'aller les voler. Mais j'y aurais été, Nasie! J'irai!
A ce mot, lugubrement jeté, comme un son du râle d'un
mourant , et qui accusait l'agonie du sentiment paternel réduit a
rimpuissance , les deux sœurs firent une pause. Quel égoisme sc-
iait resté froid a ce cri de désespoir qui, semblable h une pierre
îaurée dans un gouffre, en révélait la profondeiu' .'
REVUE DE PARIS. l'J
— Je les ai trouvés, en disposant de ce qui ne m'appartenait
pas, mon père, dit la comtesse en fondant en larmes.
Delphine fut émue et pleura en mettant la tète sur le cou de sa
sœur.
— Tout est donc vrai ? lui dit-elle.
Anastasie baissa la tète. Madame de Nucingen la saisit a plein
corps, la baisa tendrement, l'appuya sur son cœur : — Ici, tu se-
ras toujours aimée sans être jugée, lui dit-elle.
— Mésanges! dit Goriot d'une voix faible, pourquoi votre
union est-elle due au malheur?
■ — • Pour sauver la vie de Maxime , enfin tout mon bonheur, re-
prit la comtesse encouragée par ces témoignages d'une tendresse
chaude et palpitante, j'ai porté chez cet usurier que vous connais-
sez, un homme fabriqué par l'enfer, que rien ne peut attendrir, ce
monsieur Gobseck, les diamans de famille auxquels tient tant
M. de Restaud , les siens, les miens , tout, je les ai vendus. Ven-
dus! comprenez-vous? Il a été sauvé! Mais, moi, je suis morte.
M. de Restaud l'a su.
— Par qui? comment? Que je les tue ! cria le père Goriot.
— Hier, il m'a fait appeler dans sa chambre. J'y suis allée.
« — Anastasie , m'a-t-il d'une voix... (oh! sa voix a suffi , j'ai
tout deviné. ) où sont vos diamans? » — Chez moi. — « Non,
m'a-t-il dit en me regardant, ils sont la, sur ma commode. » Et il
m'a montré lécrin qu'il avait couvert de son mouchoir. — « Vous
savez d'oii ils \'iennent ? » m'a-t-il dit. Je suis tombée a ses
genoux, j'ai pleuré, je lui ai demandé de quelle mort il voulait
me voir mourir.
— Tu as dit cela! s'écria Goriot. Par le sacré nom de Dieu
celui qui vous fera mal à l'une ou a l'autre, tant que je serai vi-
vant, peut être sûr que je le brûlerai à petit feu! Oui, je le dé-
chi quêterai comme...
Le père Goriot se tut , les mots expiraient dans sa gorge.
— Enfin, ma chère, il m'a demandé quelque chose de plus dif-
ficile a faire que de mourir. Le ciel présent toute femme d'en-
tendre ce que j'ai entendu !
TOME XIV. SLPPLÉMKNT. )
,^ REVUK DE PARIS.
J'assassinerai cet homme, dit le père Goriot tranquillement.
Mais il n'a qu'une vie, et m'en doit deux. Enfin, quoi? reprit-il
€n regardant Anastasie.
Hé bien , dit la comtesse en continuant , après une pause il
m'a regardée : « — Anastasie, m'a-t-il dit, j'ensevelis tont dans le
silence, nons resterons ensemble, parce qne nous avons des en-
fans. Je ne tuerai pas M. de Trailles, parce qu'en duel je pourrais
le manquer, et que ponr m'en défaire autrement, je pourrais me
heurter contre la justice humaine. Le tuer dans vos bras , ce
serait déshonorer les enfans. Mais pour ne voir périr ni vos en-
fans, ni leur père, ni moi, je vous impose deux conditions. Ré-
pondez : Ai-je un enfanta moi?» J'ai dit oui. — « Lequel? »
a-t-il demandé. — Ernest, l'aîné. — «Bien, a-t-il dit. Maintenant
jurez-moi de m'obéir désormais sur un seul point. » J'ai juré. —
Vous signerez la vente de vos biens, quand je vous le demanderai.
Ne signe pas, cria le père Goriot! Ne signe jamais cela. Ah î
ah ! monsieur de Restaud , vous ne savez pas ce que c'est que de
rendre une femme heureuse, elle va chercher le bonheur la où il
est et vous la punissez de votre niaise impuissance ! Je suis la^
moi! halte-la! il me trouvera dans sa route. Nasie, sois en repos.
Ah , il tient a son héritier ! bon, bon. Je lui empoignerai son fils ,
qui, sacré tonnerre! est mon petit-fils; je puis bien le voir, ce
marmot? Je le mets dans mon village, j'en aurai soin, sois bien
tranquille! Alors je le ferai capituler , ce monstre-la! en lui di-
sant : A nous deux! Si tu veux avoir ton fils, rends. a ma fille
son bien , et laisse-la se conduire a sa guise.
— Mon père !
Oui , ton père ! Ah ! je suis un vrai père ! Que ce drôle de
o^rand seigneur ne maltraite pas mes filles ! Tonnerre ! je ne sais pas
ce que j'ai dans les veines. J'y ai le sang d'un tigre, je vou-
drais dévorer ces deux hommes. O mes enfans! voilà donc votre
vie! C'est ma mort. Que deviendrez-vous donc quand je ne serai
plus la? Les pères devraient vivre autant que leurs enfans. Mon
Dieu , comme ton monde est mal arrajigé ! Et tu as un fils cepen-
dant, a ce qu'on nous dit!... Tu devrais nous empêcher de
UEVUE DE PARIS. HJ
souffrir dans nos enfans. Mes chers anges, quoi ! ce n'est qu'à vos
douleurs que je dois votre présence ! Vous ne me faites connaître
que vos lannes. Hé bien! oui, vous m'aimez, je le vois! Venez,
venez vous plaindre ici ? mon cœur est grand ! il peut tout recevoir.
Oui, vous aurez beau le percer, les lambeaux feront encore des
ccem's de père ! Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous.
Ah ! quand vous étiez petites , vous étiez heureuses . . .
— Nous n'avons eu que ce temps-la de bon ! dit Delphine. Où
sont les momens où nous dégringolions du haut des sacs dans le
grand grenier !
— 'Mon père! ce n'est pas tout, dit Anastasie Ja l'oreille de
M. Goriot qui fit un bond. Les diamans n'ont pas été vendus
cent mille francs. ^Maxime est poursuivi. Nous n'avons plus que
douze mille francs a payer. Il m'a promis d'être sage , de ne plus
jouer, n ne me reste au monde que son amour, et je l'ai payé
trop cher, pour ne pas mourir sil m'échappait. Je lui ai sacrifié
fortune, honueiu', repos, enfans. Oh! faites qu'au moios Maxime
soit libre, honoré ; qu'il puisse demeurer dans le monde où il saura
se faire une position. Maintenant, il ne me doit pas que le bon-
heur, nous avons des enfans qui seraient sans fortune. Tout sera
perdu , s'il est mis a Sainte-Pélagie.
— Je ne les ai pas, Nasie. Plus, plus, plus rien! plus rien!
C'est la fin du monde! Où, le monde va crouler, c'est sûr. Ha, j'ai
encore mes boucles d'argent, six couverts, les premiers que j'aie
eus dans ma vie ! Enfin , je n'ai plus que douze cents francs de
rentes viagères...
— Qu'avez- vous donc fait de vos rentes perpétuelles?
— Je les ai vendues , en me réservant ce petit bout de revenu
pour mes besoins. lime fallait douze mille fraucs pour arranger
un appartement a Fifine.
— Chez toi, Delphine? dit madame de Restaud a sa sœur.
— Oh! qu'est-ce que cela fait, reprit le père Goriot, puisque
les douze mille francs sont employés ?
— Je devine! dit la comtesse. Pour M. de Rastignac! Ha, ma
pauvre Delphine, arréte-toi ; vois où j'en suis !
2.
20 REVUK DK PAULS.
— Ma chère , M, de Rastignac est un jeune homme incapable
Je ruiner sa maîtresse.
— Merci , Delphine ! Dans la crise oii je me trouve , j'attendais
mieux de toi ; mais tu ne m'as jamais aimée.
— Si , elle t'aime , Nasie ! cria le père Goriot , elle me le disait
tout h l'heure. Nous parlions de loi, elle me soutenait que tu étais
belle et qu'elle n'était que jolie , elle !
— Elle ! répéta la comtesse. Elle est d'un beau froid.
— Quand cela serait , dit Delphine en rougissant, comment t'es-
tu comportée envers moi? Tu m'as reniée, tu m'as fait fermer les
portes de toutes les maisons où je souhaitais aller ; enfin , tu n'as
jamais manqué la moindre occasion de me causer de la peine ! Et
moi, suis-je venue , comme toi, soutirer a ce pauvre père, mille
francs h mille francs, sa fortune , et le réduire dans l'état où il est?
Voila ton ouvrage, ma sœur! Moi, j'ai vu mon père tant que j'ai
pu, je ne l'ai pas mis a la porte, et ne suis pas venue lui lécher
les mains quand j'avais besoin de lui. Je ne savais seulement pas
qu'il eût employé ses douze mille francs pour moi. J'ai de l'ordre,
moi! tu le sais. D'ailleurs quand papa m'a fait des cadeaux, je
uç les ai jamais quêtes.
— Tu étais plus heureuse que moi ! M, de Marsay était riche,
tu en sais quelque chose. Tu as toujours été vilaine comme l'or,
intéressée. Adieu, je n'ai ni sœur, ni...
— 'Tais-toi, Nasie! cria le père Goriot.
— Il n'y a qu'une sœur comme toi qui puisse répéter ce que le
monde ne croit plus ! Tu es un monstre! lui dit Delphine.
— Mes enfans, mes enfans, taisez- vous, ou je me tue devant
vous.
— Va , Nasie , je te pardonne ! dit madame de Nucingen en
continuant , tu es malheureuse. Mais je suis meilleure que tu ne
l'es. Me dire cela au moment où je me sentais capable de tout
pour te secourir, même d'entrer dans la chambre de mon mari,
ce que je ne ferais ni pour moi, ni pour... Ceci est digne de tout
ce que tu as commis de mal contre moi depuis neuf ans!
REVUE DE PARIS. 21
— Mes eiifans , mes enfaiis , embrassez-vous ! dit le père. Vous
êtes deux anges.
— Non, laissez-moi, cria la comtesse que M. Goriot avait prise
parle bras et qui secoua l'embrassement de son père. Elle a moins
de pitié pour moi que n'en aurait mon mari. Ne dirait-on pas
qu'elle est l'image de toutes les vertus?
— J'aime encore mieux passer pour devoir de l'argent a M. de
Marsay que d'avouer que M. de Trailles me coûte plus de deux cent
mille francs, répondit madame de Nucingen.
— Delphine ! cria la comtesse en faisant un pas vers elle.
— Je te dis la vérité, quand tu me calomnies, répliqua froi-
dement la baronne.
— Delphine, tu es une...
Le père Goriot s'élança , retint la comtesse et l'empêcha de par-
ler en lui couvrant la bouche avec sa main.
— Mon Dieu ! mon père , a quoi donc avez-vous touché ce ma-
tin? lui dit Anastasie.
— Hé bien, oui, j'ai tort, dit le pauvre père en s'essuyant les
mains a son pantalon. Mais je ne savais pas que vous viendriez,
et je déménage.
Il était heureux de s'être attiré un reproche qui détournait sur
lui la colère de sa fille.
— Ha! reprit- il en s'asseyant, vous m'avez fendu le cœur. Je
me meurs, mes enfans ! Le crâne me cuit intérieurement, comme
s'il y avait du feu. Soyez donc gentilles, aimez-vous bien! Vous
me feriez mourir. Delphine, Nasie, allons, vous aviez raison,
vous aviez tort toutes les deux. Voyons, Dedel? reprit-il en tour-
nant sur la baronne des yeux pleins de larmes, il lui faut douze
mille francs, cherchons-les. Ne vous regardez pas comme ca.
Il se mit a genoux devant Delphine.
— Demande -lui pardon pour me faire plaisir, lui dit-il a
l'oreille, elle est la plus malheureuse, voyons?
— Ma pauvre Nasie, dit Delphine épouvantée de la sauvage
et folle expression que la douleur imprimait sur le visage de son
père, j'ai eu tort, embrasse-moi...
22 REVUE DE PARIS-
— Ah! VOUS me mettez du baume sur le cœur ! cria le père Go-
riot. Mais où trouver douze mille francs? Si je me proposais comme
remplaçant?
— Ah, mou père! dirent les deux filles en l'entourant, non,
non.
— Dieu vous récompensera de cette pensée, car notre vie n'y
suffirait pas, Nasie, reprit Delphine.
— Et puis, pauvre père, ce serait une goutte d'eau , fit observer
la comtesse !
— Mais on ne peut donc rien faire de son sang! cria le vieil-
lard désespéré. Je me voue a celui qui te sauvera, Nasie ! je tuerai
un homme pour lui. Je ferai comme Vautrin, j'irai pour lui au
bagne! je...
Il s'arrêta comme s'il eût été foudroyé.
— Plus rien! dit-il en s' arrachant les cheveux. Si je savais où
aller pour voler, mais il est encore difficile de trouver un vol a
faire. Et puis il faudrait du monde et du temps pour prendre la
Banque ! Allons , il faut mourir , je n'ai plus qu'h mourir. Oui , je
ne suis plus bon "a rien, je ne suis plus père! non. Elle me de-
mande, elle a besoin! Et moi, misérable, je n'ai rien ! Ha! tu
t'es fait des rentes viagères, vieux scélérat ! et tu avais des filles !
Mais tu ne les aimes donc pas ! Crève , crève comme un chien que
tu es! Oui, je suis au-dessous d'un chien, un chien ne se condui-
rait pas ainsi ! Oh ! ma tête , elle bout !
— Mais, papa! crièrent les deux jeunes filles qui l'entouraient
pour l'empêcher de se frapper la tête contre les murs, soyez donc
raisonnable.
Il sanglotait. Eugène épouvanté prit la lettre de change sou-
scrite a Vautrin, etdont le timbre comportait une plus haute somme;
puis , après en avoir corrigé- le chiffre , en en faisant une lettre
de change régulière de douze mille francs a l'ordre de M. Goriot,
il entra.
— Voici tout votre argent, madame, dit- il en présentant h
papier. Je donnais; votre conversation m'a réveillé; j'ai pu savoii
KEVUE UK PAULS.
A
ainsi ce que je devais a M. Goriot. En voici le litre que vous pou-
vez négocier, je l'acquitterai fidèlement.
La comtesse immobile tenait le papier.
— Delphine, dit-elle, pâle et tremblante décolère, de fureur,
de rage , je te pardonnais tout , Dieu m'en est témoin ; mais ceci !
Comment, monsieur était la! tu le savais! tu as eu la petitesse de
te venger en me laissant lui livrer mes secrets, ma vie, celle de mes
enfans, ma honte, mon honneur ! Va, tu ne m'es plus de rien , je
te hais, je te ferai tout le mal possible, je...
La colère lui coupa la parole, et son gosier se sécha.
— Mais c'est mon fils, notre enfant, ton frère, ton sauveur,
criait le père Goriot. Embrasse-le donc,Nasie! — Tiens? moi, je
l'embrasse , reprit-il en serrant Eugène avec une sorte de fureiu'.
Oh! mon enfant, je serai phis qu'un père pour toi, je venx être
une famille. Je voudrais être Dieu, je te jetterais l'univers aux
pieds. Mais baise-le donc, Nasie? ce n'est pas im homme, mais
un ange, un ange , im vrai ange !
— Laissez-la, mon père! elle est folle en ce moment, dit Del-
phine.
— Folle! folle! Et toi, qu'es-tu? demanda madame de Restaud.
— Mes enfans, je meurs si vous continuez, cria le vieillard en
tombant sur son lit, comme frappé par une balle.
— Elles me tuent! se dit-il.
La comtesse regarda Eugène , qui restait immobile , épouvanté
de la violence de cette scène.
— Monsieur, lui dit-elle en l'interrogeant du geste , de la voix
et du regard , sans faire attention a son père dont Delphine dé-
faisait le gilet.
— Madame, je paierai, et je me tairai, répondit-il sans attendj-e
la question.
— Tu as tué notre père, Nasie ! dit Delphine en montrant a sa
sœur le vieillard évanoui.
La comtesse se sauva.
— Je lui pardonne bien, dit le bonhomme en ouvrant les yeux,
sa situation est épouvantable, et tournerait une meilleure tête. —
24 REVUE DE PARIS.
Console Nasie, sois bonne pour elle, promets- le a ton pauvre père
qui se meurt , demanda-t-il à Delphine en lui pressant la main.
— Mais qu'avez-vous? dit-elle effrayée.
— Rien, rien, répondit le père, ça se passera. J'ai quelque
chose qui me presse le front, une migraine ! Pauvre Nasie , quelle
quel avenir!
En ce moment la comtesse rentra , se jeta aux genoux de son
père.
— Pardon! cria-t-elle.
— Allons, dit le père Goriot, tu me fais encore plus de mal,
maintenant.
— Monsieur, dit la comtesse a Rastignac , les yeux baignés de
lannes, la douleur m'a rendue injuste. Vous serez un frère pour
moi, reprit-elle en lui tendant la main.
— Nasie , lui dit Delphine en la serrant, ma petite Nasie , ou-
blions tout.
— Non , dit-elle , je m'en souviendrai , moi !
— Les anges! s'écria le père Goriot, vous m'enlevez le rideau
que j'avais sur les yeux , votre voix me ranime. Embrassez -vous
donc encore.
— Hé bien, Nasie, cette lettre de change te sauvera-t-elle?
— J'espère. Dites donc, papa, voulez-vous y mettre votre si-
gnature ?
— Tiens, c'est vrai, j'étais bête, moi, d'oublier ça! Mais
je me suis trouvé mal , Nasie ! Ne m'en veux pas ! Envoie-
moi dire que tu es hors de peine. Non, j'irai. Mais non, je n'irai
pas, je ne puis plus voir ton mari, je le tuerais net. Quant à déna-
turer ses biens, je serai la. Va, va vite, mon enfant, et fais que
M. Maxime devienne sage.
Eugène était stupéfait.
■ — Cette pauvre Anastasie a toujours été violente , dit madame
de Nucingen, mais elle a bon cœur.
— Elle est revenue pour l'endos ! dit Eugène a l'oreille de
Delphine.
— Vous croyez ?
UKVLE DE PAHIS. UD
— Je voudrais ne pas le croire! Méfiez-vous d'elle, répondit-
il en levant les yeux comme pour confier a Dieu des pensées qu'il
n'osait exprimer.
— Oui, elle a toujours été un peu comédienne, et mon pauvre
père se laisse prendre a ses mines.
— Comment allez-vous , mon bon père Goriot? demanda Rasti-
gnac au vieillard.
— J'ai envie de dormir, répondit-il.
Eugène aida M. Goriot à se coucher. Puis, quand le bon-
homme se fut endormi , en tenant la main de Delphine , sa fille
se retira.
— Ce soir aux Italiens! dit -elle a Eugène, et tu me diras
comment il va. Demain, vous déménagerez, monsieur. Voyons
votre chambre?
— Oh! quelle horreur! dit-elle en y entrant. Mais vous étiez
là plus mal que n'est mon père. Eugène, tu t'es bien conduit.
Je vous aimerais davantage si c'était possible ; mais, mon enfant,
si vous voulez faire fortune , il ne faut pas jeter comme ça des
douze mille francs par les fenêtres. M. de Trailles est joueur. Ma
sœur ne veut pas voir ça... Il aurait été chercher ses douze mille
francs la où il sait perdre ou gagner des monts d'or.
Un gémissement les fit revenir chez M. Goriot, qu'ils trou-
vèrent en apparence endormi ; mais quand les deux amans appro-
chèrent, ils entendirent ces mots.
— Elles ne sont pas heureuses !
Qu'il dormît ou qu'il veillât, l'accent de cette phrase frappa si
vivement le cœur de la fille, qu'elle s'approcha du grabat sur le-
quel gisait son père, et le baisa au front. Il ouvrit les yeux en di-
sant : — C'est Delphine?
— Hé bien , comment vas-tu ?
— Bien , dit-il. Ne sois pas inquiète, je vais sortir. Allez, allez,
mes enfans, soyez heureux.
Eugène accompagna Delphine jusque chez elle; mais, inquiet
de l'état dans lequel il avait laissé M. Goriot, il refusa de dîner
avec elle , et revint à la Maison-Vauquer. II y trouva le père
:>.() REVUE DE PAIUS.
Goriot debout et prêt a s'attabler. Bianchon s'était mis de ma-
nière a bien examiner la figure du vermicellier. Quand il lui
vit prendre son pain et le sentir pour juger de la farine avec la-
quelle il était fait, l'étudiant, ayant observé dans ce mouvement
une absence totale de ce que l'on pourrait nommer la conscience
de l'acte , fit un geste sinistre.
— Viens donc près de moi, monsieur l'interne a Cocliin! dit
Eugène.
Bianchon s'y transporta d'autant plus volontiers qu'il allait être
près du vieux pensionnaire.
— Qu'a-t-il? demanda Rastignac.
— A moins que je ne me trompe , il est flambé ! Il a dû se passer
quelque chose d'extraordinaire en lui , car il me semble être sous
le poids d'une apoplexie séreuse imminente. Quoique le bas de la
ligure soit assez calme, les traits supérieurs du visage se tirent vers
le front, malgré lui, vois? Puis, les yeux sont dans l'état particulier
qui dénote l'invasion du sérum dans le cerveau. Ne dirait-on pas
qu'ils sont pleins d'une poussière fine? Demain matin j'en saurai
davantage.
— Y aurait-il quelque remède?
— Aucun. Peut-être pourra-t-on retarder sa mort, si l'on trouve
les moyens de déterminer une réaction vers les extrémités, vers les
jambes; mais si demain soir les symptômes ne cessent pas, le
pauvre bonhomme est perdu. Sais-tu par quel événement la ma-
ladie a été causée , car il a dû recevoir quelque coup violent sous
lequel son moral aura succombé.
— Oui, dit Rastignac en se rappelant que les deux filles avaient
Irappé sans relâche sur le cœur de leur père.
— Au moins, se disait Eugène, Delphine aime son père, elle!
Le soir, aux Italiens , Rastignac prit quelques précautions afin
«le ne pas trop alarmer madame de Nucingen.
— N'ayez pas d'inquiétudes , répondit-elle aux premiers mots
que lui dit Eugène, mon père est fort. Seulement, ce matin, nous
l'avons un peu secoué. Nos fortunes sont en question! Songez-vous
a l'étendue de ce malheur? Je ne vivrais pas si votre affection ne me
IlEVUE DE PARIS. ^7
rendait pas insensible a ce que j'aurais regardé naguère comme
des angoisses mortelles. Il n'est plus aujourd'hui qu'une seule
crainte, un seul malheur pour moi, c'est de perdre l'amour qui
m'a fait sentir le plaisir de vivre. En dehors de ce sentiment,
tout m'est indifférent, je n'aime plus rien au monde. Vous êtes
tout pour moi. Si je sens le bonheur d'être riche ^ c'est pour mieux
vous plaire. Je suis, a ma honte, plus amante que je ne suis
fille. Pourquoi? je ne sais. Toute ma vie est en vous. Mon père
m'a donné un cœur, mais vous l'avez fait battre. Le monde
entier peut me blâmer, que m'importe! si vous, qui n'avez pas
le droit de m'en vouloir, m'acquittez des crimes auxquels me
condamne un sentiment irrésistible. Me croyez-vous une fille dé-
naturée? oh , non! il est impossible de ne pas aimer un père aussi
bon que l'est le nôtre. Pouvais-je empêcher qu'il ne vît enfin les
suites naturelles de nos déplorables mariages? Pourquoi ne les a-
t-il pas empêchés ? N'était-ce pas k lui de réfléchir pour nous ? Au-
jourd'hui , je le sais , il souffre autant que nous ; mais que pou-
vons-nous y faire? Le consoler ! nous ne le consolerions de rien.
Notre résignation lui ferait plus de douleur que nos reproches ou
nos plaintes ne lui causeraient de mal. Il est des situations dans la
vie où tout est amertume.
Eugène resta muet, saisi de tendresse par l'expression naïve
d'un sentiment vrai. Si les Parisiennes sont souvent fausses,
ivres de vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sur que
quand elles aiment réellement, elles sacrifient plus de sentimens
que les autres femmes "a leurs passions , elles se grandissent de
toutes leurs petitesses , et deviennent sublimes. Puis Eugène était
frappé de l'esprit profond et judicieux que la femme déploie pour
juger les sentimens les plus naturels, quand une affection privilé-
giée l'en sépare et la met a distance. Madame de Nucingen se
choqua du silence que gardait Eugène.
— A quoi pensez-vous donc? lui demanda-t-elle.
— -J'écoute encore ce que vous m'avez dit. J'ai cru jusqu'ici
vous aimer plus que vous ne m'aimiez.
Elle sourit et s'arma contre le plaisir qu'elle éprouva, pourlaisser
y8 lŒVUE DE PARIS.
la conversation dans les bornes imposées par les convenances. Elle
n'avait jamais entendu les expressions vibrantes d'un amour jeune et
sincère, et, quelques mots de plus, elle ne se serait plus contenue.
— Eugène , dit-elle en cbangeant de conversation , vous ne
savez donc pas ce qui se passe? Tout Paris sera demain chez ma-
dame de Beauséant. Les Rochegude et M. d'Ajuda se sont entendus
pour ne rien ébruiter ; mais le roi signe demain le contrat de ma-
riage , et votre pauvre cousine ne sait rien encore. Elle ne pourra
pas se dispenser de recevoir, et M. d'Ajuda ne sera pas a son
bal. On ne s'entretient que de cette aventure.
— Et le monde se rit d'une infamie ! et il y trempe ! Vous ne sa-
vez donc pas que madame de Beauséant eu mourra ?
— Non , dit Delphine en souriant, vous ne connaissez pas ces
sortes de femmes-lk. Mais tout Paris viendra chez elle, et j'y
serai ! Je vous dois ce bonheur-là pourtant.
— Mais, dit Rastignac, n'est-ce pas un de ces bruits absurdes
comme on en fait tant courir à Paris?
— Nous saurons la vérité demain.
Eugène ne rentra pas a la Maison-Vauquer. Il ne put se ré-
soudre à ne pas jouir de son nouvel appartement. Si, la veille , il
avait été forcé de quitter Delphine a une heure après minuit, ce fut
Delphine qui le quitta vers deux heures pour retourner chez elle.
Il dormit le lendemain assez tard , attendit vers midi madame de
Nucingen qui vint déjeuner avec lui. Les jeunes gens sont si
avides de ces jolis bonheurs, qu'il avait presque oublié le père Go-
riot. Ce fut urie longue fête pour lui que de s'habituer a chacune
des élégantes choses qui lui appartenaient. Madame de Nucingen
était Ta, donnant a tout un nouveau prix. Cependant, vers quatre
heures , les deux amans pensèrent au père Goriot en songeant au
bonheur qu'il se promettait a venir demeurer dans cette maison.
Eugène fit observer qu'il était nécessaire d'y transporter promple-
mentle bonhomme, s'il devait être malade; et quitta Delphine
pour courir à la Maison-Vauquer. Ni le père Goriot, ni Biaiichou
n'étaient "a table.
— Hé bien ! lui dit le peintre, le père Goiioi est éclopc. Bian-
REVUE DE PARIS. VC)
chon est Ta-haut près de lui. Le bonhomme a vu l'une de ses filles ,
la comtesse de Restaurama. Puis il a voulu sortir, et sa maladie a
empiré. La société va être privée d'un de ses plus beaux ornemens.
Rastignac s'élança vers l'escalier.
— Hé , monsieur Eugène !
— Monsieur Eugène! madame vous appelle, cria Sylvie.
— Monsieur, lui dit la veuve, monsieur Goriot et vous , vous
deviez sortir le quinze février. Voici trois jours que le quinze est
passé, nous sommes au dix-buit, il faudra me payer un mois pour
vous et pour lui ; mais, si vous voulez garantir M. Goriot, votre
parole me suffira.
— Pourquoi? N'avez-vous pas confiance?
— Confiance! Si le bonbomme n'avait plus sa tête et mourait,
ses filles ne me donneraient pas un liard , et toute sa défroque ne
vaut pas dix francs. Il a emporté ce matin ses derniers couverts,
je ne sais pourquoi. Il s'était mis en jeune bomme. Dieu me
pardonne, je crois qu'il avait du rouge, il m'a paru rajeuni.
— Je réponds de tout , dit Eugène en frissonnant d'horreur, et
appréhendant une catastrophe.
Il monta chez le père Goriot. Le vieillard gisait sur son lit,
et Bianchon était auprès de lui»
— Bonjour , père, lui dit Eugène.
Le bonhomme lui sourit doucement , et répondit en tournant
vers lui des yeux glauques : — Comment va-t-elle?
— Bien. Et vous?
— Pas mal.
— Ne le fatigue pas , dit Bianchon en entraînant Eugène dans
un coin de la chambre.
— Hé bien ! lui dit Rastignac.
— Il ne peut être sauvé que par un miracle I La congestion sé-
reuse a eu lieu; il a les sinapismes; heureusement il les sent; ils
agissent.
— Peut-on le transporter?
— . Impossible. Il faut le laisser la, lui éviter tout mouvement
physique et toute émotion...
[\o liEVUE DE PAKIS.
— Mon bon Bianclion , dit Eugène , nous le soignerons a nous
deux.
— J'ai déjà fait venir le médecin en chef de mon hôpital.
— Hé bien ?
— Il prononcera demain soir. Il m'a promis de venir après sa
journée. Malheureusement ce fichu bonhomme a commis ce matin
nne imprudence svu' laquelle il ne veut pas s'expliquer. Il est entêté
comme une mule. Quand je lui parle, il fait semblant de ne pas en-
tendre, et dort pour ne pas me répondre; on bien il se met a geindre,
s'il a les yeux ouverts. Il est sorti vers le matin, il a été "a pied dans
Paris, on ne sait pas où. Il a emporté tout ce qu'il possédait de
vaillant, il a été faire quelque sacré trafic pour lequel il a outrepassé
ses forces ! Une de ses filles est venue.
— La comtesse? dit Eugène. Une grande brune, l'œil vif
et bien coupé, joli pied, taille souple?
— Oui.
— Laisse-moi seul un moment avec lui, dit Rastignac. Je vais
le confesser, il me dira tout, a moi.
— Je vais aller dîner pendant ce temps-la. Seulement tâche de
ne pas trop l'agiter, nous ayons encore quelque espoir.
— Sois tranquille.
— Elles s^ amuseront bien demain! dit le père Goriot a Eugène
quand ils furent seuls. Elles vont a un grand bal !
— Qu'avez-vous donc fait ce matin, papa, pour être si souf-
frant ce soir qu'il vous faille rester au lit?
— Rien.
— Anastasie est venue? demanda Rastignac.
— Oui, répondit le père Goriot.
— Hé bien ! ne me cachez rien. Que vous a-t-elle donc encore
demandé ?
— Ah! reprit-il en rassemblant ses forces pour parler, elle était
bien malheureuse, allez, mon enfant! Nasie n'a pas un sou depuis
l'affaire des diamans. Elle avait commandé, pour ce bal, une
robe lamée d'or qui doit lui aller comme un bijou. Sa couturière,
nne infâme, n'a pas voidu lui faire crédit, et sa femme de chambre a
REVUE DE PAIUS.
:u
payé mille francs en a-compte sur la toilette. Pauvre Nasie, en être
venue la! Ça m'a déchiré le cœur. ^lais la femme de chambre,
voyant monsieur de Restaud retirer toute sa confiance a Nasie , a
eu peur de perdre son argent, et s'entend avec la couturière pour
ne livrer la robe que si les mille francs sont rendus. Le bal est
demain, la robe est prête, Nasie est au désespoir, comprenez-vous?
elle a voulu m'emprunter m.es couverts pour les engager. Elle est
dans l'enfer. Son mari veut qu'elle aille a ce bal pour montrer
a tout Paris les diamans qu'on prétend vendus par elle. Peut-elle
dire a ce monstre : « — Je dois mille francs, payez-les ? » Non.
J'ai compris ça ! Sa sœur Delphine ira Ta dans une toilette su-
perbe, Anastasie ne doit pas être au-dessous de sa cadette. Et
puis elle est si noyée de larmes, ma pauvre fille ! J'ai été si humilié
de n'avoir pas eu douze mille francs hier, que j'aurais donné le reste
de ma misérable vie pour racheter ce tort-la. Voyez-vous, j'avais
eu la force de tout supporter; mais mon dernier manque d'argent m'a
crevé le cœur. Oh , oh ! je n'en ai fait ni un ni deux, je me suis rafis-
tolé, requinqué ; j'ai vendu pour six cents francs de couverts et de
boucles , puis j'ai engagé, pour un an, mon titre de rente viagère
contre quatre cents francs une fois payés , au papa Gobseck. Bah!
je mangerai du pain ! ça me suffisait quand j'étais jeune, ça peut en-
core aller. Au moins elle aura une belle soirée, ma Nasie. Elle sera
pimpante, j'ai le billet de mille francs la sous mon chevet. Ça
me réchauffe d'avoir la sous la tête ce qui va faire plaisir a la pauvre
Nasie. Elle pourra mettre sa mauvaise Victoire a la porte. A-t-on
vu cela? des domestiques ne pas avoir confiance en leurs maîtres !
Demain je serai bien, Nasie vient a dix heures. Je ne veux pas
qu'elles me croient malade, elles niraient point au bal, elles me
soigneraient. Nasie m'embrassera demain comme son enfant, ses
caresses me guériront. Enfin, n'aurais-je pas dépensé mille francs
chez l'apothicaire, j'aime mieux les donner a mon Guéris-Tout,
a ma Nasie ! Je la consolerai dans sa misère , au moins ! Ça m'ac-
quitte du tort de m' être fait du viager. Elle est au fond de l'abîme,
et moi je ne suis plus assez fort pour l'en tirer. Oh ! je vais me
remettre au commerce. J'irai "a Odessa pour y acheter du grain.
9,J REVUE DE PARIS.
Les blés valent Ta trois fois moins que les nôtres ne coûtent. Si
rintroduction des céréales est défendue en nature, les braves
gens qui font les lois n'ont pas songé a prohiber les fabrications
dont les blés sont le principe. Hé, he!... J'ai trouvé cela, moi,
ce matin ! Il y a de beaux coups a faire dans les amidons.
— Il est fou, se dit Eugène en regardant le vieillard. Allons,
restez en repos, ne parlez pas...
Eugène descendit pour dîner quand Bianchon remonta, puis tous
'deux passèrent la nuit, occupés, l'un a lire ses livres de médecine,
l'autre a écrire a sa mère et a ses sœurs.
Le lendemain , les symptômes qui se déclarèrent chez le malade
furent, suivant Bianchon , d'un favorable augure; mais ils exi-
gèrent des soins continuels dont les deux étudians étaient seuls
capables , et dans le récit desquels il est impossible de compro-
mettre la pudibonde phraséologie de l'époque. Les sangsues mises
sur le corps appauvri du bonhomme furent accompagnées de ca-
taplasmes , de bains de pieds , de manœuvres médicales pour les-
quelles il fallait d'ailleurs la force et le dévouement de deux jeunes
gens. Madame de Restaud ne vint pas , elle envoya chercher sa
somme par un commissionnaire.
— Je croyais qu'elle serait venue, elle-même. Mais ce n'est
pas un mal, elle se serait inquiétée, dit le père en paraissant
heureux de cette circonstance.
A sept heures du soir, Thérèse vint apporter a Eugène une lettre
de Delphine.
« Que faites-vous donc, mon ami ? A peine aimée, serais-je déjà
négligée? Vous m'avez montré, dans ces confidences versées de
cœur a cœur, une trop belle ame pour n'être pas de ceux qui res-
tent toujours fidèles en voyant combien les sentiraens ont de nuan-
ces. Comme vous l'avez dit en écoutant la prière de Mosè : « Aux
uns , c'est une même note , aux autres , c'est l'infini de la musi-
que ! » Songez que je vous attends ce soir pour aller au bal de
madame de Beauséant. Décidément le contrat de M. d'Ajuda s'est
signé ce matin "a la cour, et la pauvre vicomtesse ne l'a su qu'à
REVUE DE PARIS. 33
deux heures. Tout Paris va se porter chez elle, comme le peuple
encombre la Grève quand il doit y avoir une exécution. N'est-ce
pas horrible d'aller voir si cette femme cachera sa douleur,
si elle saura bien mourir! Je n'irais certes pas, mon ami, si
j'avais été déjà chez elle ; mais elle ne recevra plus sans doute,
et tous les efforts que j'ai faits seraient superflus. Ma situation
est bien différente de celle des autres. D'ailleurs , j'y vais pour
vous aussi. Je vous attends. Si vous n'étiez pas près de moi dans
deux heures, je ne sais si je vous pardonnerais cette félonie. »
Rastignac prit une plume et répondit ainsi.
« J'attends un médecin pour savoir si votre père doit vivre en-
core. Il est mourant, j'irai vous porter l'arrêt, et j'ai peur que
ce ne soit un arrêt de mort. Vous verrez si vous pouvez aller au
bal. Mille tendresses. »
Le médecin vint a huit heures et demie , et , sans donner un
avis favorable , il ne pensa pas que la mort dût être imminente.
Il annonça des mieux et des rechutes alternatives d'où dépen-
draient la vie et la raison du bonhomme.
— Il vaudrait mieux qu'il mourût promptement, fut le dernier
mot du docteur.
Eugène confia le père Goriot aux soins de Bianchon, et partit
pour aller porter k madame de Nucingen les tristes nouvelles qui,
dans son esprit encore imbu des devoirs de famille, devaient sus-
pendre toute joie.
— Dites-lui qu'elle s'amuse tout de même, lui cria le père Go-
riot qui paraissait assoupi , mais qid se dressa sur son séant au mo-
ment où Rastignac sortit.
Le jeune homme se présenta navré de douleur a Delphine , et
la trouva coiffée, chaussée, n'ayant plus que sa robe de bal a
mettre. Mais, semblables aux coups de pinceau par lesquels les
peintres achèvent leurs tableaux, les derniers apprêts voulaient
plus de temps que n'en demandait le fond même de la toile.
— Hé quoi, vous n'êtes pas habillé? dit-elle.
— Mais, madame, votre père....
— Encore mon père ! s'écria-t-elle en l'interrompant ; mais ,
TOME XIV. FÉVRIER. 3
34 REVUE DE PARIS.
VOUS ne m'apprendrez pas ce que je dois a mon père. Je connais
mon père depuis long-temps ! Pas un mot , Eugène. Je ne vous
écouterai que quand vous aurez fait votre toilette. Thérèse a tout
préparé chez vous; ma voiture est prête, prenez-la, revenez.
Nous causerons de mon père en allant au bal. Il faut partir de
Lonne heure; car si nous sommes pris dans la file des voitures,
nous serons bien heureux de faire notre entrée a onze heures
— Madame
— Allez! pas un mot.
Elle courut dans son boudoir pour y prendre un collier.
— Mais, allez donc, monsieur Eugène, vous fâcherez ma-
dame , dit Thérèse en poussant le jeune homme épouvanté de cet
élégant parricide.
Il alla s'habiller en faisant les plus tristes, les plus découra-
geantes réflexions. Il voyait la société comme un océan de boue dans
lequel un homme se plongeait jusqu'au cou s'il y trempait le pied.
— Il ne s'y commet que des crimes mesquins ! se dit-il. Vautrin
est plus grand.
Sa pensée le reporta dans le sein de sa famille : il se souvint des
pures émotions de cette vie calme ; il se rappela les jours passés au
milieu des êtres dont il était chéri , et qui , en se conformant aux
lois naturelles du foyer domestique, y trouvaient un bonheur
plein, continu, sans angoisses. Il avait vu les trois grandes ex-
pressions de la société : l'Obéissance, la Lutte et la Révolte;
la Famille, le Monde et Vautrin. Malgré ses bonnes pensées, il
ne se sentit pas le courage de venir confesser la foi des âmes
pures a Delphine, en lui ordonnant la Vertu au nom de l'Amour.
Déjà son éducation commencée avait porté ses fruits. Il aimait
égoïstement déjà. Son tact lui avait peiinis de reconnaître la
nature du cœur de Delphine. Il pressentait qu'elle était capable
de marcher sur le corps de son père pour aller au bal, et il
n'avait ni la force de jouer le rôle d'un raisonneur, ni le cou-
rage de hii déplaire, ni la vertu de la quitter.
— Elle ne me pardonnerait jamais d avoir eu raison contre elle
dans cette circonstance, se dit-il.
REVUK DE PARIS.
Puis il commenta les paroles des médecins , il se plut à penser
que le père Goriot n'était pas aussi dangereusement malade qu'il
le croyait ; enfin , il entassa des raisonnemens assassins pour jus-
tifier Delphine. Elle ne connaissait pas l'état dans lequel était
son père. Le bonhomme lui-même la renverrait au bal, si elle
Fallait voir. Souvent la loi sociale, implacable dans sa formule,
condamne Ta où le crime apparent est excusé par les innombra-
bles modifications que la différence des caractères et que la diver-
sité de situations qui en résulte, introduisent au milieu des familles.
Eugène voulait se tromper lui-même ; il était prêt a faire à sa
maîtresse le sacrifice de sa conscience, car depuis deux jours,
tout était changé dans sa vie. La Femme y avait jeté ses désordres,
elle avait fait pâlir la famille , elle avait tout confisqué a son
profit. Rastignac et Delphine s'étaient rencontrés dans des condi-
tions voulues pour éprouver l'un et l'autre les plus vives jouis-
sances. Leur passion bien préparée avait grandi par ce qui tue le
désir. Eugène s'aperçut qu'il n'avait que désiré cette femme , et
qu'il ne l'avait aimée qu'au lendemain du bonheur, car l'amour
n'est peut-être que la reconnaissance du plaisir. Infâme ou sublime
il aimait cette femme pour toutes les voluptés qu'il lui avait ap-
portées en dot, et pour toutes celles qu'il en avait reçues; de
même que Delphine aimait Rastignac autant que Tantale aurait
aimé l'ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif
de son gosier desséché.
— Hé bien! comment va mon père? lui dit madame de Nu-
cingen quand il fut de retour et en costume de bal .
— Extrêmement mal , répondit-il, et si vous voulez me donner
une preuve de votre affection, nous allons l'aller voir.
— Hé bien, oui ! dit-elle , mais après le bal. Mon bon Eugène,
sois gentil; ne me fais pas de morale, viens!
Ils partirent. Eugène resta silencieux pendant une partie du
chemin.
— Qu'avez-vous donc? dit-elle.
— J'entends le râle de votre père, répondit-il avec l'accent de
la fâcherie.
^■■'
36 REVUE DE PARIS.
Et il se mit à raconter avec la chaleureuse éloquence du jeune
âge la féroce action a laquelle madame de Restaud avait été pous-
sée par la vanité , la crise mortelle que le dernier dévouement du
père avait déterminée, et ce que coûterait la robe lamée d'Anastasie.
Delphine pleurait.
— Je vais être laide, peiisa-t-elle.
Ses larmes se séchèrent.
— J'irai garder mon père, je ne quitterai pas son chevet, re-
prit-elle.
— Ha! te voila comme je te vonlais, s'écria Rastignac.
Les lanternes de 'cinq cents voitures éclairairent les abords de
l'hôtel de Beauséant. De chaque côté de la porte illuminée, piaf-
fait un gendarme. Le grand monde affluait si abondamment, et
chacun mettait tant d'empressement h voir une femme aussi grande
au moment de sa chute, que les appartemens situés au rez-de-chaus-
sée de l'hôtel étaient déjà pleins quand madame de Nucingen et
Rastignac s'y présentèrent. Depuis le moment où toute la cour se
rua chez la grande Mademoiselle k qui Louis XIV arrachait son
amant, nul désastre de cœur ne fut plus éclatant que ne l'était celui
de madame de Beauséant. En cette circonstance , la dernière fille
de la quasi-royale maison de Bourgogne se montra supérieure h
son mal, et domina jusqu'à son dernier moment le monde dont
elle méprisait les opinions , et dont elle n'avait accepté les vanités
que pour les faire servir au triomphe de sa passion. Les plus belles
femmes de Paris encombraient ses salons de fleurs et de toilettes
gracieuses. Les hommes les plus distingués de la cour, les ambas-
sadeurs, les ministres, les illustrations de tout genre, chamarrés
de croix , de plaques , de cordons multicolores , se pressaient au-
tour de la vicomtesse. L'orchestre faisait résonner les motifs de
sa musique dans les lambris dorés de ce palais, désert pour elle.
Madame de Beauséant se tenait debout dans son premier salon
pour recevoir ses prétendus amis. Elle était vêtue de blanc et n'a-
vait aucun ornement dans ses cheveux , simplement nattés. Elle
semblait calme, et n'affichait ni douleur, ni fierté, ni fausse joie.
Personne ne pouvait lire dans son ame. Cctnit une Niobé de
REVUE DE PARIS. 3"]
iiiaibrc. Son sourire a ses intimes amis fut parfois railleur ; mais
elle parut à tous semblable à elle-même , et se montra si bien ce
(|if elle était quand le bonheur la parait de ses rayons, que les plus
insensibles l'admirèrent , comme les jeunes Romaines applaudis-
saient le gladiateur qui savait sourire en expirant. Le monde sem-
blait s'être paré pour faire ses adieux a l'une de ses souveraines.
— Je tremblais que vous ne vinssiez pas, dit-elle a Rastignac.
— Madame, répondit -il d'une voix émue en prenant ce mot
pour un reproche , je suis venu pour rester le dernier.
— Bien, dit -elle en lui pressant la main, vous êtes le seul ici
peut-être auquel je puisse me fier. Mon ami, aimez une femme
que vous puissiez aimer toujours. N'en abandonnez aucune.
Elle prit le bras de Rastignac et le mena sur un canapé, dans
le salon où l'on jouait.
— Allez, lui dit-elle, chez M. d'Ajuda. Jacques, mon valet
de chambre , vous y conduira et vous remettra une lettre pour lui.
Je lui demande ma correspondance. Il vous la remettra tout en-
tière, j'aime "a le croire. Si vous avez mes lettres, montez dans ma
chambre. On me préviendra.
Elle se leva pour aller au-devant de la duchesse de Langeais,
sa meilleure amie qui venait aussi. Rastignac partit, fitdemandei-
M. d'Ajuda chez M. de Rochegude où il devait passer la soirée,
et où il le trouva. Le marqms l'emmena chez lui , remit une boîte
"a l'étudiant, et lui dit : — Elles y sont toutes.
Il parut vouloir parler a Eugène , soit pour le questionner sur
les événemens du bal et sur la vicomtesse, soit pour lui avouer que
déjà peut-êtis il était au désespoir de son mariage , comme il le fut
j)Ius tard; mais un éclair d'orgueil brilla dans ses yeux, et il eut le
déplorable courage de garder le secret sur ses plus nobles seutimens.
— Ne lui dites rien de moi, mon cher Eugène.
Il pressa la main de Rastignac par un mouvement affectueuse-
ment triste , et lui lit signe de partir. Eugène revint a l'hôtel de
Beauséant, et fut introduit dans la chambre de la vicomtesse, où
il vit les apprêts d'un départ. Il s'assit auprès du feu, regarda la
cassette en cèdro, et tomba tlans une profonde mélancolie , Pour
3i^ REVUE DE PARIS.
lui, inadanie de Beaiiséant avait les proportions des déesses de
V Iliade.
— Ha ! mon ami , dit la vicomtesse en entrant et appuyant sa
main sur l'épaule de Rastignac.
Il aperçut sa cousine en pleurs , les yeux levés , la main pen-
dante. Elle prit tout a coup la boîte, la plaça dans le feu et la
vit brûler.
— Ils dansent ! ils sont venus tous bien exactement , tandis que
la mort viendra tard. — Chut! mon ami, dit -elle en mettant
un doigt sur la bouche de Rastiguac , prêt à parler. Je ne rever-
rai plus jamais ni Paris ni le monde. A cinq heures du matin,
je vais partir pour aller m'ensevelir au fond de la Normandie.
Depuis trois heures après midi, j'ai été obligée de faire mes prépara-
tifs, signer des actes, voira des affaires, je ne pouvais envoyer
personne chez
Elle s'arrêta.
— Il était sûr qu'on le trouverait chez. . . .
Elle s'arrêta encore accablée de douleur. En ces momens tout
est souffrance, et certains mots sont impossibles à prononcer.
— • Enfin, reprit-elle, je comptais sur vous ce soir pour ce der-
nier service. Je voudrais vous donner un gage de mon amitié. Je
penserai souvent a. vous, qui m'avez paru bon et noble, jeune et
candide au milieu de ce monde où ces qualités sont si rares. Je
voudi'ais que vous pensiez quelquefois a moi. Tenez, dit-elle en
jetant les yeux autour d'elle , voici le coffret où je mettais mes
gants. Toutes les fois que j'en ai pris avant d'aller au bal ou au
spectacle , je me sentais belle, parce que j'étais heureuse, et je n'y
touchais que pour y laisser quelque pensée gracieuse : il y a beau-
coup de moi fa-dedans, il y a toute une madame de Beauséant
qui n'est plus. Acceptez-le. J'aurai soin qu'on le porte chez vous,
rue d'Artois. Madame de Nucingen est fort bien ce soir, ai-
mez-fabien. Nous ne nous verrons plus, mon ami, mais soyez
sur que je ferai des vœux pour vous ; vous avez été bon pour
moi. Descendons, je ne veux pas leur laisser croire que je pleure.
J'ai l'éternité devant moi, j'y serai seule, cl personne ne m'y de-
REVUK DE PABIS. 3c)
mandeia compte de mes larmes. Encore un regard à celte chambre.
Elle s'arrêta, puis, après s'être un moment caché les yeux avec
sa main, elle se les essuya, les baigna d'eau fraîche, (t prit le
bras de l'étudiant.
— Marchons ! dit-elle.
Rastignac n'avait pas encore senti d'émotion aussi violente que
le fut le contact de cette douleur si noblement contenue.
En rentrant dans le bal , Eugène en fit le tour avec madame de
Beauséant, dernière et délicate attention de cette gracieuse femme.
En entrant dans la galerie où l'on dansait, Rastignac fut surpris
de rencontrer un de ces couples que la réunion de toutes les beau-
tés humaines rend sublimes k voir. Jamais il n'avait eu l'occa-
sion d'admirer de telles perfections. Pour tout exprimer en un mot ,
l'homme était un Antinoiis vivant, et ses manières ne détrui-
saient pas le charme qu'on éprouvait k le regarder. La femme était
une fée ; elle enchantait le regard, elle fascinait l'ame, irritait les
sens les plus froids. La toilette s'harmoniait chez l'un et chez
l'autre avec la beauté. Tout le monde les contemplait avec plaisir
et enviait le bonheur qui éclatait dans l'accord de leurs yeux et de
leurs raouveraens.
— Mon Dieu, qui est cette femme? dit Rastignac.
— Dh! la plus incontestablement belle, répondit la vicomtesse.
C'est lady Brandon ; elle est aussi célèbre par son bonheur que par
sa beauté. Elle a tout sacrifié a ce jeune homme. Ils ont, dit-on,
des enfans, mais le malheur plane toujours sur eux. On dit que
lord Brandon a juré de tirer une effroyable vengeance de sa femme
et de cet amant. Ils sont heureux, mais ils tremblent sans cesse.
—Et lui?
— Comment ! vous ne connaissez pas le colonel Franchessini ?
— Celui qui s'est battu...
— Il y a trois jours, oui. Il avait été provoqué par le fils d'un
banquier: il ne voulait que le blesser, mais il l'a tué.
— Oh!
— Qu'a\ez-vous donc? vous frissonnez, dit la vicomtesse.
— Je n'ai rien! répondit Rastignac.
^\0 REVUE DE PARIS.
Une sueur froide lui coulait Jaris le dos. Vautrin lui apparais-
sait avec sa figure de bronze. Le héros du bagne donnant la main
au héros du bal changeait pour lui l'aspect de la société. Bientôt il
aperçut les deux sœurs, madaraede RestaudetmadamedeNucingen.
La comtesse était magnifique avec tous ses diamans étalés , qui ,
pour elle , étaient brûlans sans doute , elle les portait pour la der-
nière fois. Quelque puissant que fût son orgueil et son amour, elle
ne soutenait pas bien les regards de son mari. Ce spectacle n'était
pas de nature a rendre les pensées de Rastignac moins tristes. S'il
avait revu Vautrin dans le colonel italien , il revit alors , sous les
diamans des deux sœurs, le grabat sur lequel gisait le père Goriot.
Son attitude mélancolique ayant trompé la vicomtesse, elle lui
retira son bras.
— Allez! je ne veux pas vous coûter un plaisir, dit-elle.
Eugène fut bientôt • réclamé par Delphine, heureuse de l'effet
qu'elle produisait, et jalouse de mettre aux pieds de l'étudiant les
hommages qu'elle recueillait dans ce monde où elle espérait être
adoptée.
— •Comment trouvez-vous Nasie? lui dit-elle.
— Elle a, dit Rastignac, escompté jusqu'à la mort de son père!
Vers quatre heures du matin , la foule des salons commençait
h s'éclaircir. Bientôt la musique ne se fit plus entendre. La duchesse
de Langeais et Rastignac se trouvèrent seuls dans le grand salon.
La vicomtesse, croyant n'y rencontrer que l'étudiant, y vint, après
avoir dit adieu a M. de Beauséant qui s'alla coucher, en lui répé-
tant : — Vous avez tort, ma chère, d'aller vous enfermera votre
âge! Restez donc avec nous.
En voyant la duchesse, madame de Beauséant ne put retenir
une exclamation.
— Je vous ai devinée, Clara, dit madame de Langeais, vous
partez pour ne plus revenir ; mais vous ne partirez pas sans m'avoir
entendue et sans que nous nous soyons comprises.
Elle prit son amie par le bras, l'emmena dans le salon voisin ,
et là, la regardant avec des larmes dans les yeux, elle la serra
dans ses bras et la baisa sur les joues.
REVUE DE PARIS. /| I
— Je ne veux pas vous quitter froidement, ma chère ; ce serait
un remords trop lourd. Vous pouvez compter sur moi comme
sur vous-même. Vous avez été grande ce soir; je me suis sentie
digne de vous, et veux vous le prouver. J'ai eu des torts envers
vous, je n'ai pas toujours été bien, pardonnez-moi , ma chère? je
désavoue tout ce qui a pu vous blesser , je voudrais reprendre mes
paroles. Une même douleur a réuni nos âmes , et je ne sais qui
de nous sera la plus malheureuse. M. de Montriveau n'était pas ici
ce soir , comprenez-vous ? Qui vous a vue ce soir , Clara , ne
vous oubliera jamais! Je tente un dernier effort. Si j'échoue,
j'irai dans un couvent, moi ! Où allez-vous? vous !
— En Normandie, a Courcelles. Aimer, prier, jusqu'au jour
où Dieu me retirera de ce monde.
— Venez, M. de Rastignac, dit-elle d'une voix énnie, en pen-
sant que ce jeune homme attendait.
L'étudiant ploya le genou, prit la main de sa cousine et la
baisa.
— Antoinette, adieu! soyez heureuse. Quant a vous, vous
Têtes , vous êtes jeune ! vous pouvez croire a quelque chose , dit-
elle a l'étudiant. A mon départ de ce monde, j'aurai eu , comme
les mourans, de religieuses, de sincères émotions autour de moi !
Rastignac s'en alla vers cinq heures , après avoir vu madame de
Beauséant monter dans sa berline de voyage, après avoir reçu
son dernier adieu mouillé de larmes qui prouvaient que les per-
sonnes les plus élevées ne sont pas mises hors la loi du cœur et ne
vivent pas sans chagrins, comme quelques courtisans du peuple
voudraient le faire croire. Eugène revint a pied vers la Maison-
Vauquer, par un temps humide et froid. Son éducation s'achevait.
— Nous ne sauverons pas le pauvre père Goriot, lui dit Bian-
chon quand Rastignac entra chez son voisin.
— Mon ami, lui dit Eugène après avoir regardé le vieillard en-
dormi, va, poursuis la destinée modeste à laquelle tu bornes tes
désirs. Moi, je suis en enfer, et il faut que j'y reste. Quelque mal
que l'on te dise du monde, crois-le ? il n'y a pas de Juvénal qui
puisse en peindre l'horreur couverte d'or et de pierreries.
\-l REVUE DE PARIS.
LA MORT DU PERE.
Le lendemain, Rastignac fut éveillé sur les deux heures après
midi par Bianchon qui , forcé de sortir , le pria de garder le père
Goriot dont l'état avait fort empiré pendant la matinée.
— Le bonhomme n'a pas deux jours, n*a peut-être que six
heures a vivre, dit l'élève en médecine, et cependant nous ne
pouvons pas cesser de combattre le mal. Il va falloir lui donner
des soins coûteux. Nous serons bien ses gardes - malade ; mais je
n'ai pas le sou, moi. J'ai retourné ses poches, fouillé ses armoires:
zéro au quotient! Je l'ai questionné dans un moment où il avait
sa tête, il m'a dit ne pas avoir un liard a lui. Qu'as-tu , toi?
— Il me reste vingt francs^ répondit Rastigîiac, mais j'irai les
jouer, je gagnerai.
— Si tu perds?
— Je demanderai de l'argent a ses gendres et a ses filles.
— Et s'ils ne t'en donnent pas? reprit Bianchon. Le plus pressé
dans ce moment n'est pas de trouver de l'argent : il faut envelop-
per le bonhomme d'un sinapisme bouillant , depuis les pieds jus-
qu'à la moitié des cuisses. S'il crie, il y aura de la ressource.
Tu sais comment cela s'arrange? D'ailleurs, Christophe t'aidera.
Moi, je passerai chez l'apothicaire répondre de tous les médica-
mens que nous y prendrons. Il est malheureux que le pauvre
homme n'ait pas été transportable a notre hospice , il y aurait été
mieux. Allons, viens que je t'installe, et ne le quitte pas que je ne
sois revenu .
Les deux jeunes gens entrèrent dans la chambre où gisait le
vieillard. Eugène fut effrayé du changement de cette face, con-
vulsée, blanche et profondément débile.
— Hé bien, papa ! lui dit-il en se penchant sur le grabat.
M. Goriot leva sur Eugène des yeux ternes et le regarda fort at-
tentivement sans le reconnaître. L'étudiant ne soutint pas ce spec-
tacle, des larmes humectèrent ses yeux.
KEVUE DE PAIUS. 4^
— Bianchon, ne faudrait-il pas des rideaux aux fenêtres?
— Non. Les circonstances atmosphériques ne l'affectent plus.
Ce serait trop heureux s'il avait chaud ou froid. Néanmoins, il
nous faut du feu pour faire les tisanes et préparer bien des choses.
Je t'enverrai des falourdes qui nous serviront jusqu'à ce que nous
ayons du bois. Hier et cette nuit , j'ai brûlé le tien et toutes les
mottes du pauvre homme. Il faisait humide, l'eau dégouttait des
murs. A peine ai-je pu sécher la chambre. Christophe l'a balayée,
c'était vraiment luie écurie. J'y ai brûlé du genièvre, ça puait
trop.
— Mon Dieu! dit Rastignac, mais ses filles!
— Tiens, s'il te demande "a boire, tu lui donneras de ceci,
dit l'interne en montrant a Rastignac un grand pot blanc. Si tu
l'entends se plaindre et que le ventre soit chaud et dur, tu te feras
aider par Christophe pour lui administrer... tu sais. S'il y avait,
par hasard, une grande exaltation, s'il parlait beaucoup, s'il y
avait enfin un petit brin de démence, laisse-le aller. Ce ne serait
pas un mauvais signe. Mais envoie Christophe a l'hospice Co-
chin. Notre médecin , mon camarade ou moi , nous viendrions
lui appliquer des moxas. Nous avons fait ce matin, pendant que
tu dormais , une grande consultation avec un élève de Gall , avec
un médecin en chef de l' Hôtel-Dieu , et le nôtre. Ces messieurs
ont cru reconnaître de curieux symptômes, et nous allons suivre
les progrès de la maladie, afin de nous éclairer surplusieurs points
scientifiques assez importans. Un de ces messieurs prétend que la
pression du sérum, si elle portait plus sur un organe que sur un
autre, pourrait développer des faits particuliers. Ecoute-le donc
bien, au cas où il parlerait, afin de constatera quel genre d'idées
appartiendraient ses discours : si ce sont des effets de mémoire, de
pénétration, de jugement; s'il s'occupe de matérialités ou de sen-
timens; s'il calcule, s'il revient sur le passé; enfin sois en état
de nous faire un rapport exact. Il est possible que l'invasion ait
lieu en bloc, et alors il mourra imbécile comme il l'est en ce
moment. Tout est bien bizarre dans ces sortes de maladies. Si la
bombe crevait par ici, flit Bianchon en montrant l'occiput du
il REVUK DE PARJS.
malade, il y a des exemples de phénomènes singuliers : le cerveau
recouvre quelques-unes de ses facultés, et la mort est plus lente a
se déclarer. Les sérosités peuvent se détourner du cerveau,
prendre des routes dont on ne connaît le cours que par l'autop-
sie. Il y a aux Incurables uu vieillard hébété chez qui l'épanche-
nient a suivi la colonne vertébrale ; il souffre horriblement, mais
il vit.
— Se sont-elles bien amusées ? dit le père Goriot qui reconnut
Eugène.
— Oh! il ne pense qu'à sesfdles dit Bianchon, il m'a dit plus
de cent fois cette nuit : — Elles dansent ! Elle a sa robe. Il les
appelait paf leurs noms. Il me faisait pleurer, diable m'emporte,
avec ses intonations. Delphine! ma petite Delphine ! Ma parole
d'honneur, dit l'élève en médecine, c'était h fondre en larmes.
— Delphine! dit le vieillard, elle est la, n'est-ce pas? Je le sa-
vais bien.
Et ses yeux recouvrèrent une activité folle pour regarder les
uuu's et la porte.
— Je descends dire a Sylvie de préparer les sinapismes, s'écria
Bianchon, le moment est favorable.
Rastignac resta seul près du vieillard, assis au pied du lit, les
yeux fixés sur celte tête effrayante et douloureuse à voir.
— Madame de Beauséant s'enfuit, celui-ci se meurt, dit-il.
Les belles âmes ne peuvent pas rester long-temps en ce monde.
Conmient les grands sentimens s'allieraient-ils , eu effet , a une
société mesquine, petite, superficielle!
Les images de la fête a. laquelle il avait assisté se représentèrent
"a son souvenir et contrastèrent avec le spectacle de ce lit de mort.
Bianchon reparut soudain.
— Dis donc, Eugène, je viens de voir notre médecin en chef, et
je suis revenu toujours courant. S'il se manifeste des symptômes
de raison, s'il parle, couche-le sur uu long sinapisme, de manière
a l'envelopper de moutarde depuis la nuque jusqu'à la chute des
reins, et fais-nous appeler.
• — Cher Bianchon ! dit Eugène.
rf:vue de paris. 4^
— Oh! il s'agit d'un fait scientifique, reprit l'élève en médeciue
avec toute l'ardeur d'un néophyte.
— Allons , dit Eugène, je serai donc le seul "a soigner ce pauvre
vieillard par affection.
— Si tu m'avais vu ce matin , tu ne dirais pas cela , reprit
Bianchon sans s'offenser du propos. Les médecins qui ont exercé
ne voient que la maladie; moi, je vois encore le malade, mon
cher garçon.
Et il s'en alla, laissant Eugène seul avec le vieillard, et dans
l'appréhension d'une crise qui ne tarda pas a se déclarer.
— Ah! c'est vous, mon enfant, dit le père Goriot en recon-
naissant Eugène.
— Allez-vous mieux? demanda l'étudiant en lui prenant la
main.
— Oui , j'avais la tête serrée comme dans un étan , mais elle se
dégage. Avez-vous vu mes filles? Elles vont venir bientôt, elles
accourront aussitôt qu'elles me sauront malade ; elles m'ont tant
soigné rue de la Jussienne. MonDieu ! je voudrais que ma chambre
fût propre pour les recevoir. H y a un jeune homme qui m'a bmlé
toutes mes mottes.
— J'entends Christophe, lui dit Eugène, il vous monte du bois
que ce jeime homme nous envoie.
— Bon! mais comment payer le bois , je n'ai pas un sou, mon
enfant! J'ai tout donné, tout! je suis a la charité. La robe lamée
était-elle belle au moins? (Ah! je souffre!) Merci, Christophe,
Dieu vous récompensera, mon garçon; moi, je n'ai plus rien...
(Ha! ha! ah!)
— Je te paierai bien , toi et Sylvie ! dit Eugène a l'oreille du
garçon .
— Mes filles vous ont dit qu'elles allaient venir , n'est-ce pas ,
Christophe? Va-s-y encore, je te donnerai cent sous. Dis-leur que
je ne me sens pas bien, que je voudrais les embrasser, les voir
encore une fois avant de mourir. Dis-leur cela, mais sans trop les
effrayer.
Christophe partit sur un signe de Rastignac.
/^(J REVUE DE PARIS.
— Elles vont venir , reprit le vieillard. Je les connais. Cette
bonne Delphine, si je meurs, quel chagrinjelui causerai ! Nasieaiissi.
Je ne voudrais pas mourir, pour ne pas les faire pleurer. Mourir !
mon bon Eugène, c'est ne plus les voir. La où Ton s'en va, je
m'ennuierai bien. Pour un père, l'enfer, c'est d'être sans enfans ,
et j'ai déjà fait mon apprentissage depuis qu'elles se sont mariées.
Mon paradis était rue de la Jussienne ! Dites donc , si je vais en
paradis , je pourrai revenir sur terre en esprit autour d'elles. J'ai
entendu dire de ces cboses-la. Sont-elles vraies? (Ah! je souffre
comme un damné.) Je crois les voir en ce moment telles qu'elles
étaient rue de la Jussienne. Elles descendaient le matin. Bon-
jour, papa! Je les prenais sur mes genoux, je leur faisais mille
agaceries, des niches; elles me caressaient gentiment. Nous dé-
jeunions tous les matins ensemble, nous dînions, enfin j'étais
père, jejouissaisdemes enfans. (Heun! heun!) Quand elles étaient
rue de la Jussienne , elles ne raisonnaient pas , elles ne savaient
rien du monde, elles m'aimaient bien ! (Heun! heun! ) Mon Dieu!
pourquoi ne sont-elles pas restées toujours petites? ( Oh ! je souffre,
la tête me tire.) Ah! ah! pardon, mes enfans, je souffre horrible-
ment, et il faut que ce soit de la vraie douleur, vous m'avez
rendu bien dur au mal. (Ha! ha! ha! c'est a crier. ) Mon Dieu!
si j'avais seulement leurs mains dans les miennes, je ne sentirais
point mon mal. Croyez-vous qu'elles viennent? (Ha! ha! ) Chri-
stophe est si bête. J'aurais dû y aller moi-même. Il va les voir,
lui. (Ha! ha! ) Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donc
comment elles étaient? Elles ne savaient rien de ma maladie,
n'est-ce pas? Elles n'auraient pas dansé , pauvres petites! Oh! je
ne veux plus être malade. Elles ont encore trop besoin de moi.
lueurs fortunes sont compromises. Et a quels maris sont-elles li-
vrées ! Guérissez-moi! guérissez-moi ! (Oh, que je souffre! Ah!
ah! ah!) Voyez- vous, il faut me guérir, parce qu'il leur faut de
l'argent, et je sais où aller en gagner. J'irai faire de l'amidon en
aiguilles a Odessa. Je suis un malin, je gagnerai des millions.
( Oh , je souffre trop ! )
M. Goriot garda le silence pendant un moment, en ])araissant
KKVUE UE PARIS. 4?
faire tous ses efforts pour rassembler ses forces afin de supporter
la douleur...
— Si elles étaient Ta, je ne me plaindrais pas , dit-il. Poiuqjioi
donc me plaindre?
Un léger assoupissement survint et dura long-temps. Chris-
tophe revint. Rastignac , qui croyait le père Goriot endormi , laissa
le garçon lui rendre compte a haute voix de sa mission.
— Monsieur, dit-il, je suis d'abord allé chez madame la comtesse,
à laquelle il m'a été impossible de parler , elle était dans de grandes
affaires avec son mari. Gomme j'insistais, M. de Restaud est
venu lui-même , et m'a dit comme ça : — M. Goriot se meurt !
hé bien , c'est ce qu'il a de mieux a faire ! j'ai besoin de ma-
dame de Restaud pour terminer des affaires importantes, elle ira
quand tout sera fini. Il avait l'air en colère ce monsieur-la. J'al-
lais sortir, lorsque madame est entrée dans l'antichambre par une
porte que je ne voyais pas , et m'a dit : — Christophe, dis h mon
père que je suis en discussion avec mon mari , je ne puis pas le
quitter; il s'agit de la vie ou de la mort de mes enfans; mais aus-
sitôt que tout sera fini, j'irai Quant a madame la baronne,
autre histoire ! Je ne l'ai point vue, et je n'ai pas pu lui pailer.
— Ha! me dit la femme de chambre, madame est rentrée du
bal a cinq heures un quart, elle dort; si je l'éveille avant midi ,
elle me grondera. Je lui dirai que son père va plus mal quand elle
me sonnera. Pour une mauvaise nouvelle, il est toujours temps de
la lui dire. J'ai eu beau prier!... Ahouiu ! J'ai demandé k parler h
monsieur le baron, il était sorti.
— -Aucune de ses filles ne viendrait! s'écria Rastignac. Je vais
écrire a toutes deux.
Christophe se retira.
— Aucune! répondit le vieillard en se dressant sur son séant.
Elles ont des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas!
(Heun ! heun!) Je le savais. (Heun! heun ! heun! ) Il faut mourir
pour savoir ce que c'est que des enfans ! Ah ! mou ami , ne vous
mariez pas, n'ayez pas d'enfans ! Vous leur donnez la vie, ils vous
donnent la mort. Vous les faites entrer dans le monde, ils vous
48 REVUE DE PARIS.
en chassent. (Heim! heun! heim! heun!... ) Non, elles ne vien-
dront pas' Je sais cela depuis dix ans. Je me le disais quelquefois ,
mais je n'osais pas y croire.
Une larme roula dans chacun de ses yeux, sur la bordure rouge,
sans en tomber^
— Ha, si j'étais riche, si j'avais gardé ma fortune, si je ne la
leur avais pas donnée, elles seraient la, elles me lécheraient les
joues de leurs baisers ! je demeurerais dans un hôtel , j'aurais de
belles chambres , des domestiques , du feu k moi , et elles se-
raient tout en larmes, avec leurs maris, leurs enfans. J'aurais
tout cela (Heun! heun! ), mais rien. L'argent donne tout , même
des filles. Oh, mon argent! où est-il ? Si j'avais des trésors a lais-
ser, elles se rouleraient de désespoir, elles me panseraient, elles
me soigneraient; je les entendrais, je les verrais. Ah! mon cher
enfant, mon seul enfant, j'aime mieux mon abandon et ma misère !
Au moins quand un malheureux est aimé , il est bien sûr qu'on
l'aime. (Heun! heun! heun!) Non, je voudrais être riche, je les
verrais. Ma foi, (heun! ) qui sait? Elles ont toutes les deux des
cœurs de roche. J'avais trop d'amour pour elles pour qu'elles en
eussent pour moi ! (Heun! heun !) Un père doit être toujours riche,
il doit tenir ses enfans en bride, comme des chevaux sournois. Et
j'étais a genoux devant elles. (Je meurs, hâan ! ) Les misérables !
elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix
ans. (heun! heun!) Si vous saviez comme elles étaient aux petits
soins pour moi dans les premiers temps de leur mariage! (Oh! je
souffre un cruel martyre de cœur et de corps! Heun! heun ! ) Je
venais de leur donner a chacune près de huit cent mille francs ;
elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus, être rudes avec
moi. L'on me recevait : « — Mon bon père, par-ci, mon cher père,
par-la. » Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfin je dînais
avec leurs maris qui me traitaient avec considération. (Heun!
heun! ) J'avais l'air d'avoir encore quelque chose. Pourquoi ça? je
n'avais rien dit de mes affaires. (Heun! heun! ) Un homme qui
donne huit cent mille francs a ses filles était un homme à soi-
gner. (Heun! heim!) Et l'on était aux petits soins, mais c'était
KKVUK DK PAKIS. ^9
pour mon argent ! Le monde n'est pas beau. J'ai vti cela ,
moi! L'on me menait en voiture au spectacle, et je restais coranK*
je voulais aux soirées. Enfin elles se disaient mes filles , et elles
m'avouaient pour leur père. J'ai encore ma finesse, allez, et rien
ne m'est échappé. ( Aeun ! heun ! ) Tout a été a son adresse et m'a
percé le cœur» Je voyais bien que c'étaient des frimes; mais le mal
était sans remède ! (hâan! h! aye! heun.!) Je n'étais pas chez
elles aussi a l'aise qu'a la table d'en bas. Je ne savais rien dire.
Aussi quand quelques-uns de ces gens du monde demandaient a
l'oreille de mes gendres : — Qui est-ce que ce monsienr-Ia? —
C'estle père aux écus, il est riche, (heun!)-— Ah, diable! disait-
on , et l'on me regardait avec le respect dû aux écus. Mais si je les
gênais quelquefois un peu, je rachetais bien mes défauts ! D'ailleurs,
qui donc est parfait ? (Heun, je souffre bien ! ma tête est une plaie.) Je
souffre en ce moment ce qu'il faut souffrir pour mourir, mon cher
monsieur Eugène. Eh bien! ce n'est rien en comparaison de la
douleur que m'a causée le premier regard par lequel Anastasie m'a
fait comprendre que je venais de dire une bêtise dont elle étaithumi-
liée! Son regard m'a ouvert toutes les veines. J'aurais voulu tout
savoir, mais ce que j'ai bien su, c'est que j'étais de trop sur terre.
(Heun ! ) Le lendemain je suis allé chez Delphine pour me conso-
ler, et voila que j'y fais une bêtise qui me l'a mise en colère. J'en
suis devenu comme fou. J'ai été huit jours ne sachant plus ce que
je devais faire. Je n'ai pas osé les aller voir, de peur de leurs
reproches. Et me voilà a la porte de mes filles. (Heun! heun!
heun!) Oh, mon Dieu ! puisque tu connais les misères, les souf-
frances que j'ai endurées , puisque tu as compté les coups de poi'-
gnard que j'ai reçus, dans ce temps qui m'a vieilli, changé, tué,
blanchi (Aeun ! heun ! ), pourquoi me fais-tu donc souffrir aujour-
d'hui ?[(Heun ! heun ! heun ! ) J'ai bien expié le péché de les trop
aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection , elles m'ont
lenaillécommedes bourreaux. (Heun! aye! oh, je meurs!) Eh bien,
les pères sontsi bêtes ! je les aimais tant, que j'y suis retourné comme
un joueur au jeu -, car mes filles , c'était mon vice à moi ! c'était
(heun! heun! hâan!) c'était mes (han! ) maîtresses! (Hâan!)Enfin tout,
TOME XIV. si'ppr.FMF.NT. 4
5o REVUE DE PARIS.
c'était tout. Elles avaient toutes les deux besoin de quelque chose j
de parures, les femmes de chambre me l'ont dit (heun !), et je les ai
données pour être bien reçu ! Mais elles m'ont fait tout de même
quelques petites leçons sur ma manière d'être dans le monde. Oh !
elles n'ont pas attendu le lendemain ! Elles commençaient a rougir
de moi. Voila ce que c'est que de bien élever ses en fans ! A mon âge
je ne pouvais pourtant pas aller "a l'école. (Je souffre horriblement,
mon Dieu ! les médecins ! les médecins ! Si l'on m'ouvrait la
tête , je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles , Anastasie , Del-
phine ! je veux les voir. Envoyez-les chercher par la gendarmerie,
de force! la justice est pour moi, tout est pour moi, la nature
(heun! hâan! hâan!), le code civil. Je proteste! La patrie périra
si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair? La société, le
monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfans
n'aiment pas leurs pères (heun! heun! heun!). Oh! les voir,
les entendre , n'importe ce qu'elles me diront, pourvu que j'en-
tende leur voix, ça calmera mes douleurs! Delphine, surtout.
Mais dites-leur , quand elles seront Ta , de ne pas me regarder
froidement, comme elles font. Ha, mon bon ami, monsieur Eu-
gène, vous ne savez pas ce que c'est que de trouver l'or du regard
changé tout k coup en plomb. Depuis le jour où leurs yeux
n'ont plus rayonné sur moi, j'ai toujours étéenhiver ici! (heun!
heun!) je n'ai plus eu que des chagrins "a dévorer! Et je les
ai dévorés! J'ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime
tant, que j'avalais tous les affronts par lesquels elles me ven-
daient une pauvre petite jouissance honteuse. Un père se ca-
cher pour voir ses filles ! Je leur ai donné ma vie , elles ne me don-
neront pas une heure aujourd'hui ! J'ai soif, j'ai faim, le cœur me
brille, elles ne viendront pas rafraîchir mon agonie, car je meurs,
je le sens... (heun ! heun ! heun ! ) Mais elles ne savent donc pas
ce que c'est que de marcher sur le cadavre de son père ! Il y a un
Dieu dans les cieux , il nous venge malgré nous , nous autres
pères... Oh! elles viendront! Venez, mes chéries, venez encore
me baiser , un dernier baiser , le viatique de votre père qui priera
Dieu pour vous, qui lui dira que vous avez été de bonnes filles,
HKVUK 1)K P.AlilS. .)I
qui plaidera pour vous! Après tout, vous èies iuiiO( cnlcsl Elles
sont innocentes, mon ami ! Dites-le bien a tout le monde, qu'on
ne les inquiète pas a mon sujet ! ( Heun ! ) Tout est de ma faute,
je les ai habituées a me fouler aux pieds. J'aimais cela, moi.
Ça ne regarde personne, ni la justice humaine, ni la justice
divine. Dieu serait injuste s'il les condamnait a cause de moi.
Je n'ai pas su me conduire, j'ai fait la bêtise d'abdiquer mes droits.
Je me serais avili pour elles ! (heun! ) Que voulez-vous? leplus beau
naturel , les meilleures âmes auraient succombé a la corruption de
cette facilité paternelle. ( Heun! hâan! ah! ) Je suis un misérable!
je suis justement puni. Moi seul ai causé les désordres de mes
filles ! je les ai gâtées. Elles veulent aujourd'hui le plaisir, comme
elles voulaient autrefois du bonbon ! Je leur ai toujours permis de
de satisfaire leurs fantaisies déjeunes filles. A quinze ans, elles
avaient voiture! Rien ne leur a résisté. Moi seul suis coupable...
mais coupable par amour. Leur voix mouvrait le cœur ! . , . (Heun !
heun! heun!) Je les entends, elles viennent. Oh, oui! elles
viendront. La loi veut qu'on vienne voir mourir son père, la loi
est pour moi. Puis... ça ne coûtera qu'une course (Hàan!
hàan! ), je la (Heun! ) paierai! Ecrivez-leur que j'ai des millions
a leur laisser î Parole d'honneur. ( Hàan ! hâan ! hàan ! ) J'irai
faire des pâtes d'Italie a Odessa. Je connais la manière ! Il va,
dans mon projet , des millions h gagner. Personne n'v a pensé. Ça
ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la fa-
rine. Hé, hé, l'amidon? il y aura là ! des millions , vous ne men-
tirez pas! Dites-leur les millions, et quand même elles vien-
draient par avarice , j'aime mieux être trompé, je les verrai...
Je veux mes filles ! je les ai faites ! elles sont à moi , dit-il , en se
dressant sur son séant, en montrant a Eugène une tète dont les
cheveux blancs étaient épars, et qui menaçaient par tout ce qui
pouvait exprimer la menace.
— Allons , lui dit Eugène, recouchez- vous , mon bon père Go-
riot , je vais leur écrire , et aussitôt que Bianchon sera de retour
j'irai si elles ne viennent pas.
— Si elles ne viennent pas ^ répéta le vieillard en sanglottant.
4.
Ifi REVUE OE PARIS.
Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, de rage ! La rage
me gagne (Hàan ! lieini' lieun! hâan! )En ce moment, je vois ma
vie entière. Je suis dupe ! elles ne m'aiment pas , elles ne m'ont
jamais aimé! cela est clair. Si elles ne sont pas venues, elles ne
viendront pas ! (Hàan !) Plus elles auront tardé, moins elles se déci-
deront a me faire cette joie ! Je les connais ! (Heun ! heun ! heun ! )
Elles n'ont jamais rien su deviner de mes chagrins, de mes dou-
leurs, de mes besoins, elles ne devineront pas plus ma mort!
elles ne sont seulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui ,
je le vois, l'habitude de m'ouvrirles entrailles pour elles, a ôté
du prix a tout ce que je faisais. Elles auraient demandé a me
crever les yeux, je leur aurais dit: Crevez les ! Je suis trop bête.
( Hàan! heun ! heun!) Elles croient que tous les pères sont comme
le leur. H faut toujours se faire valoir. (Heun! heun!) Leurs
enfans me vengeront ! mais c'est dans leur intérêt de venir ici. Pré-
venez-les donc qu'elles compromettent leur agonie. (Heun! hâan!
heun!) Elles commettent tous les crimes en un seul. Mais allez
donc, dites-leur donc que ne pas venir, c'est un parricide! elles
en ont assez commis sans ajouter celui-là. Criez donc comme
moi : — «Hé, Nasie! hé, Delphine! venez a votre père qui a été si
bon pour vous, et qui souffre ! » Rien, personne ! Mourrai-je donc
comme un chien! Voilà ma récompense! l'abandon. (Heun!
heun ! heun ! ) Ce sont des infâmes , des scélérates, je les abomine,
je les maudis, je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour les
remaudire; car enfin, mes amis, ai-je tort? Elles se conduisent
bien mal ! hein? ( Hàan ! hâau ! heun ! ma tête se brise ! ) Qu'est-ce
que je dis? (Hàan! heun! hâan! hein! hein!) Ne m'avez-vous
pas averti que Delphine est là? C'est la meilleure des deux. Vous
êtes mon fils, Eugène, vous! Aimez -la , soyez un père pour elle.
L'autre est bien malheureuse. Et leurs fortunes! Ah, mon Dieu !
(Hàan! hâan ! ) J'expire.jesouffreunpeu trop! Coupez-moi la tête,
laissez-moi seulementle cœur... (Hâan! hâan! heun! heun!heuâ!...)
— Christophe , allez chercher Bianchon ! cria Eugène épou-
vanté du caractère que prenaient les plaintes et les cris du vieil-
lard, et ramenez- moi un cabriolet.
KKVLE nt: PARIS. i>v5
— Je vais aller chercher vos filles, mon bon père Goriot, je
vous les ramènerai.
— De force! de force! Demandez la garde, la ligne, tout! dit-il
en jetant "a Eugène un dernier regard où brilla la raison. Dites au
gouvernement, au procureur du roi qu'on me les amène, je le veux!
— Mais vous les avez maudites.
— Qui est-ce qui a dit cela? répondit le vieillard stupéfait.
Vous savez bien que je les aime (heuàh! heun! hâan! ) je les
ado... (hàan!) re! (heuâh!). Je suis guéri, si je les vois...
Allez, mon bon voisin, mon cher enfant, allez, vous êtes bon,
vous, je voudrais vous remercier, mais je n'ai rien a vous don-
ner que les bénédictions d'un mourant. Ah ! je voudrais au
moins voir Delphine pour lui dire de ra'acquitter envers vous.
(Hàan ! hâan ! ) Si l'autre ne peut pas, amenez-moi celle-là. Dites-
lui que vous ne l'aimerez plus, si elle ne veut pas venir. Elle vous
aime tant qu'elle viendra. A boire, les entrailles me brûlent! Met-
tez-moi quelque chose sur la tête. La main de mes filles, ça me
sauverait, je le sens Mon Dieu, qui refera leurs fortunes, si .
je m'en vais ! Je veux aller a Odessa pour elles. (Heun! heun!
heun ! hâan ! hâan ! ) Odessa , y faire des pâtes.
— Buvez ceci , dit Eugène en soulevant le moribond et le pre-
nant dans son bras gauche tandis que de l'autre il tenait une tasse
pleine de tisane.
— Vous devez aimer votre père et votre mère, vous! dit le
vieillard en serrant de ses mains défaillantes la main d'Eugène.
Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles ! Avoir
soif toujours, et ne jamais boire, voila comment j'ai vécu depuis
dix ans... Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n'ai plus eu
de filles, (heun ! heun , hôan ! heuâh ! ) après qu'elles ont été ma-
riées. Pères , dites aux chambres de faire une loi sui* le mariage !
Enfin, ne mariez pas vos filles si vous les aimez. Le gendre est un
scélérat qui gâte tout chez une fille, il souille tout! (Heun!) Plus
de mariages! (Heuâ! heuâ! ah!) C'est ce qui nous enlève nos
filles, et nous ne les avons plus quand nous mourons. Faites une
loi sur la mort des pères, (Heun! hâan ! ) C'est épouvantable, ceci !
54 KEVUli DE l'AKlS.
Vengeance! Ce sont mes gendres (hàan!) qui les empêchent de
venir. Tuez-les! A mort le Restaud, à mort l'assassin! La mort
ou mesfdles ! (Hàan! héun!) Ah! c'est fini, je meurs sans elles!
Elles! Nasie, Fifine, allons, venez donc? Votre papa sort...
• — Mon lK)n père Goriot , calmez-vous, couchez-vous, voyons,
restez tranquille, ne vous agitez pas, ne pensez pas.
— Ne pas les voir, voila l'agonie !
— Vous allez les voir.
— Vrai ! cria le vieillard égaré. — Oh ! les voir je vais les
voir, entendre leurs voix. Je mourrais heureux. Eh bien, oui, J€
ne demande plus a vivre, je n'y tenais plus, mes peines allaient
croissant. ( Heuâh !) Mais les voir, toucher leurs robes, ah ! rien
que leurs robes , c'est bien peu; mais que je sente quelque chos*;
d'elles ! ( Heuâ ! heuâ ! heuâ ! ) Faites-moi prendre leurs cheveux ,
hein, leurs cheveux, (Hàan! hàan! heuâ!) Leurs cheveux,
cheveux, eveux, (Heuâ!) veux...
11 tomba la tête sur l'oreiller comme s'il recevait un coup de
massue. Ses mains s'agitèrent sur la couvertuie comme pour pren-
dre les cheveux de ses filles.
— Je les bénis, dit-il en faisant un effort, bénis, (Heuah! )
bénis , énis , nis.
Il s'affaissa tout a coup. En ce moment Bianchon entra.
— J'ai rencontré Christophe , dit-il , il va l'amener une voi-
ture.
Puis il regarda le malade, lui souleva de force les paupières,
et les deux étudians lui virent un œil sans chaleur et terne.
— Il n'en reviendra pas , dit Bianchon, je ne crois pas.
Il prit le pouls, le tâta, mit la main sur le cœur du bonhounne,
— La machine va toujours, mais, dans sa position, c'est un
malheur, il vaudrait mieux qu'il mourut !
— Ma foi-, oui , dit Rastiguac.
— Qu'as-tu donc? tu es pâle comme la mort.
— Mon ami, je viens d'entendre des cris et des plaintes. 11 y a
un Dieu ! Oh oui , il y a un Dieu , et il nous a iait un monde meil-
h'wv , ou notre terre est un non-sons. Si ce n'avait pas été si tra-
REVUE DE PARIS. ;>;)
giqiie, je fondrais en larmes, mais j'ai le cœur et l'estomac horri-
blement serrés.
— Dis donc , il va falloir bien des choses , où prendre de l'ar-
gent?
Rastignac tira sa montre.
— Tiens , mets-la vite en gage. Je ne veux pas m'arrêter en
route, car j'ai peur de perdre une minute, et j'entends Christophe !
Je n'ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour.
Rastignac se précipita dans l'escalier , et partit pour aller rue
du Helder, chez madame de Restaud. Pendantle chemin, son ima-
gination, frappée de l'horrible spectacle dont il avait été le té-
moin, échauffa son indignation. Quand il arriva dans l'antichambre
et qu'il y demanda madame de Restaud, on lui répondit qu'elle
n'était pas visible.
— Mais , dit-il au valet de chambre, je viens de la part de son
père qui se meurt.
— Monsieur, nous avons de M. le comte les ordres les plus
sévères
— Si M. de Restaud y est, dites-lui dans quelles circonstances
se trouve son beau-père et prévenez-le qu'il faut que je lui parle,
à l'instant même.
Eugène attendit pendant longtemps.
— Il se meurt peut-être en ce moment! pensait-il.
Le valet de chambre l'introduisit dans le premier salon, oii
M. de Restaud reçut l'étudiant debout , sans le faire asseoir, de-
vant une cheminée où il n'y avait pas de feu .
— Monsieur le comte, lui dit Rastignac , monsieur votre beau-
père expire en ce moment dans un bouge infâme, sans un liard
pour avoir du bois ; il est exactement à la mort et demande a voir
sa fille
— Monsieur, lui répondit avec froideur M. de Restaud, vous
avez pu vous apercevoir que j'ai fort peu de tendresse pour M. Go-
riot. Il a compromis son caractère avec madame de Restaud, il a
fait le malheur de ma vie , je vois en lui l'ennemi de mon repos.
Qu'il meuie, qu'il vive, tout m'est parfaitement indifférent. Voila
5() REVUE DE PARIS.
quels sont lues seutimens "a son égard. Le monde pourra me blâ-
mer, je méprise l'opinion. J'ai maintenant des choses plus im-
portantes a accomplir qu'a m'occuper de ce que penseront de moi
des sots ou des indifférens. Quant a madame de Restaud, elle
est hors d'état de sortir. D'ailleurs , je ne veux pas qu'elle quitte
sa maison. Dites a son père qu'aussitôt qu'elle aura rempli ses
devoirs envers moi, envers mon enfant, elle ira le voir. Si elle
aime son père, elle peut être libre dans quelques instans...
— - Monsieur le comte, il ne m'appartient pas de juger votre
conduite , vous êtes le maître de votre fenmie ; mais je puis comp-
ter sur votre loyauté? eh bien ! promettez-moi seulement de lui
dire que son père n'a pas un jour n vivre , et l'a déjà maudite en
ne la voyant pas a son chevet.
— Dites-le-lui vous-même , répondit M. de Restaud, frappé
(les sentimens d'indignation que trahissait l'accent d'Eugène.
Rastignac entra, conduit par M. de Restaud, dans le salon, où
se tenait habituellement la comtesse ; il la vit noyée de larmes ,
(;t plongée dans une bergère comme une femme qui voulait mou-
rir. Elle lui fit pitié. Avant de regarder Rastignac, elle jeta sur
son mari de craintifs regards qui annonçaient une prostration com-
plète de ses forces écrasées par une tyrannie et morale et physi-
que. Le comte hocha la tête, elle se crut encouragée à parler.
— Monsieur, j'ai tout entendu. Dites a mon père que s'il con-
naissait la situation dans laquelle je suis, il me pardonnerait.
— Je ne comptais pas sur ce supplice, il est au-dessus de mes
forces, monsieur, mais je résisterai jusqu'au bout, dit-elle h son
}nari. Je suis mère ! ,
— Dites k mon père que je suis irréprochable envers lui , mal-
gré les apparences, cria-t-elle avec désespoir a l'étudiant.
Eugène salua les deux époux , en devinant l'horrible crise dans
laquelle était la femme, et se retira stupéfait. Le ton de M. de
Restaud lui avait démontré l'inutilité de sa démarche , et il com-
prit qu'Auastasie n'était plus libre. Il courut chez madame de Nu-
pingen , et la trouva dans son Ijt,
— Je suis souffrante, mon pauvre ami, lui dit-elle. J ai pris
lîEVUK UE PAULS.
froid en sortant du bal, j'ai peur d'avoir une fluxion de poitrine,
j'attends le médecin
— Eussiez-vous la mort sur les lèvres , lui dit Eugène en Yia-
• terrompant, il faut vous traîner auprès de vôtre père. Il vous ap-
pelle, et, si vous pouviez entendre le plus léger de ses cris, vous
ne vous sentiriez point malade.
— Eugène, mon père n'est peut-être pas aussi malade que vous
le dites, mais je serais au désespoir d'avoir le moindre tort a vos
yeux , et je me conduirai comme vous le voudrez. Lui , je le sais,
il mourrait de chagrin si ma maladie devenait mortelle par suite
de cette sortie! Eh bien ! j'irai, dès que mon médecin sera venu.
Ah! pourquoi n'avez-vous plus votre montre? dit-elle en ne
voyant pas la chaîne.
Eugène rougit.
— Eugène! Eugène, si vous l'aviez déjà... Oh! ce serait biennial!
L'étudiant se pencha sur le lit de Delphine , et lui dit a l'o-
reille: — Votre père n'a pas de quoi s'acheter le linceul dans le-
quel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage , je n'avais
pins rien.
D,elphine sauta tout a coup hors de son lit , courut a son secré-
taire, y prit sa bourse, la tendit a Rastignac. Elle sonna et s'é"
cria: — J'y vais, j'y vais, Eugène, laissez-moi m'habiller... je
serais un monstre!.. Allez , j'arriverai avant vous!
— Thérèse , cria-t-elle a sa femme de chambre , dites a M. de
Nucingen de monter me parler a l'instant même , et qu'il quitte
tout.
Eugène , heureux de pouvoir annoncer au moribond la présence
d'une de ses filles, arriva presque joyeux rue Neuve-Sainte-Ge-
neviève. Il fouilla dans la bourse pour pouvoir payer immédiate-
ment son cocher, la bourse de cette jeune femme, si riche, si
élégante, contenait soixante-dix francs. Parvenu en haut de l'es-
calier, il entendit ce hâan ! ce heuâh continuel que criait le père
Goriot. Il le trouva maintenu par Bianchon, et opéré par le chirur-
gien de l'hôpital, sous les yeux du médecin. On lui biûlait le dos
avec des moxas, dernier remède de la science, remède inutile.
58 REVUE DE PAHIS.
— Les sentez-vous? demandait le médecin.
Le père Goriot , ayant entrevu l'étudiant , répondit : — Elles
viennent , n'est-ce pas ?
— Il peut s'en tirer, dit le chirurgien, il parle.
-^ — Oui, Delphine! répondit Eugène, elle me suit.
— Allons ! dit Bianchon , il parlait de ses filles , après lesquelles
il crie comme un homme sur le pal crie , dit-on, après l'eau...
— Cessez, dit le médecin au chirurgien, il n'y a plus rien a
faire, on ne le sauvera pas.
Bianchon et le chirurgien replacèrent le mourant à plat sur son
grabat infect.
— Il faudrait cependant le changer, dit le médecin. Quoiqu'il
n'y ait aucun espoir, il faut respecter en lui la nature humaine.
Je reviendrai , Bianchon , dit-il a l'étudiant. S'il se plaignait en-
core , mettez-lui de l'opium sur le diaphragme.
Le chirurgien et le médecin s'en allèrent.
— Allons , Eugène , du courage , mon fils , dit Bianchon a
Rastignac quand ils furent seuls , il s'agit de lui mettre une che-
mise blanche et de changer son lit. Va dire à Sylvie de monter
des draps et de venir nous aider.
Eugène descendit, et trouva madame Vauquer occupée a
mettre le couvert avec Sylvie. Aux premiers mots que lui dit Ras-
tignac, la veuve vint a lui , en prenant l'air aigrement doucereux
d'une marchande soupçonneuse qui ne voudrait ni perdre son ar-
gent, ni fâcher le consommateur.
— Mon cher monsieur Eugène , répondit-elle , vous savez tout
comme moi que le père Goriot n'a plus le sou. Donner des draps
a un homme en train de tortiller de l'œil , c'est les perdre , d'au-
tant qu'il faudra bien en sacrifier un pour le linceul. Ainsi, vous
me devez déjà cent quarante-quatre fanes , mettez quarante francs
de draps, et quelques autres petites choses, la chandelle que
Sylvie vous donnera , tout cela fait au moins deux cents francs
qu'une pauvre veuve comme moi n'est pas en état de perdre.
Dame! soyez juste, monsieur Eugène, j'ai bien assez perdu depuis
('iiif| jouis que le gnii;Moii s'est ](\i;Q ('liez moi. Jaiirais donné dix
RK\ UE DE PARIS. i)Q
écus pour que ce boiihomme-ra fût parti ces jours-ci, comijne. vous
le disiez. Ça frappe mes pensionnaires. Pour un rien , je le fe-
rais porter "a l'hôpital . Enfin, mettez-vous à ma place. Mon éta-
blissement avant tout, c'est ma vie, a moi.
Eugène remonta rapidement chez M. Goriot.
— Biauclion , l'argent de la montre?
— Il est la sur la table , il en reste six cent soixante et quelques
francs. J'ai payé sur ce qu'on m'a donné tout ce que nous devions.
La reconnaissance du Mont-de-Piété est sous l'argent.
— Tenez, madame, dit Rastignac après avoir dégringolé les
escaliers avec horreur, soldez nos comptes! M. Goriot n'a pas
long-temps a rester chez vous, et moi...
— Oui , il en sortira les pieds en avant , pauvre bonhomme ,
dit-elle eu comptant deux cents irancs, d'un air moitié gai, moi-
tié mélancolique.
— Finissons ! dit Rastignac.
— Sylvie , donnez les draps , et allez aider ces messieurs , la-
haut.
— Vous n'oublierez pas Sylvie , dit madame Vauquer a l'o-
reille d'Eugène, voilk deux nuits qu'elle veille.
Dès qu'Eugène eut le dos tourné , la vieille courut "a sa cui-
sinière.
— Prends les draps retournés , numéro sept. Par Dieu , c'est
toujours assez bon pour un mort! lui dit-elle a l'oreille.
Eugène, qui avait déjà monté quelques marches de l'escalier,
n'entendit pas les paroles calculatrices de la vieille hôtesse.
— Allons, lui dit Bianchon, passons-lui sa chemise! Tiens-
le droit!
Eugène se mit a la tête du lit, et soutint le moribond au-
quel Bianchon enleva sa chemise , mais le bonhomme fit un geste
comme pour garder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des
cris plaintifs et inarticulés , a la manière des animaux qui ont une
grande douleur a ex})riiiier.
— Oh! oh! dit Bianchon, il veut une petite chaîne de che-
veux et un niédaillon que nous liu" avons ôics tout h l'heure jiour
()0 RKVUE J)K PARIS.
lui poser ses moxas. Pauvre homme! il faut Ja lui remettre. Elle
est sur la cheminée.
Eugène alla prendre une chaîne tressée avec des cheveux
blonds cendrés, sans doute ceux de madame Goriot. Il lut
d'un côté du médaillon : Anastasie ; et de l'autre : Delphine.
Image de son cœur qui reposait toujours sur son cœur. Les bou-
cles contenues étaient d'une telle finesse qu'elles devaient avoir
été prises pendant la première enfance des deux filles. Lorsque le
médaillon toucha sa poitrine , le vieillard fit un han prolongé qui
annonçait une satisfaction effrayante h voir. C'était un des der-
niers retentissemens de sa sensibilité , qui semblait se retirer
au centre inconnu d'où partent et où s'adressent nos sympathies.
Son visage convulsé prit une expression de joie maladive. Les
deux étudians, frappés de ce terrible éclat d'une force de sentiment
qui survivait h la pensée, laissèrent tomber chacun des larmes
chaudes sur le moribond qui jeta un cri de plaisir aigu.
— Asie! — Fine! dit-il.
— Il vit encore, dit Bianchon.
— A quoi ça lui sert- il ? dit Sylvie.
— A souffrir ! répondit Rastignac.
Après avoir fait "a son camarade un signe pour lui dire de l'imi-
ter, Bianchon s'agenouilla pour passer ses bras sous les jarrets
du malade , pendant que Rastignac en faisait autant de l'autre
côté du lit afin de passer les mains sous le dos. Sylvie était la ,
prête A retirer les draps quand le moribond serait soulevé, afin de
les remplacer par ceux qu'elle apportait. Trompé sans doute par
les larmes, M. Goriot usa ses dernières forces pour étendre les
mains, rencontra de chaque côté de son lit, les têtes des étu-
dians , les saisit violemment par les cheveux, et l'on entendit
faiblement :
— Ah! mes anges.
Deux mots, deux murmures accentués par lame qui s'envola
sur cette parole.
— Pauvre cher houune! dit Sylvie attendrie de cette exclama-
tion où se peignit \\n sentiment suf>rêmc que le plus horrible,
REVUF, DK PARIS. Gl
le plus involontaire des mensonges exaltait une dernière fois- Le
dernier soupir de ce père devait être un soupir de joie, ce fut
l'expression de toute sa vie.
Le père Goriot fut pieusement replacé sur son grabat. A
compter de ce moment, sa physionomie garda la douloureuse em-
preinte du combat qui se livrait entre la mort et la vie dans une
machine qui n'avait plus cette espèce de conscience cérébrale d'où
résulte le sentiment du plaisir et de la douleur pour l'être hu-
main. Ce n'était plus qu'une question de temps pour la destruc-
tion.
— Il va rester ainsi quelques heures , et mourra sans qu'on s'en
aperçoive, il ne râlera même pas. Le cerveau doit être complète-
ment envahi.
En ce moment on entendit dans l'escalier un pas de jeune
femme haletante.
— Elle arrive trop tard! se dit Rastignac.
Ce n'était pas Delphine, c'étaitThérèse, sa femme de chambre.
— Monsieur Eugène, dit-elle, il s'est élevé une scène violente
entre monsieur et madame, a propos de l'argent que cette
pauvre madame demandait pour son père. Elle s'est évanouie , le
médecin est venu , il a fallu la saigner, elle criait : — Mon père
se meurt, je veux voir papa! Enfin, des cris à fendre lame...
— Assez, Thérèse. Elle viendrait que maintenant ce serait su-
perflu, M. Goriot n'a plus de connaissance.
— Pauvre cher monsieur, est-il mal comme ça ! dit Thérèse.
— Vous n'avez plus besoin de moi, faut que j'aille h mon
dîner, il est est quatre heures et demie, dit Sylvie qui faillit se
heurter sur le haut de l'escalier avec madame de Restaud.
Ce fut une apparition grave et terrible que celle de la com-
tesse. Elle regarda le lit de mort, mal éclairé par une seule chan-
delle, et versa des pleurs en apercevant le masque de son père
où palpitaient encore les derniers tressaillemens de la vie. Bian-
clion se retira par discrétion.
— • Je ne me suis pas échappée assez tôt! dit la comtesse a Rasti-
arnac.
()2 HEVUE OE PAHIS.
L'étudiant fit un signe de tète affirmatif plein de tristesse. Ma-
dame de Restaud prit la main de son père, la baisa.
— Pardonnez-moi , mon père ! Vous disiez que ma voix vous
rappellerait de la tombe , hé bien , revenez un moment a la vie
pour bénir votre fille repentante. Entendez-moi. Ceci est affreux!
votre bénédiction est la seule que je puisse recevoir ici-bas désor-
mais. Tout le monde me hait! Vous seul m'aimez ! Mes enfans
eux-mêmes me haïront! Emmenez-moi avec vous, je vous aimerai,
je vous soignerai ! Il n'entend plus ! je suis folle !
Elle tomba sur ses genoux , et contempla ce débris avec une ex-
pression de délire.
— Rien ne manque a. mon malheur, dit-elle en regardant Eu-
gène! M. de Trailles est parti pour les Indes en laissant ici des
dettes énormes, et j'ai su qu'il me trompait? Mon mari ne me par-
donnera jamais, et je l'ai laissé le maître de ma fortune. J'ai perdu
toutes mes illusions. Hélas! pour qui ai-je trahi le seul cœur (elle
montra son père) où j'étais adorée! Je l'ai méconnu, je l'ai re-
poussé , je lui ai fait mille maux ! Infâme !
— Il le savait, dit Rastignac.
En ce moment, le père Goriot ouvrit les yeux, mais par l'ef-
fet d'une convulsion. Le geste qui révélait l'espoir de la comtesse
ne fut pas moins horrible a voir que l'œil du mourant.
— M'entendrait-il? cria la comtesse. Non, se dit-elle en s^'as-
seyant auprès du lit.
Madame de Restaud ayant manifesté le désir de garder son
père, Eugène descendit pour prendre un peu de nourriture. Les
pensionnaires étaient déjà réunis.
— Hé bien , lui dit le peintre , il paraît que nous allons avoir
un petit mortorama, fa-haut.
— Charles , lui dit Eugène, il me semble que vous devriez
plaisanter sur quelque sujet moins lugubre.
— Nous ne pourrons donc plus rire ici? reprit le peintre.
Qu'est-ce que cela fait, puisque Bianchon dit que le bonhomme
n'a pins sa conuaissanro.
REVUE DE PARIS. ()3
— Hé bien , reprit l'employé au muséum , il sera mort comme
il a vécu.
— Mon père est mort! cria la comtesse.
A ce cri terrible, Sylvie, Rastignac etBianchon montèrent, et
trouvèrent madame de Restaud évanouie. Après l'avoir fait re-
venir a elle, ils la transportèrent dans le fiacre qui l'attendait.
Eugène la confia aux soins de Thérèse, lui ordonnant de la con-
duire chez madame de Nucingen.
— Oh! il est bien mort! dit Bianchon en descendant.
— Allons, messieurs, à table, dit madame Vauquer, la soupe
va se refroidir.
Les deux étudians se mirent a côté l'un de l'autre.
— Que faut-il faire maintenant? dit Eugène a Bianchon.
— Mais, je lui ai fermé les yeux, et je l'ai convenablement
disposé. Quand le médecin de la mairie aura constaté le décès
que nous irons déclarer, on le coudra dans un linceul, et on
l'enterrera. Que veux-tu qu'il devienne?
— Il ne flairera plus son pain comme ça ! dit un pensionnaire
en imitant la grimace du bonhomme.
— Saprebleu, messieurs, dit le répétiteur, laissez donc le
père Goriot, et ne nous en faites plus manger. On l'a mis a toute
sauce depuis une heure. Sapristie, un des privilèges de la bonne
ville de Paris , c'est qu'on peut y naître, y vivre, y mourir sans
que personne fasse attention a vous. Profitons donc des avantages
de la civilisation. Il y a trois cents morts aujourd'hui, voulez-
vous nous apitoyer sur les hécatombes parisiennes? Que le père
Goriot soit crevé, tant mieux pour lui! Si vous l'adorez, allez le
garder, et laissez -nous manger tranquillement, nous autres.
— Oh, oui, dit la veuve, tant mieux pour lui qu'il soit mort,
car il paraît que le pauvre homme avait bien du désagrément ,
sa vie durant.
Ce fut toute l'oraison funèbre d'un être qui , pour Eugène , re-
présentait toute la Paternité. Les quinze pensionnaires se mirent
à causer comme a l'ordinaire. Lorsque Eugène et Bianchon eu-
rent mangé, le bruit des fourchettes et des cuillers, les rires de
fj'l RE\ UK DK PAlllS.
la conversation , les diverses expressions de ces figures gloutonnes
et indilYérentes, leur insouciance, tout les glaça d'horreur. Ils
sortirent pour aller chercher un prêtre qui veillât et priât pen-
dant la nuit près du mort. Il leur fallut mesurer les derniers de-
voirs a rendre au bonhomme sur le peu d'argent dont ils pourraient
disposer. Vers neuf heures du soir, le corps fut placé sur un
fond sanglé , entre deux chandelles , dans cette chambre nue , et
un prêtre vint s'asseoir près de lui. Avant de se coucher, Rasti-
gnac ayant demandé des renseignemens k l'ecclésiastique sur le
prix du service à faire et sur celui des convois , écrivit un mot
à M. de Nucingen et à M. de Restaud en les priant d'envoyer leurs
gens d'affaires afin de pourvoir a tous les frais de l'enterrement.
Il leur dépêcha Christophe, puis il se coucha et s'endormit ac-
cable de fatigue.
Le lendemain matin, Bianchon et Rastignac furent obligés d'al-
ler déclarer eux-mêmes le décès , qui vers midi fut constaté. Deux
heures après , aucun des deux gendres n'avait envoyé" d'argent,
personne ne s'était présenté en leur nom , et Rastignac avait été
forcé déjà de payer les frais du prêtre. Sylvie ayant demandé
dix francs pour ensevelir le bonhomme et le coudre dans son lin-
ceul , Eugène et Bianchon calculèrent que si les parens du mort
ne voulaient se mêler de rien, ils auraient a peine de quoi pour-
voir aux frais , l'étudiant en médecine se chargea donc de mettre
lui-même le cadavre dans une bierre de pauvre qu'il fit apporter
de son hôpital où il l'eut a meilleur marché.
— Fais une farce à ces drôles-la , dit-il a Eugène. Va acheter un
terrain, pour cinq ans, au Père-Lachaise, et commande un service
de quatrième classe a l'église et aux pompes funèbres. Si les
gendres et les filles se refusent a te rembourser, tu feras graver sur
la tombe : Ci gît M. Goriot , père de la comtesse de Restaud et de
la baronne de Nucingen , enterré aux frais de deux étudians.
Eugène ne suivit le conseil de son ami, qu'après avoir été in-
fructueusement chez M. et madame de Nucingen et chez M. et
madame de Restaud. Il n'alla pas plus loin que la porte. Chacun
Jes concierges avait des ordres sévères.
RKVLK 1)1. PAIUS. (i5
— Monsieur et madame, direni-ils, ne reçoivent personne , leur
père est mort , et ils sont plongés dans la plus vive douleur.
Eugène avait assez l'expérience du monde parisien pour savoir
qu'il ne devait pas insister. Son cœur se serra étrangement quand
il sévit dans l'impossibilité de parvenir jusqu'à Delphine.
Vendez une parure, lui écrivit-il chez le concierge, et que
z'otre père soit décemment conduit à sa dernière demeure.
Il cacheta ce mot , et pria le concierge de le remettre a Thérèse ,
pour sa maîtresse. Le concierge le remit "a M. de Nucingen.
A trois heures , Eugène qui avait fait toutes ses dispositions ,
revint a la pension bourgeoise. Il ne put retenir une larme quand
il aperçut a cette porte bâtarde , la bière a peine couverte d'un
drap noir, posée sur deux chaises dans cette rue déserte. Il y
avait un plat de cuivre argenté , plein d'eau bénite , dans lequel
trempait un mauvais goupillon auquel personne n'avait encore
touché. La porte n'était pas même tendue de noir. C'était la mort
des pauvres, qui n'a ni faste, ni suivans , ni amis, ni parens» Bian-
chon , obligé d'être "a son hôpital , avait écrit un mot a Rastignac
pour lui rendre compte de ce qu'il avait fait avec l'église. L'in-
terne lui mandait qu'une messe était hors de prix, qu'il fallait
se contenter du service moins coûteux des vêpres, et qu'il avait
envoyé Christophe avec un mot aux Pompes Funèbres. Au moment
où Eugène achevait de lire le griffonnage de Bianchon , il vit
entre les mains de madame Vauquer le médaillon "a cercle d'or
où étaient les cheveux des deux fdles.
— Comment avez-vous osé prendre ça? lui dit-il.
— Pardi ! fallait-il l'enterrer avec ! répondit Sylvie, c'est en or.
— Certes! reprit Eugène avec indignation, qu'il emporte au
moins avec lui la seule chose qui puisse représenter ses deux filles.
Et quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, la
décloua, et plaça religieusement sur la poitrine du bonhomme
une image qui se rapportait a un temps où Delphine et Anastasie
étaient jeunes, vierges, pures, et ne raisonnaient pas, comme il l'a-
vait dit dans ses cris d'agonisant.
TOME XIV. n'vRiER. 5
G(] REVUK DE PARIS.
Rastignac et Christophe accompagnèrent seuls , avec deux cro-
que-morts, le char qui menait le pauvre homme a Saint-Etienne-
du-Mont, église peu distante de la rue Neuve-Saintc-Geueviève.
Arrivés la, le corps fut présenté "a une petite chapelle hasse et som-
bre, autour de laquelle l'étudiant chercha vainement les deux filles
du père Goriot, ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe qui
se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui
lui avait fait gagner quelques bons pourboire. En attendant les deux
prêtres, l'enfant de chœur et le bedeau , Rastignac serra la main
de Christophe, sans pouvoir prononcer une parole.
— Oui , monsieur Eugène, dit Christophe, c'était un brave et
honnête homme, qui n'a jamais dit une parole plus haute que
l'autre, qui ne nuisait a personne et n'a jamais fait de mal.
Les deux prêtres, l'enfant de chœur et le bedeau vinrent et
donnèrent tout ce qu'on peut avoir pour soixante-dix francs,
dans une époque où la religion n'est pas assez riche pour prier
gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libéra, le
De profunilis . Le service dura vingt minutes. Il n'y avait qu'une
seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur qui
consentirent h re-cevoir avec eux Eugène et Christophe.
— Il n'y a point de suite , dit le prêtre , nous pourrons aller
vite , afin de ne pas nous attarder, il est cinq heuresu et demie.
Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard,
deux voitures armoriées, mais vides, celles de M. Restaud et de
M. de Nucingen se présentèrent et suivirent le convoi jusqu'au
Père-Lachaise.
A six heures , le corps du père Goriot fut descendu dans
sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles qui
disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière
due au bonhomme pour l'argent de l'étudiant. Quand les deux
fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière
pour la cacher, ils se relevèrent, et l'un d'eux s'adrcssant h Ras-
tignac lui demauda leur pouiboirc. Eugène se fouilla, il n'avait
plus rien, et fut forcé d'emprunter vingt sous a Christophe.
Ce fait, si léger eu lui-nu"^me, déternu'na chez Rastignac un
•K7S
■.)(j'r-
HKVUE DR PAIIIS. (i'J
accès tVliorrible tristesse. Le jour tombait, il n'y avait plusqifuu
crépuscule qui agaçait les nerfs ; il regarda la tombe et y enseve-
lit sa dernière larme de jeune homme , cette larme arrachée par
les saintes émotions d'un cœur pur , une de ces larmes qui ,
de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux.
Il se croisa les bras et contempla les nuages. Christophe s'en alla.
Bientôt Rastignac fut seul. Il fit quelques pas vers le hautdu cime-
tière , et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives
de la Seine où commençaient a briller les lumières. Ses yeux s'at-
tachèrent presque avidement entre la colonne de la place Ven-
dôme et le dôme des Invalides , Ta où vivait ce beau monde dans
lequel il avait voulu pénétrer ! Il lança sur cette ruche bourdon-
nante un regard qui semblait par avance en pomper le miel , et
dit ce mot suprême !
— A nous deux maintenant.
Puis il revint "a pied rue d'Artois , et alla dîner avez madame
de Nucingen.
De Balzac.
«•«•(••ui»<>«<«<»fi*«*0«««'V'«to«»«e«fr«»«»»«*dfl<«ovo««*«««*«*tt» •• »•«
THÉATRE-IIALIKN
1 PURITANI E I CAVALIERl, OPERA EN TROIS ACTES, PAROLES DE M. C. PE-
POLI , MUSIQUE DE M. lîELLINI.
L'affiche annonçait d'al)oid I Puritani di Scozia , titre que je traduisais
liardimentpar les Puritains d'Ecosse. Pour trouver le sujet du nouvel ope'ra,
je lis le loraan de Walter Scott, sautant par-dessus des chapitres entiers
pour rattniper le fil d'une action trop souvent interrompue par des discours
sans fin et des sermons peu divertissans. Les libraires qui nous adressent
si souvent des éditions du romancier écossais devraient en publier une Irès-
abre'ge'e , expurgata, à l'usage des lecteurs qui n'ont pas de temps à perdre.
Trente volumes seraient ainsi réduits à dix, et de toutes les manières les
amateurs seraient plus tôt satisfaits. L'affiche nous montrait le chemin de
l'Ecosse , et le livret de M. Pepoli nous retient en Angleterre. La scène est
aux environs de Plymouth. Mes frais d'érudition , mon voyage au pont de
Bothwel , au château de lady Bcllenden, ont été parfaitement inutiles.
A mon retour, on m'a dit que ce même livret était imite' d'un di-ame à
couplets , représenté sur le théâtre du Vaudeville. Je fréquente peu ces pa-
rages; je suis allé deux ou trois fois au Vaudeville , voir le Mariage de
Scaron , Fanchon la vielleuse , le Foyage de la giraffe ; et le hasard
a voulu que ces jours-là les acteurs ne s'étaient point ajustés pour jouer les
Têtes rondes et les Cavaliers , dont les couplets, confiés d'abord aux vir-
tuoses à fions fions , ont été mis in extenso par MM. Pepoli et Bellini,
per Vuso de i valentissimi cantanti Rubini , Lablache , Tamburini ,
(jiulia Grisi.
Me voilà donc prive de souvenirs et de soutien , arrivant à l'Opéra-Ita-
licn sans instruction aucune , et ne pouvant même reconnaître les emprunts
REVUE DE PAHIS. ()()
que le nouvel auteur a fait aux anciens. Je suis donc re'duit à conter naï-
vement la fable du livret , comme elle a défile devant mes yeux , comme on
a bien voulu me la chanter. Je laisse à mes lecteurs plus expérimentés le
soin de la critique sur ce point. Dans une forteresse voisine de Plyraouth,
commandée par lord Yalton , forteresse au pouvoir des puritains dont le
drapeau flotte sur les remparts , nous rencontrons parmi les officiers de la
garnison sir Ricardo Fortli et sir Giorgio , frère du gouverneiu-. Ricardo
est vivement épris des chai-mes d'Elvira , fille de \ alton; sa main lui est
promise. Le tambour bat , la trompette sonne , ainsi que l'horloge du châ-
teau ; mais l'alerte n'a rien qui doive nous effrayer 5 elle amène sur la
scène des guerriers qui viennent faire leur prière du malin et des villa-
geois et villageoises armés de corbeilles de fleurs. On prépare la noce d'El-
vira, et ce n'est point la noce de Ricardo, ce protégé du gouverneur j
il ne doit figurer à la cérémonie que comme témoin. Elvira aime
lord Arturo Talbot , un cavalier , un ennemi des puritains ! \ alton , bon
père , s'est laissé toucher par les supplications de Giorgio , le meilleur des
oncles, il consent à cette substitution de gendre , puisqu'il peut ainsi faire
le bonheur de sa fille chérie. Ricardo déplore son infortune et demande
au ciel de changer ou sa destinée ou son cœur.
L'heureux Arlui-o arrive ; on le reçoit comme un ami , comme un futur
époux, dans la forteresse puritaine. Des affaires importantes éloignent
Vallon du château; des chevaux l'attendent au pied des remparts; il ne
peut assister au mariage de sa fille , il part en donnant l'ordre de ne lais-
.ser sortir personne , sous peine de mort. Mais comme il faut qu'Artiiro
aille au temple, il lui donne un laissez -passer dont le couple amoureux
doit se servir quand la mariée aura fait sa toilette. Depuis qu'il existe
au monde des châteaux forts ou faibles , une chapelle a été construite et
décorée dans ces mêmes châteaux , et c'est là que les mariages des gouver-
neurs et des châtelaines se sont célébrés. Mais Arturo est cavalier et par
conséquent papiste : il ne peut donc amener le ministre de sa religion dans
le sanctuaire des puritains. A peine le fiancé tient-il en main son passe-
port , qu'il rencontre dans la forteresse la reine d'Angleterre , Henriette ,
A'euve de Charles F"", qne les affidés de Cromwell tiennent prisonnière sans
la connaître ; ils savent seulement que c'est une grande dame dévouée au
parti des Stuarts. Le cavalier et la captive sont bientôt d'intelligence. Ar-
turo cherche un moyen de la rendre à la liberté. Elvira revient en costume
de mariée; elle n'a pas encore posé son voile sur sa tète; elle prie Hen-
yO REVUE DE PARIS.
riettc de l'essayer , et rentre ensuite pour aller chercher le complément de
sa parure. Ailuro profite de son absence : le temps presse; la reine se
couvre du voile qu'un caprice de jeune fdle a jeté sur sa tète ; elle s'enfuit
avec le cavalier. Ricardo laisse passer les fugitifs , bien qu'il ait reconnu
la prisonnière. Cette e'vasion favorise ses projets amoureux. Les postes se
gardent bien de les arrêter : leur passeport est en bonne forme. Arturo et
la reine sont déjà hors d'atteinte, quand F^lvira et son cortège nuptial arri-
vent. On cherche le futur; il ne repond point à l'appel; on l'a vu fuir
avec la prisonnière. Elvira est au désespoir , elle perd la raison , et Gior-
gio et tous les puritains jurent de venger l'affront que le perfide cavalier
leur a fait.
Le second acte offre beaucoup moins d'incidens : Arturo est condamne
à mort, Elvira est folle., Giorgio et Ricardo s'occupent de faire triompher
leur parti, Valton ne paraît plus et travaille apparemment dans son cabi-
net. Arturo revient pourtant auprès de son amie, et se justifie en lui disant
qu'il a sauve' la reine d'un péril imminent. La jeune fille se rend à cet ar-
gument , dont elle apprécie la conséquence , malgré le dérangement de ses
facultés intellectuelles. Elvira est toujours amoureuse, et c'est l'amour qui
lui rend la raison. A peine Arturo a-t-il fait sa paix avec Elvira, et chanté
avec elle l'ensemble d'un duo plein de charme et de passion , qu'il est
lui-même exposé aux dangers qui menaçaient la reine. Les soldats de
Gromwell le poursuivent, et son arrêt de mort est déjà prononcé; mais ras-
surez-vous, cet arrêt n'est point exécuté; la paix vient d'être faite: les
condamnes politiques profitent de l'amnistie proclamée dans les deux
camps , et Ricardo se montre rival généieux, en laissant au cavalier Ar-
turo le soin de faire le bonheur d'Elvira.
Le livret de M. Pepoli, très-bien disposé ])our le musicien, a le mérite
d'être écrit avec élégance. Le premier acte présente plus de mouvement et
phis d'intérêt que le second : c'est un déiàut que l'on rencontre trop sou-
vent dans les opéras italiens. La folie d'Elvira n'est point assez liée à l'ac-
tion et n'amène pas un résultat assez important pour qu'elle soit justifiée
aux yeux des spectateurs qui ont vu défiler tant de folles sur la scène. La
folie est un moyen dramatique dont on a ajjusé; il est permis d'y revenir
encore , mais en ayant soin de l'employer d'une manii-re nouvelle et com-
iiiandéc par les situations fortes de la pièce. Elvira , désolée , désespérée,
et pourtant raisonnable , pourrait figuier dans / Purilaui , sans déranger
l 'édifice dr.miatiipie, puisque cotte folle comprend ti es -bien cctju'il estesseii-
HEVui: UE PAUiS. 71
lic'l qu'elle coiupieiiue. Oii u'est iioint insensé quand on peut j)rendie à
propos sa bisque et saisir au passage le mot qui doit changer notre desti-
née. Le livret de M. Pcpoli u'en est pas moins un des plus renianjuables
du répertoire italien.
Un opéra nouveau de Bellini, du jeune maître à qui nous devons déjà
tant d'ouvrages d'un grand mérite , un opéra écrit tout exprès pour notre
théâtre , et (pie ceux de Naples et de Milan attendent après l'épreuve qui
devait en être faite devant nous, inspirait beaucoup d'intérêt. Les ama-
teurs impatiens n'ont pas voulu attendre la piemièie représentation ; ils
sont venus se poster dans la salle pour assister à la dernière répétition.
Deux, mille personnes s'y pressaient dans les loges , au parleire et sur le
théâtre; on applaudissait avec enthousiasme, et l'on a même crié bis plus
d'une fois. Cet essai n'a pas été sans avantages; il a signalé les morceaux
(pie le public devait particulièrement adopter, et l'on a sur-le-champ ar-
rêté une nouvelle disposition du drame. L'effet foudroyant du duo des deux
basses menaçait d'écraser bien des choses; le second acte a été divisé en
deux parties, dont la première s'est terminée par ce duo qui marchait
avant la grande scène d'Elvira. Après le grand coup frappé par Lablache
et Tamburini , le rideau tombe , et la vive sensation produite par la réu-
nion de ces deux basses merveilleuses a le temps de se calmer.
/ Puritani ne sont point précédés par une ouverture; un solo de quatre
cors, soutenu par l'orchestre, sertdeprélude à l'introduction, chœur brillant
qui amène la prière du matin que les puritains chantent avec accomjiagnement
d'orgue dans leur chapelle; les chantres ne sont pas nombreux , mais leurs
voix sont belles et harmonieuses. Lablache, Tamburini , M"" Grisi , s'y font
remarquer, et Rubini, anticipant sur son arrivée au château , veutbien exé-
cuter la partie de ténor dans ce cantique puritain . Cette prière, d'un caractère
simple et solennel , paraîtrait un peu longue si elle était confiée à des
chanteurs moins habiles. La cloche sonnant la tonique /a , s'unit parfaite-
ment au groupe des voix et de l'orgue. Un six-huit allègre amène le
chœur nuptial sur la scène; la troupe joyeuse s'éloigne, etPvicardo chante
une cavatine , dans laquelle Tamburini déploie le charme de la voix de
ténor et la vigueur de la basse. La mélodie s'élève jusqu'au sol bémol et
descend au la bémol grave. La clarinette concerte avec la voix, et lorsque
dans la cabalette elle porte la tierce haute du trait exécuté par le chanteur,
le résultat est délicieux. Le duo qui suit est un peu long ; il renferme des
détails d'exposition qu'il eut fallu rejeter dans le récitatif; on y remarque
".>. REVUE DE l'ARIS.
cependant le solo de Lablache et l'ensemble final attaqué avec une grande
force d'expression par ce virtuose et M"" Grisi.
L'enti-e'e d'Arturo est annoncée par le quatuor de cors qui a déjà figuré
dans l'introduction. Arturo ne dit que la moitié d'une cavatine , Van-
dante seulement ; mais à peine ce gracieux fragment a-t-il été présenté
par Rubini d'une manière i-avissante , que les voix principales se groupent
et forment divers dessins fort ingénieux sous les traits larges , les tenues
élevées du ténor et du soprane; le chœur s'y réunit ensuite. Le duo de
scène d'Arturo et de la reine est peu remarquable j j'appellerai cependant
l'attention des amateurs sur la période Sarai salva, o sventurata ! attaquée
en majeur après une succession de traits en ton mineur. Arrivons au mor-
ceau favori, le boléro, so7i vergin vezzosa , que M*^*^ Grisi dit admira-
blement. Mélodie coquette et légère , traits élégans et rapides , gammes
chromatiques descendantes et ascendantes prises tout d'une haleine , trille
tenu long-temps sur le fa dièze aigu , amenant une résolution scabreuse
sur des traits agiles , ce boléro , d'une exécution d'autant plus difficile
qu'il faut lui conserver toujours son caractère gracieux et léger, a fait
triompher la cantatrice. On l'a fait répéter en entier j je pense qu'il vau-
drait mieux n'en redire que la moitié , à cause des retours fréquens du
motif. Le staccato de Lablache sous le chant de soprane , ses imitations ,
saisies avec autant d'aplomb que d'intelligence , donnent un attrait de plus
au chant principal ; mais l'entrée du chœur est gauche et mal assise.
Quand le chœur doit chanter dans la coulisse , il ne faut pas lui confier
de traits qui demandent une extrême précision. L'harmonie change sur
chaque croche d'un mouvement de boléro 5 le moindre retard de la part
du chœur va causer un désordre affreux , et c'est ce qui est arrivé déjà
quatre fois en deux représentations. Cet inconvénient disparaîtrait si l'at-
taque du (;hœur n'avait lieu que sur l'accord de si , au lieu d'alterner ra-
pidement sur l'accord de mi.
Ij'andante du finale est fort beau et très-bien exécuté. Je ferai remarquer
le trait de mélodie porté en tierces par les sopranes du chœur , tandis que
les voix d'hommes battent l'accord plaqué , en observant des silences dis-
tribués avec une parfaite symétrie. Le solo de Giorgio et d'Elvira est trop
long; l'unisson du chœur de malédiction est plein de vigueur, et la péro-
raison du finale a de l'entraînement.
Le second acte ne se compose que de deux scènes dont l'ordre a été in-
lerveili ; h-s livrets ilalicus se prêtent aisément à celle espèce de Iranspo-
REVUE DE PARIS. 73
sition. Elvira a voulu chanter d'abord sa cavatine de folle en robe blanche,
en cheveux épars, selon l'usage adopté par les folles de théâtre, et les deux
puritains ont montré assez de galanterie pour lui céder le pas j leur cri de
liberté, jeté à la fin de la première section du second acte , devait avoir
plus de retentissement. Cette scène de folie est faite avec art; Vandante,
accompagné con sordini, est d'une teinte mélancolique; il forme un con-
traste piquant avec le motif du chœur joyeux, de la noce, entendu dans le
premier acte , et qui revient comme un souvenir de bonbeur de la fiancée
privée de son époux. Le dernier mouvement de la cavatine est brillant et
ne manque pas de force dramatique ; on y remarque une suite de gammes
chromatiques bien exécutées par M"*' Grisi, un trait final ascendant qui arrive
sur Vut aigu. Le solo de cor annonce le commencement du duo des deux
basses; ce prélude mélodieux de notre virtuose Gallay est d'abord salué
par des applaudissemens , et le public s'impose et commande le silence le
])lus profond. Je ne signalerai dans la première partie de ce duo que le
dialogue très-dramatique Tu quelV or a hen rimemhra .Les deux solos qui le
suivent sont un peu longs et empreints de monotonie , à cause de l'unifor-
mité des cadences ; chaque solo a deux cadences qui s'opèrent sur la to-
nique la bémol ; les deux voix réunies terminent deux fois leur pbrase sur
la même note, ce qui fait six cadences en la qui se suivent à des inter-
valles beaucoup trop rapprochés.
C'est un autre cor sonnant l'octave haute , le cor à piston , qui attaque
la cabalette finale pour la livrer aussitôt à la voix tonnante de Lablache.
Tamburini s'en empare ensuite , et les deux chanteurs finissent par l'exé-
cuter à l'unisson. La puissance, le charme de cet unisson produit un
merveilleux résultat , électrise l'assemblée au point que la salle s'écroule-
rait sous les applaudissemens unanimes et frénétiques , si elle n 'était pas
bien solidement bâtie. On fait répéter cette partie du duo ; les acteurs
donnent encore plus d'essor à leurs voix , et les bravos retentissent avec
plus d'énergie. Cette cabalette n'a pourtant rien de bien original et de bien
remarquable. C'est un chant de trompette qui bat sans cesse la même note,
Vutj et s'élève au mi bémol pour descendi'c diatoniquement sur le la bémol.
Il y a monotonie , puisque les Aoix restent long temps sur une même note;
mais cette note est la plus belle de la voix de Lablache. Si les chants de
trompette sont peu variés dans leurs intonations, ils ont une énergie par-
ticulière qui résulte de cette répétition fréquente d'une ou deux notes in-
cisives et vibrantes. C'est n\\ effet érkitaiit . un cri de lilteric , que le mu-
7^ REVUE DE PARIS..
sicien a voulu lancer d'une manière victorieuse , et les deux voix trioui-
|)liant , la trompette sonnant à pleine embouchure, tout l'orchestre atta-
quant avec elle, sont e'crasés par ces deux basses chantantes. Une entrée
de chœur d'hommes aurait beaucoup moins de charme et n'égalerait pas
leur puissance ; car c'est toujours du son qu'elles donnent et non pas du
bruit ; c'est du chant et non pas des cris. Le caractère bien distinct de
chacune de ces voix rend leur unisson plus agre'able. Doubler la partie de
clarinette par une flûte vaut mieux que la réunion de deux flûtes ou de
deux clarinettes. C'est une heureuse idée que d'avoir pris ce motif à l'u-
nisson dans la péroraison du duo. Cette mélodie n'aurait fourni qu'un se-
cond dessus insignifiant et gauche, et Lablache , tenant la partie grave,
eût perdu ses avantages ; il aurait été forcé de se modérer pour ne pas cou-
vrir le chant de Tamburini, tandis qu'avec l'unisson les deux voix con-
courent à le faire vibrer de toute leur puissance respective. La coupe des
vers , la belle sonorité des paroles contrii)ucnt aussi à l'étonnante explosion
de ce duo. Tout est ouvert, rhythmé , hardi. M. Pepoli a parfaitement
servi son musicien.
l Piiritani passeront les Alpes; les Italiens de Milan , de Naplcs , les
attendent; mais je doute que la censure autrichienne et napolitaine per-
mette cà Ricardo , à Giorgio , de dire ce vers gridando libertà. Nous pour-
rons leur céder la variante ingénieuse colloquée dans Don Giovani; ils
chanteront à leur tour gridando ilarità !
Rubini entre en scène au troisième acte, ou, si l'on aime mieux, au
commencement de la deuxième section du second acte, par un cantabile, une
romance qu'il dit admirablement. Une romance peut être fort agréable; mais
(piand un virtuose du talent de Rubini arrive sur le théâtre , seul , et (jue
l'action dramatique permet qu'il y reste long-temps , une romance ne suffit
pas : on s'attend à quelque chose de mieux et qui permette au chanteur de
déployer tous ses moyens de séduction. Rubini s'est élevé bien haut dans
/ Puritani; peut-être ne s'est-il jamais montre plus habile, plus hardi ,
pins puissant , et pourtant il ne recueille pas une somme d'applaudissemens
digne de son mérite. C'est la faute de la nouvelle partition ; les morceaux
(•ciits pour lui sont d'un caractère trop tranquille et trop mélancolique.
Jusqu'à ce jour nous l'avions vu passer rapidement sur les notes sur-aiguës;
il les touchait dans une roulade : à peine si l'on pouvait les saisir au pas-
sage; maintenant il les attaque de volée et les tient vigoureusement. Dans
la romance du dernier acte et dans le duo qui la suit , il prend le fa , l'oc-
REVUE DE PARIS. 'j5
tavc liante du fa aigu du ténor et le fait vibrer pendant vingt secondes au
moins. C'est une conquête digne d'être signale'e.
I Puritani marquent un progrès dans IM. Bellini , sous le rapport du
soin et du travail ; c'est un ouvrage mieux fait que ses partitions précé-
dentes; les effets des voix et de l'orchestre y sont combines avec plus d'art.
// Pirata , la Straniera , Norma , ont conserve' leur supériorité' , sous le
lapport de l'invention , de l'originalité des mélodies. L'exécution est ad-
mirable et tient du prodige. Rappeler , après la pièce et pendant la pièce ,
Rubini, Lablaclie , Tamburini , M"* Grisi , c'était justice; jamais hom-
mage ne fut plus mérite. Les usages Italiens ont dû s'établir à notre Théâtre-
Italien. M. Bellini a été demandé à grands cris et s'est rendu à l'empres-
sement d'un public enchanté de sa nouvelle production. M"" Amigo est une
reine d'Angleterre fort belle , et chante convenablement son duo avec Ru-
bini. Parmi les décors de M. Ferri , je dois citer avec éloge la salle d'amies
et le paysage éclairé par la lune.
Succès brillant , que trois représentations où la foule des amateurs a
montré le même empressement et le même enthousiasme , ont confirmé.
— L'Italie nous enlève encore une virtuose. 31*''" Ida Bertrand, dont
nous avons souvent applaudi le beau talent dans les concerts , part pour
Naples ; elle vient de signer un engagement avec la direction du théâtre
San-Carlo. Ce n'est pas mal débuter pour une jeune cantatrice : elle doit
y tenir l'emploi de prima donna contralto en chef, et pendant un an.
Castil-Blaz£.
CHRONIQUE.
Janvier est le mois des violons et des fluxions de poitrine. On danse et
l'on s'enrliume de tous cotés , dans Paris la folle capitale , qui devient
tour à tour] champ de bataille , arène politique , salle de bal , se-
lon qu'elle est mitraillée par les révolutions et l'émeute , agitée par une
grande question nationale, ravagée par l'épidémie , émue par des velléités
de plaisir : nous voilà frappés de vertige; et ce vertige durera deux mois,
pendant lesquels les hommes de vingt à trente ans ne se couchent qu'à quatre
heures du matin , les ménages se brouillent , les petites fdles se marient ,
les jeunes gens font des dettes que les parens ne paient pas , et les médecins
des visites qu'ils se font payer : deux mois pendant lesquels la société, jetée
violemment hors de ses limites , n'a plus de force que pour le galop , d'é-
nergie que pour la valse , d'argent que pour la toilette , d'estomac que
pour digérer des truffes, de voix que pour dire au cocher :Au bal masqué!
de poumons que pour respirer une atmosphère de gaz et de bougies. Vous
ne faites pas une visite sans rencontrer des tapissiers amoncelant des ban-
quettes , drapant des tentures , suspendant des lustres , accrochant des
quinquets : les serres sont dévastées , dépouillées de leurs fleurs; car le
luxe des fleurs naturelles grandit chaque jour plus menaçant. 25 à 50 fr.
suffisent à peine pour payer un bouquet de femme à la mode. Heureux
{)cuple qui ne demande qu'à chanter , à danser , et à ne pas payer.
Un fait qui a dû frapper depuis quatre ans les hommes qui observent .
c'est qu'à vrai dire il n'y avait pas à Paris de société, dans l'insolente ac-
••e])tion de ce mot. La grande aristocratie , celle des noms et des fortunes ,
proteste bien , il est vrai , par des fêtes à huis dus , par des bals entre
amis , par des réceptions à petit bruit; mais à force de s'épurer, elle s'est
considérablement réduite. Sous l'autre règne , elle se montrait sévère sur
les mœurs, à présent elle est intraitable sur les nuances d'opinion. Puis
f|uelques défections ont affligé les fidèles. Ces bouderies-là sont honora-
Itlrs , in.iis elles fati;;ucnt bien à la longue des classes qui ont besoin*d'ap-
REVUE DE PARIS. ']'J
procher le pouvoir pour recevoir de lui des reflets de grandeur et de plai-
sir. D'un autre côte , la bourgeoisie , que la révolution a élevée d'un
degré' et rapprochée du trône, cette classe qui se compose de tant d'élémens,
de militaires, de magistrats , d'avocats, de banquiers, de ne'gocians, par le fait
de sa grande extension et par l'absence de toute de'marcation, ne forme pas
une catégorie homogèoe qui paisse prendre ses plaisirs en commun et de
confiance ; et pour tout dire un Montmorency reçoit très-bien un hobereau
de Bretagne, parce que tous deux se trouvent nobles. M. Delessertne re-
cevrait pas volontiers un épicier de la rue Mouffetard , quoique tous deux
soient ne'gocians , l'un vendant du sucre au quintal , l'autre à la livre ,
avec ou sans papier. Pour la noblesse il n'y a qu'une distinction , la race ;
pour la bourgeoisie , il y en a mille , l'esprit , le talent , l'importance po-
litique , lesdegre's de richesse, etc.; la distinction de la noblesse est bien-
tôt faite ; les distinctions qu'admet logiquement la bourgeoisie sont diffi-
ciles par leur infinité , et toutes livrées à des appi'e'ciations variables. Une
fois qu'un homme est noble ou rc'putë tel , tous les salons d'un certain
monde lui sont ouverts; tandis qu'il faut être plus ou moins homme d'es-
prit et de talent , plus ou moins influent ou riche , selon tel ou tel autre
salon de la classe moyenne. Les dernières anne'es de la restauration avaient
amené quelques transactions entre les grands noms de la cour de Charles X
et les sommités de la finance ; mais ces essais de fusion sont demeurés sté-
riles. Aujourd'hui donc , nous avons une aristocratie qui réfléchit sur elle-
même toutes ses pensées de plaisir et d'intérêt, ne se mêlant jamais aux fêtes
qu'ordonne la magnificence d'une royauté citoyenne. Or , une aristocratie
qui ne met pas ses uniformes, qui n'étale pas ses crachats, qui ne hante
pas les palais, qui ne joue pas avecles formes de l'étiquette et des grandes
réceptions , est une aristocratie en expectative , en disponibilité , une aris-
tocratie en deuil. D'un autre coté , nous avons une l^ourgeoisie qui jouit
de la vie à sa guise , comme par le passé. Elle se rend avec bonhomie aux
augustes invitations qui l'appellent; mais ses mœurs n'y ont rien perdu ni
gagné.
En fin de compte, la grande affaire de tous étant de s'amuser, on se
réunit comme ou peut , on danse à la débandade , tantôt chez Louis-Phi-
lippe , tantôt chez soi; seulement cette remarque subsiste qu'il n'y a plus de
grand centre , parce que l'aristocratie seule peut en former un , parce que
l'aristocratie ne jette d'éclat que dans les cours , et que l'aristocratie ne va
pas à la cour. Est-ce un bien? Est ce un mal? Ce n'est pas du tout la
question.
— Quatre grands bals ont eu lieu ces derniers jours; par la différence
de leur composition , ils représentent à mei-veille la classification de notre
état social.
^8 HKVUE UE PARIS.
Le premier a été donné par M. L. L***, dans son hôtel , rue Hauteville .
hôtel qui a jadis appaitenu à M. de Bourienne. Rien n'est élégant et coqiut
comme cette habitation , dont les murs sont couverts de peintures dues au
pinceau de nos meilleurs artistes , et dont l'ameublement atteste un excel-
lent goût et une grande habitude de la vie. Parmi les personnes invitées ,
on remarquait les notabilités du commerce et de l'industrie , le gouverneur
de la Banque , des députés , le chef de l'état-major de la garde nationale ,
les banquiers les plus riches et les plus célèbres et toutes les jolies femmes
de la finance. La fête a été magnifique. M. et M™^ L*** L*** ont très-bien
fait les honneurs de leur salon.
Le second bal était donné par M. le comte et M*"" la comtesse de L***.
M. de L*** est député , et colonel de la garde nationale , et son nom rap-
pelle une des gloires de l'empire : aussi rencontrait-on chez lui l'élite de
nos généraux , des pairs de France , des députés , des officiers des diverses
légions de la garde nationale , qui comptait parmi les assistans son général
en chef, M. le comte Lobcau.'Lcs ducs d'Orléans et de Nemours ont ho-
noré le bal de leur présence.
L'hôtel de M. Jj***,si admirablement distribué, avait été décore
avec infiniment de soin et de magnificence. Son cabinet renferme des pa-
noplies très-belles qui ont fixé l'attention des observateurs paisibles , et
ses salons , encombrés de jolies femmes , présentaient ime charmante confu-
sion de fleurs , de diamans , d'étoffes roses et blanches , et de dentelles.
Des rubans rouges , des brochettes , des plaques , étincelaient à tous les
habits.
Le troisième bal se distingue par une grande singularité. Nous avons
expliqué combien le faubourg Saint-Germain éprouvait encore de grandes
répugnances à éclairer ses salons. Il imagine à présent de recevoir à l'aide
de prête-noms , et de faire des invitations de bal sous une raison sociale.
11 s'est donc trouvé tout entier, ce noble faubourg , dans les salons de
M. de..., étranger qui a fait connaissance avec tout ce grand monde
aux eaux de Bade, en Italie et en Allemagne. Donc M. de ... , ayant
voulu donner un grand bal , c'est M"*" la duchesse de R... qui a dressé la
liste des invités, se réservant droit de vie et de mort sur tous les noms qui
lui seraient soumis. Aussi les épurations ont-elles été faites en conscience.
Il fallait faire honneur aux M... , aux N. qui avaient promis de venir, et
ont tenu parole. Aujourd'hui M. de ... peut dire avec orgueil : « Quel
bal j'ai donné 1 Dans mon salon , il n'y avait de roturier que moi. »
Il nous reste ])eu de chose à dire sur le raout de M. d'Appony. Rien
n'est plus immuable ([ue cette société orficiclic ; il faut cependant observer
que nos petits secrétaires deviennent plus sulfisans , plus gommés, à me-
sure qu'on les choisit moins riches, moins CcipabUs et moins bien élevés.
RKYUE DK PARJS. 'ji)
et constater, une fois pour toutes , que nous avons le corps diplomatique le
plus ridicule de toute l'Europe.
Jeudi dernier, le quartier de la Chausse'e-d'Antin a été bouleversé par
une invasion du faubourg Saint-Germain , qui était venu tomber comme
une avalanche sur l'admirable salle des concerts Laffitte, 11 s'a5j;issait d'une
bonne œuvre , d'un soulagement à donner aux pensionnaires de l'ancienne
liste civile.
L'idée est partie du faubourg Saint-Germain ; mais elle a trouvé ailleurs
beaucoup d'auxiliaires, et l'on rencontrait dans ce bal les Montmorencv ,
les Beauffremont , les Clermont-Tonnerre , MM. Berryer et Hennequin ,
M""'* de Léon , de Gontaut de Grisenoix, Curial, de Pastoret; on y comp-
tait aussi beaucoup de personnes appartenant à toutes les classes et à toutes
les opinions. En fait, jamais roi , empereur, sultan, ne pouri'ait rassem-
bler un pareil nombre de jolies femmes. Aucune réunion n'a jamais offert
un aspect aussi élégant , aussi riche. La fde des voitures avait envahi tout
le quartier , et à quatre heures du malin , des souscripteurs attardes atten-
daient encore le moment de pénétrer dans la salle de bal.
On dit que la recette dépasse 50,000 francs. Et pour terminer cet his-
torique de fêtes de la semaine , nous devons mentionner le bal masqué qu'a
donné im jeune homme du quartier de la Bourse. Les déguisemens les
plus grotesques avaient été choisis par ses amis. L'un d'eux s'est illustré ,
dit-on , par un tour de force très-original. Des cavalcades de carton ve-
naient d'entrer dans le salon , quand tout à coup résonne sur le parquet le
pas d'un véritable quadrupède. C'était un cavalier qui avait tout simple-
ment escaladé deux étages avec son cheval.
THEATRE DES VARIETES. LE DAL DES VARIETES, par MM, JulcS Ct
Leuven. — Ce bal a eu de singuliers privilèges. Il y a deux ans, dans une
enceinte étroite , chaude et sans air , la plus élégante jeunesse est venue
chercher du tapage , du tumulte et des coups de poing. Surpassant par la
nonchalance erotique de l'avant-deux et par la véhémence du solo de la
pastourelle, tout ce que les mœurs de la caserne et de l'atelier ont introduit
de lascif dans la contredanse, nos jeunes gens à la mode, affublés du chapeau
de malin et de la veste de débardeur, remportaient à coup sûr les honneurs
de ces nuits thermales ; honneurs consistant à se faire happer et mettre au
violon. Le roi des bals masqués , le célèbre L , le physionomiste par
excellence, cet homme qui dansait avec sa figure, avait grand'peine à dé-
fendre ses prérogatives , consacrées par dix ans d'Odéon et de Franconi ,
contre les burlesques innovations de ces rivaux dorés échappés de la so-
ciété. Il y avait là des cris à fendre la tête , des galops frénétiques à
ébranler la terre ; tout craquait , la salle , le lustre , les contrebasses, les
danseurs et les sergens de ville. Encouragé par ce bruit , dont il était le
So REVUK DE PARIS.
inotciu', IVIusard s'étourdissait dans son œuvre , s'excilait, brisait son bâ-
ton , et lâchant son orchestre à bride abattue , ajoutait l)ientôt à tout ce
de'lire l'aspect comique d'un homme qui ramène ses violons , ses cors et
ses clarinettes. Le propriétaire du café des Variétés vendait toute la nuit
du punch et des jarrets aux acteurs de ces scènes sataniqucs ; un tutoie-
ment général rapprochait toutes les conditions , des amitiés d'un mois se
scellaient dans les épanchemens du madère , et le mardi-gras il n'était
pas rare de voir accouplés sur le siège trébuchant d'un landau , des fils de
famille dépourvus de leur raison depuis quinze jours, et ces individus qui
ne trouvent qu'au carnaval existence , abri , plaisir , et disparaissent au
mercredi des cendi'es.
C'est donc le bal des Variétés qui a recueilli les débris de la société dis-
persée après la révolution de 1 850 ; c'est sur son parquet tremblant qu'ont
trépigné les danseurs les plus élégans des salons de Paris, demandant du
fracas à toute force, de l'étourdissement à tout prix. Aucun spectacle de
mœurs n'a été peut-être plus attachant que celui de certains quadrilles, où
l'on reconnaissait, sous des costumes horribles à plaisir, des jeunes gens
d'esprit et de bon goût , abdiquant pour une nuit la gêne des bonnes ma-
nières pour essayer un peu des douceurs de l'ignolile.
Nous n'avons pas cru un instant que les deux tableaux représentés au
théâtre des Variétés eussent la prétention de reti'acer ce côté des saturnales
joyeuses que M. Dartois a eu le bonheur de fonder. C'est la matièi"e d'un
chapitre; ce n'est pas un sujet de vaudeville. A un vaudeville il ne faut
pas des observations fines , mais de grosses facéties; il ne faut pas des per-
sonnages excentriques , mais des farceurs et des niais de tous les temps; et
puis il faut que dans un vaudeville Vernet ait ses coudées franches , ses
allures libres. Or , le voilà bien à son aise dans ce rôle d'imbécile pour
qui le bal masqué est moins un plaisir qu'une suite de mystifications bur-
lesques. Plaignez-le, ce pauvre Corniquet. 11 est d'une si bonne pâte qu'il
se laisse intriguer par un singe , mais un singe naturel qu'il prend pour
un homme; et entre autres singeries , cet animal Ini enlève un papier qui
le compromet aux yeux de son oncle et de sa cousine , et rom])t tout net
son mariage.
La famille se rend pourtant au bal des \ariétés, et là Corniquet est
complètement abîmé. L'éclat des lumières, le bruit de l'orchestre , les
hurlemens argotiques des danseurs , l'assourdissent et l'aveuglent ; et le
singe, toujoius le vrai singe, a bon marché de lui quand il vient encoie
lui prendi'c le bras. Corniquet croit conduire à présent la maîtresse du ma-
gasin. Il est impossible d'être plus baffouc , plus honni et plus amusant
que Vernet. N. U.
••<>•«•*«>•>«««'•>•>«>
»»«eii»»a»«»»»»»c«»»»»*— ««»•*•*•— —**»**
Ha
MOUVEMENT INTELLECTUEL
ET LITTÉRAIRE
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT (i).
ÉPOPÉE. GRAINVILLE.
PREMIER ARTICLE.
L'épopée est-elle possible dans l'état de notre société? Voila la
question.
On l'a résolue depuis long-temps par une subtilité ou par un
non-sens qui a l'air d'un axiome :
Les Français n'ont pas la tête épique.
Il fallait dire : Les civilisations avancées n'ont plus d'élémens
(') J'interromps ici le cours de ces considérations théoriques dont la forme de-
viendrait un peu fastidieuse dans une publication successive, pour donner dès au-
jourd'hui au lecteur un échantillon des notions plus positives de critique et de bio-
graphie qui s'y rattacheraientpar la suite, si je pouvais concevoir l'espérance d'achever
encore un livre. Mais quel homme est sûr d'achever l'œuvre qu'il a commencée ?
( Note de l'auteur. ) i
TOME XIV. FÉVRIER. G
8u REVUE DE PARIS.
épiques, et de toutes les civilisatious possibles, notre civilisatiou
française est celle qui en a le moins. C'est cela qui est la vérité.
Le grand ressort de l'épopée, c'est le merveilleux, et il n'y a
point de merveilleux sans croyance.
Toute civilisation tend incessamment a se matérialiser, a me-
sure qu'elle avance dans ce qu'elle appelle ses perfectionnemens.
Du moment où elle abdique l'inspiration morale qui a déterminé
son agrandissement pour descendre a l'instinct animal du bien-être
et des jouissances viagères, elle a cessé d'être épique.
Donnez -moi delà foi, des préjugés, des superstitions, du fa-
natisme; donnez-moi de l'idéal, donnez-moi du mensonge, et on
vous donnera peut-être une épopée, si vous eu voulez a ce prix.
Autrement, battez- vous les flancs pour m'atteudrir sur des ar-
bres sensibles qui versent des pleurs et du sang quand on mutile
leurs rameaux; faites retentir a mon oreille le cri de Vénus bles-
sée dans le désordre d'une bataille, effrayez - moi , si vous en êtes
capable , des sirènes au chant mélodieux , qui attirent les hommes
pour les dévorer , ou du spectre géant qui glane un homme par
vaisseau. Nous savons k merveille, vous qui me racontez ces fic-
tions, et moi qui prends la peine de les écouter, quand je les
écoute, qu'elles sont fausses de toute fausseté devant la nature et
la raison. Vos sirènes sont des phoques, et votre fantôme un ro-
cher.
Si nous n'étions pas si savans, nous serions poètes encore;
mais on ne peut pas tout réunir. Vous avez la civilisation, vous
autres, et la civilisation perfectionnée ! Il faut bien s'en contenter.
Homère était un barbare.
L'épopée, pour un homme qui examine et qui disserte, qui
cherche la raison des choses et qui sait quelquefois la trouver ,
c'est le catéchisme pour un athée. Savez -vous qu'une épopée,
c'est presque une religion?
La position de Mihon avait d'immenses avantages sur !a nôtre;
juais elle ne devait plus se renouveler dans tout l'avenir des so-
ciétés humaines. Sa révolution, a lui, était une révolution quasi-
religieuse, et les démons qu'il peignait, il les avait vus; et le Pû/i-
liKVUK 1)K PVRIS. S'5
dœmonium de l'enfer, il avait contribué h le bâtir. Il avait ét('
l'ami de Satan.
La seule machine qu'il parût possible de faire mouvoir encore
dans notre épopée sans mystère, c'était cette métaphore amplifiée
jusqu'à l'ennui, jusqu'au dégoût, qu'on appelle l'Allégorie, la
personnification convenne d'une idée abstraite qui tient la place
d'un Dieu , tant que l'impatience du lecteur lui permet de tolérei
cet intolérable artifice d'une imagination épuisée et d'une froide
iconologie. C'est k ce moyen que recoururent Boileau , dans l'in-
génieux pastiche qui est intitulé le Lutî'in^ et Voltaire, dans la
gazette élégante qui est intitulée la Henriade. Ces deux tentatives
elles-mêmes prouvaient essentiellement à ceux qui auraient pu en
douter, que l'épopée était finie. Il fallait, pour la renouveler,
qu'un homme se rencontrât qui se fût fait une poésie, une my-
thologie ; un monde a lui , qui eût inventé ou deviné d'autres
temps , d'autres lieux , d'autres intérêts , une autre nature , une
autre histoire , et qui portât dans sa pensée une seconde création ,
aussi vraie, aussi sensible que la première. Il fallait, pour ainsi
dire, que cet homme se fût approprié un autre Parnasse , un autre
Olympe, un autre univers.
Cet homme , qui n'apparaît pas deux fois dans une société
d'hommes unis par la même religion et par la même langue , il
s'est rencontré un jour, a l'heure où tout allait finir dans les lan-
gues et dans les religions. Il a passé inconnu de presque tous, dé-
daigné du petit nombre de ceux auxquels sa parole était parvenue ;
il a passé sans laisser de traces, ou a peine recommandé à la mé-
moire ingrate des siècles par quelques pages éloquentes que je viens
rappeler timidement dans quelques pages inutiles. Voilà le destin
de l'épopée chez les modernes.
Et le génie dont je parle avait nom Jean-Baptiste-Francois-Xa-
vier de Grainville. Pourriez-vous me dire si on lui a érigé uu mo-
nument quelque part , s'il a seulement pris place dans quelciue
modeste nuisée provincial , si ses traits ont été conservés comme
les vôtres (qui que vous soyez) , et peut-être comme les miens, par
riconographe obséquieux des célébrités contemporaines? Hélas !
0".
H'j RKVDE DE PARIS.
non! Vous ignoriez qu'il eût existé, et la postérité l'ignorera pro-
Ijablenienl comme vous. Cet esprit incomparable est arrivé trop
tard. Ce pauvre grand homme a subi la destinée commune a tons
les grands hommes qui ne sont pas de leur temps. 11 n'a produit
qu'une épopée.
Grainville naquit , le 5 avril i 746 , dans une cité jeune encore ,
mais qui a été plus d'une fois chère a la poésie. Le Havre était la
patrie de ce matamore de Scudéry, qui taillait sa plume avec une
épée, et dont les préfaces fanfaronnes ressemblaient a des cartels;
homme de beaucoup de cœur et de peu de sens, Provençal enté
sur lui Normand, dont on a oublié les ouvrages, et qui n'est plus
guère connu que par les plaisanteries de Chapelle, mais auquel on
ne saurait refuser cette verve ardente et passionnée que les bonnes
gens prennent quelquefois pour du génie. Il était la patrie de Ma-
deleine de Scudéry, sœur plus illustre d'un frère illustre, comme
<m pailait alors; enthousiaste alambiquée. Romaine de la rue des
Tournelles et de la place Royale, dont la vie séculaire jouit d'une
admiration mieux fondée que les nôtres , car elle était au moins
fondée sur des succès sans artifice.
Quand Grainville naquit au Havre il y avait neuf ans que Ber-
nardin de Saint-Pierre y était né; Bernardin de Saint-Pierre, cet
admirable poète de la prose, qui fondit dans un ensemble mer-
veilleux les couleurs de l'Ecriture et celles de Virgile, qui com-
posa son stjde, désespérant pour quiconque voudrait l'imiter, de
la naïveté d'Amyot, de la tendre élégance de Fénelon et de l'é-
lastique sensibilité de Rousseau. Bernardin de Saint-Pierre, com-
mtriote de Grainville, resserra encore ce nœud fortuit en épou-
sant sa sœur, comme si la fraternité de l'alliance avait été néces-
saire entre eux pour attacher quelque solennité de plus a la fra-
ternité du talent !
Grainville fut destiné h l'église; il appartint de bonne heure,
par ses principes acquis autant que par sa vocation religieuse, a
cette courageuse église militante qui disputait pied a pied les
ruines du christianisme aux so])hismes des incrédules et aux rail-
leries dos cyniques, et c'était })eu de temps avant l'époque où
UKVUE DE PAIUS. 85
Dieu permit qu'elle succombât dans celle lutte pour ne se relever
que bien tard sons les auspices de Tordre et de la liberté. L'Aca-
démie de Besancon avait proposé pour sujet de ses concours cette
grave et prévoyante question : Quelle a été l'influence de la phi-
losop/iie sur le dix- huitième siècle? Grainville la résolut comme
l'aurait fait, quelcpies années après, de Maistre ou La Mennais.
Son discours fut couronné d'un avis unanime, et bonneur en soit
rendu a cette digne Académie, car son jugement ne tarda pas a
être confirmé par Ibistoire. Cette fois-la, ce fut quatre-viingt-
TREizE qui répondit.
Le jeune orateur persista dans cette mission intrépide, hélas!
et inutile , sans s'émouvoir des clameurs qu'elle excitait et des
persécutions qui commençaient a le menacer. Un biograpbe que je
suis obligé de consulter sur cette première partie de sa vie, dont
je n'ai pu recueillir les détails dans la mémoire de mes contempo-
rains, compare les efforts de ce brillant athlète de la foi a ceux
d'un poète infortuné qui eut sur lui le triste avantage de mourir
trop tôt pour voir de près l'accomplissement de ses douloureuses
prophéties. Grainville fut le Gilbert de la tribune apostolique.
Un jour le sacerdoce tomba de la chute commune a toutes les
institutions; le ministère du prêtre était fini. L'homme, aban-
donné aux seules ressources de son esprit, se rappela qu'il étaii
poète. Ses essais infructueux au théâtre , pastiches tout grecs et
tout mythologiques d'une littérature usée, sont peu dignes d'oc-
cuper l'attention dans une histoire telle que la sienne. Je vais la
poiu"suivre maintenant avec simplicité, comme elle m'a été racon-
tée par ses proches et par ses amis.
Grainville était noble. Il avait été prêtre; il jouissait d'une
haute considération parmi les personnes lettrées. Un extérieur
très-distingué , un organe très-expressif, une méthode lumineuse
de raisonnement , une facilité entraînante d'expression qui se sai-
sissait puissamment des esprits, une aménité de mceurs et une to-
léi'ance d'opinions qui lui conciliaient tous les cœurs, en faisaient
un personnage imposant encore dans une société presque toute
matérielle qui ne reconnaissait plu? do droit, mais qui subissait
f^^-'^m
■f^'
I'::
<Lsi n iv V
86
REVUE DE l^ARJS.
quelquefois, sans le savoir, ceux du génie et de la vertu. Il n'en
fallait pas tant alors pour être suspect aux yeux jaloux de la ré-
volution. On jeta Grainville dans une de ces prisons politiques où
languissait, en attendant le bienfait infaillible de la mort, l'élite
de notre vieille France; la place d'un tel homme y était marquée.
Ceci se passait à Amiens ; le député en mission était un de ces
jeunes conventionnels qui venaient d'échanger tout à coup les
exercices de la chasse et les plaisirs accoutumés de son âge contre
l'autocratie de la politique révolutionnaire et le pontificat de la lé-
gislation. Il avait vingt-neuf ans, et derrière lui six mois de folies
démagogiques, dont une longue et sincère expiation l'a peut-être
relevé. S'il vivait encore, et si ces lignes, écrites sans haine, par-
venaient jusqu'à lui, je serais désespéré qu'elles attristassent son
ame. Ses excès furent ceux d'un temps qui portait des excès
comme ses fruits naturels. Un noble repentir, et on l'a dit en vers
mieux que je ne le répéterai en prose, est la plus haute vertu a
laquelle puisse atteindre notre débile humanité.
Avait-il connu Grainville , ou bien le connaissait-il par ses ou-
vrages ; ou bien fut-il entraîné vers lui par quelque sympathie qui
se révélait a ce cœur malade, et qui commençait a lui enseigner,
dans sa toute-puissance éphémère, la douceur de l'indulgence et
du pardon , c'est ce qu'on ne m'a pas appris. Il le fit amener a
une de ses audiences. « Comprends -moi bien, lui dit-il; tu te
» distingues entre les hommes par des talens que j'honore et que
» j'aime ; mais tu es une des soixante-cjuatre hêtes noires dont
» j'ai promis la tète aux comités dans ma lettre du 9 septembre,
^) et si j'épargne ta tête, c'est la mienne qui paiera pour elle. Ceci
» est une affaire où nous sommes intéressés au même titre, et où
» nous apportons le même gage. Sauve-nous tous les deux, ou
» meurs! — Que puis-je faire pour te sauver sans mourir? »
répondit Grainville; car Grainville était homme, et c'est une
chose qu'il faut se rappeler, même quand on parle des grands
hommes. — « Il n'y a rien de plus aisé, reprit le proconsul ; brise
» le dernier lien qui te retienne dans les engagcmens avec une
» prêtraillc stupido, croupie dans l'ignoiaucc et le fanatisme. Sois
IIKVUE DE PARIS. 87
)) patriote et citoyen. Donne une citoyenne a nos fêtes, et des
» guerriers d'espérance a nos bataillons. Choisis enfin entre le
» temple de Fliynien et Féchafaud ! » Le temple de llijmen était
le mot consacré par les beaux parleurs de la république pour dé -
signer l'estaminet municipal où se jouait la dégoûtante parodie du
sacrement de mariage. La langue de la basse littérature du bout-
rimé et de l'acrostiche était en progrès sous le règne de Marat ;
elle avait détrôné celle de Fénelon et de Pascal. Je ne rappelle pas
cette terminologie ridicule sans dérision, mais je la rappelle sans
amertume, car je ne pense point qu'on songe k la compter en-
core au nombre des progrès intellectuels de la révolution.
Polyeucte aurait couru embrasser la guillotine, et Fénelon
aussi peut-être. Grainville , né dans un âge de sceplicisme, Grain-
ville, arrivé a un âge de dissolution politique où la pensée épou-
vantée n'entrevoyait presque plus d'avenir, Grainville se maria,
parce qu'il voulait vivre, parce qu'il sentait, comme André Ché-
nier, les inspirations de la muse, parce qu'il entendait, comme
lui, cette voix qui crie au génie moissonné dans la fleur de sa des-
tinée, qu'il y a encore quelque chose en lui. Grainville se maria,
et le rigorisme l'accusera d'apostasie , et la sévère religion du de-
voir dira qu'il fallait mourir, parce qu'il vaut mieux mourir que
d'enfreindre un devoir; ce n'est pas moi qui combattrai ce prin-
cipe : j'en admire la sublime austérité , et je regrette de n'avoir
pas vécu aux jours où sa règle inflexible n'avait jamais ployé sous
la main de fer des événemens ; mais je compatis aux faiblesses de
l'humanité dans ces jours d'exception où le principe social vaincu
rendait par la force des choses tous ses droits a la nature. A au-
cune époque du monde, cette nécessité ne fut mieux caractérisée.
Grainville y céda. Dieu couronne sans doute, je le répète, ceux
qui auraient fait autrement; mais on tromperait cruellement l'idée
que je me suis faite de sa souveraine bonté , si ou parvenait a me
démontrer qu'il a réservé d'inflexibles rigueurs pour tous ceux qui
ont failli, quand il semblait s'être retiré lui-même du milieu des
])euples pour les livrer aux instincts de leur fausse sagesse.
Grainville avait quarante-huit ans ; ce n'est plus l'âge des pas-
^''^^^>^v
lK>>v>7
88 REVUE DE PARJS.
sions , surtout dans les hommes forts qui ont passé tout le temps
d'une robuste jeunesse a les combattre et a. les vaincre. Il prit
pour femme une de «es parentes dont l'âge se rapprochait du sien,
dont la fortune n'était pas meilleure, et qui n'apportait dans cette
communauté de malheur qu'une ame douce et résignée. Cette
union n'eut point de fruit, et rien ne me prouve qu'elle n'ait pas
été chaste. M'"'^ de Grainville , que j'ai beaucoup connue et beau-
coup aimée, ne parlait jamais de son mari qu'en l'appelant mon
cousin. Il y a souvent une vertu inaccessible a la pensée du vul-
gaire dans les actes qu'il condamne , une vertu qu'il ne compren-
dra jamais , parce que celui qui la pratique et qui se l'est imposée
n'a point eu d'égard à la pensée du vulgaire , et le mystère même
qui enveloppe ce dévouement inconnu le rend plus sublime en-
core. Je n'attache pas, au reste, une grande importance à cette
hypothèse ; j'ai déjà dit que je voulais bien que Grainville ne fût
qu'un homme.
A Grainville marié il était enfin permis de vivre; il ne lui
manquait plus que de quoi vivre; il ouvrit une école pour les en-
fans. Cet homme, si éminemment favorisé du don de la parole,
enseigna les premières lettres aux pauvres gratuitement, aux
riches pour un modique salaire; il s'occupa surtout d'inculquer a
ses jeunes élèves les principes d'une saine morale , comme s'il
avait voulu réparer, par les soins qu'il donnait à cette seconde reli-
gion des peuples, le tort que son exemple inaperçu avait pu faire
à la première; il se trompait seulement sur l'importance de sa
faute ; la transgression du devoir était une chose presque indiffé-
rente par ses résultats dans un ordre de devoirs qui n'existait plus.
La petite école jouit pendant quelques années d'une prospérité
modeste qui suffisait à l'ambition de Grainville, parce qu'elle four-
nissait à ses besoins. Autant qu'il me souvient de cet établisse-
ment , il avait un air d'aisance et de propreté qui charmait les
yeux et le cœur; c'était une simple, mais jolie maison, bien dis-
tribuée pour la division des études, et bien assortie, par son isole-
ment un peu triste, aux méditations rêveuses d'un sage. Elle s'ap-
puyait sur un jardin d'une niédioere étendue , mais suffisant aux
■y - o,'
REVUE IJE PARIS. 89
ébatteniens de l'enfance, et qui était planté presque partout de pe-
tits arbustes verts , afin que les écoliers pussent y prendre encore
dans les rudes gelées les récréations de l'hivernage. Tout cela
était enclos d'une basse muraille en assez bon état qui s'ouvrait
par une porte étroite sur le canal de la Somme, dont la rue des
Majots est bordée dans toute sa longueur , et que sa commodité a
rendu précieux depuis un temps immémorial aux industrieux
teinturiers d'Amiens. On verra plus tard que j'avais de très-
bonnes raisons pour insister sur les détails de cette mince topogra-
phie.
Pendant que j'ai parlé, il était survenu ce qui survient toujours
k la suite d'une action extrême et insensée , c'est-k-dire une réac-
tion extrême et violente. Napoléon en avait réprimé l'excès, de
cette main providentielle qui ramenait infailliblement toutes les
lois sociales au point fixe d'où elles n'auraient jamais dû s'écarter.
Les temples étaient rouverts , les autels étaient relevés , les prêtres
du Seigneur avaient repris leurs habits sacerdotaux, leurs rites et
leurs cantiques; ils officiaient solennellement au tabernacle, et
Grainville n'y était point. Grainville, le malheureux Grainville ,
c'était le renégat, le prêtre marié.
Ce n'est pas tout : de justes terreurs commencèrent a gagner
les familles ; on se demanda comment l'homme qui avait rompu
son vœu pouvait présider a l'instruction d'une génération nais-
sante, et personne ne s'avisa de réfléchir sur l'époque et sur les
motifs de cette infraction, parce qu'une fois que l'ordre est rétabli
partout, personne n'imagine qu'on ait osé en sortir. Le nombre
des élèves de Grainville diminua progressivement. Au bout de
quelques semaines, ils se trouvèrent réduits a deux pauvres en-
fans qui s'informèrent l'un de l'autre , en pleurant , des raisons
qu'avait le reste du monde pour haïr M. Grainville, qu'ils ai-
maient toujours. Le plus savant soupçonna peut-être que son ma-
riage en était la cause, parce qu'il avait entendu parler de cela
dans la maison de son père , mais ils ne comprirent point comment
celte union instituée par Dieu , et si honorée dans la société ordi-
naire, avait pu devenir un crime d'exception dans le mariage de
<)0 HEVUE DR PARIS.
leur maître. Cependant , une autre semaine était a peine écoulée
qu'ils s'en allèrent aussi tous les deux.
Il y eut la pour Grainville un jour d'isolement dont l'impres-
sion dut être aussi triste qu'un remords, car ces enfans, il les ai-
mait, et il savait bien, lui, pourquoi on les avait retirés à sa
tendre sollicitude. Sa cousine ou sa femme, comme on voudra
l'appeler, m'a souvent raconté la soirée qui le termina, et j'atteste
sur l'honneur que si je change malgré moi quelque chose a ses pa-
roles, c'est le peu que ma mémoire en a laissé échapper, depuis
près de vingt-cinq ans.
Les deux vieillards étaient assis au coin du foyer, et arrêtaient
de temps en temps l'un sur l'autre un regard abattu. Les yeux de
la femme roulèrent enfin quelques larmes qu'elle ne pouvait plus
dissimuler. Grainville s'empara de sa main , et , frappant son front
comme pour fixer dans ses esprits une illumination soudaine :
«Rassure-toi, s'écria-t-il , j'étais poète! Donne-moi ce papier
inutile , cette encre dont ils ne se serviront plus , et je te réponds
du présent. — Ou au moins, contiuua-t-il avec entraînement, je
te réponds de l'avenir. — Un jour, j'avais quinze ans, je me prome-
nais sur les bords de la mer aux environs du Havre , doublement
préoccupé de mes études habituelles et du grand spectacle de la
nature. Je réfléchissais aux possibilités futures de l'épopée , aux
efforts qu'elle attendait d'un génie capable de l'entreprendre,
aux conditions qu'elle devrait réunir dans une composition nou-
velle, pour lutter avec tout ce que la muse antique a produit de
plus élevé ; et ])uis je contemplais l'océan et le ciel. Je ne peux pas
te dire comment cela arriva : une inspiration merveilleuse descen-
dit en moi , car il ne me semble pas que j'aie rien inventé. C'était
une harmonie venue de haut qui enchantait tous mes sens, et dont
je comprenais les accords avec autant de facilité que si je les avais
modulés moi-même. Elle m'entretint ainsi dans une extase incom-
parable, tant qu'il me restait quelque chose a. apprendre; et en-
suite je n'entendis plus rien, parce que je savais tout ce qu'il
m'(''tait donné de savoir. Alors je tombai accablé sur le sable, et
j(; le mouillai de pleurs do joie et de recounaiï^sance. Di<!u venait
REVUE DE PARIS. QI
de me communiquer un sentiment assuré de mes forces , et il me
criait encore a travers l'immensité : « C'est cela qui est le gé-
nie! » Ce ne fut cependant qu'un rêve passager; une nuit, une
heure, une minute lemporta de mon esprit et de mon cœur, et
aucune circonstance ne me lavait rendu jusqu'ici. Je viens de le
ressaisir, je le possède, il est a moi ! Je ne le perdrai plus. J'en
ferai une conception vivante et immortelle. Rassure-toi, femme,
j'étais poète! »
« Pendant qu'il m'adressait ces paroles, ajoutait M™e de Grain-
ville, je le regardais avec une espèce d'effroi, dans la crainte où
j'étais de découvrir eu lui quelque altération d'esprit occasionée
par la rigueur de notre position ; et c'était en effet la première fois
que je l'entendais parler de muse et de poésie. INIais sa belle figure
n avait jamais été empreinte de plus de calme et de bonheur. 11
me sourit en se mettant "a travailler, et moi je me mis a prier. »
Le poème de Grainville était conçu d'avance dans sa pensée.
Les pages que j'en ai vues ne portent presque point de ratures,
mais ces pages n'étaient qu'une esquisse. J^e mécanisme du vers
ne s'y révèle qu'aux sens éclairés d'un juge qui sait lire, et qui
eu démêle avec facilité le nombre mystérieux et l'artifice élégant
dans la période aux tours habilement balancés, dans la phrase
large et harmonieuse qui enveloppe une belle prose, et dans le
rhythme aux règles inconnues qui la cadence. Grainville ne pen-
sait point que le poème épique pût s'affranchir des lois de la ver-
sification , et quoique la seule leçon qui nous reste du Dernier
homme annonce une étude bien approfondie et bien heureuse de
cette langue mesurée de Fénelon, qui a donné depuis aux il/ rtr(^T.y
de M. de Chateaubriand , suivant l'expression de Foiitanes, le
charme des plus beaux ^>ers, il est certain qu'il ne regardait pas ce
travail comme la forme définitive de son œuvre. J'ai vu en effet ,
comme les biographes le rapportent , le premier chant tout entier
écrit delà main de Grainville, dans le mètre accoutumé de l'é-
popée française , et je ne conviens pas sans pudeur et sans regret
que ma mémoire n eu a rien conserve. Il faut se rappeler, pour
me pardonner cet impardonnable oubli , pour eu excuser Tinsou-
f^U REVUE DE PARIS.
ciance presque sacrilège, ce qu'était la poésie française en 1810.
Jamais la pensée n'avait revêtu des ornemens plus pompeux que
dans l'école de Delille; jamais une idée vulgaire, quelquefois tri-
viale , quelquefois grossière , n'avait eu plus d'égards au cérémo-
nial de la parole, et ne s'était ménagé, a force d'atours , un accès
plus facile dans ce beau monde de la littérature qui aurait tué l'autre,
si on tuait la naïveté, l'éloquence et le génie. L'antithèse arithmé-
tique a deux membres sonores ; l'alliance de mots d'autant plus
saisissante qu'elle était plus abrupte et plus désordonnée; la péri-
phrase aux longs replis qui embrassait l'expression, qui étouffait la
vérité dans les nœuds d'un logogryphe; la rime enfin, la rime
obéissante qui revenait sur trois pieds prolonger en écho le reten-
tissement d'une rime commode , préparée d'avance avec soin pour
faire valoir sa redondance fraternelle ; c'était la ce que de mon temps
on appelait la poésie. Grainville ne s'en était pas douté : il s'était
borné à soumettre son magnifique langage aux lois commîmes d'une
mesure élégante et noble , comme celle dont Homère s'était joué
avec le même abandon, et je me souviens que je fus frappé de
l'heureuse précision avec laquelle cette versification sans parure
et sans éclat représentait cette belle prose qui n'en avait pas be-
soin. Mais j'étais trop jeune alors pour avoir acquis cet inappré-
ciable sentiment du vrai qui est lapins précieuse des acquisitions
de l'intelligence. Le luxe de la figure, aujourd'hui si fastidieux
pour moi , l'arrangement maniéré de la phrase épique , et j'en
rougis, manquaient alors , dans l'ouvrage de Grainville, a mon
oreille, toute remplie des leçons des rhéteurs et des lectures des sa-
lons. J'en aurais jugé autrement plus tard.
Ce travail, si simple, si naturel qu'on l'aurait cru identique a
la conception de la pensée, demandait cependant beaucoup de
temps; et tandis que l'auteur l'élaborait avec cette conscience en-
fantine du talent qui ne prévoit d'autre lendemain que celui de k
gloire, le lendemain de la détresse était venu , entouré de son es-
corte coutumière de privations, de soucis et d'huissiers. Grainville
qui avait conçu sonépopéecn vers, jugea qu'il scraittrop heureux
de la vendre en prose; mais f'éiail un lésullal difficile "a obtenir a
REVUE DE PARIS. C)3
Amiens OÙ Y Iliade n'aurait point trouvé de marchand, même en
se présentant aux chances du commerce et du succès sous le nom
consacré d'Homère. Il se rappela tout a coup que Bernardin de
Saint-Pierre, parvenu alors a l'apogée de l'illustration littéraire et
non pas de la fortune, lui avait appartenu par un lien dissous de-
puis long-temps , mais qui n'en était pas moins saint. Le Dernier
homme fut mandé par la diligence k l'auteur de Paul et Firginie,
qui ne le lut probablement point. Les vieux écrivains que l'amour de
l'art et l'indépendance du caractère ont tenus loin de toutes les
carrières qui mènent h l'aisance , n'ont guère le temps de lire. Ils
travaillent au jour le jour comme l'ouvrier mécanique, dont ils
ambitionnent souvent le sort.
Tout ce que pouvait Bernardin de Saint- Pierre , c'était de re-
commander a un capitaliste de bonne composition l'ouvrage de
ce frère d'alliance , dont la tardive estime des hommes fera peut-
être un jour son frère d'immortalité. Il y avait alors a Paris un li-
braire nommé M. Déterville, qui avait acquis dans l'exercice de
son industrie une fortune immense et cependant honorable.
M. Déterville ne se crut pas plus obligé que Bernardin de Saint-
Pierre a lire le Dernier homme , et il se soucia peu de le faire lire
aux autres. Satisfait de complaire, par un acte de déférence, a un
membre de l'Institut qui avait de la réputation , et de laisser tom-
ber la modique aumône du riche sur un vieux provincial qui
croyait encore a l'épopée , il répondit a Grainville en lui envoyant
quelques exemplaires et quelques écus. Il faut même le dire a la
gloire de M. Déterville : jamais charité ne fut plus gratuite, car
tout le reste de l'édition fut enfoui dans la vaste bibliotaphe qu'il
appelait son magasin. Quand la noble sympathie du chevaliei
Croft, de Natalis de la Morlière, d'Auguste Machart, de Léonor
Jourdain , soutenue avec tant de chaleur par Jouy et par Mille-
voye, eut réveillé, dans un intérêt d'humanité , quelque souvenir
de cette belle production avortée en sa fleur; quand je tentai de la
rajeunir par un nouveau titre et par une préface déjeune homme,
qui donne la juste mesure de mon sincère enthousiasme et de mon
mauvais style; en 1810 enfin, il y avait cinq ans que le Dernier
C)4 HKVUK DK PAUIS.
homme avait été imprimé, et cinq exemplaires eu avaient été ven-
«liis. Nous fûmes beaucoup plus heureux. Nous en vendîmes dix.
Le demeurant passa sans doute k la Leurrière ou au pilon , et
revêt , selon toute apparence , en maculatures ou en cartonnages ,
les vere et la prose que vous connaissez. Les livres ont leur desti-
née : c'était l'opinion de Tereutianus Maurus, k qui Dieu fasse
grâce , en faveur de cet excellent axiome , de l'élégante insipidité
et de l'harmonieux ennui de ses préceptes.
Il restait encore quelque élan à espérer de l'impulsion des jour-
naux, qui n'étaient pas tout-k-fait tombés alors sous un monopole
honteux, a la merci de la position et de l'argent; mais le servilisme
qu'on leur reproche aujourd'hui était déjà fort avancé en progrès.
Ils s'étaient voués , pour la moitié , a la culture de quelques re-
nommées en germe, dont ils espéraient moissonner les fruits a
leur maturité , et se faisaient un soigneux devoir d'extirper autour
d'eux tous les jets vigoureux qui menaçaient de retarder leur dé-
veloppement en les pressant de leurs surgeons , ou en les couvrant
de leur ombrage. Dans l'autre moitié, il n'y avait pas un écrivain
d'esprit et de cœur qui comprît Grainville, et qui fût digne de le
comprendre.
Il n'était guère alors qu'un homme en France qui pût com-
prendre Grainville et se faire un glorieux devoir de tendre une
main protectrice au poète. C'était Napoléon, dont la pensée fut a
elle seule un poème immense, une vivante épopée , et dont Grain-
ville venait de magnifier la gloire dans quelques lignes sublimes ,
auxquelles les Alexandre et les César porteraient envie. La clien-
tèle affamée de ses adorateurs a brevet prit bien garde de les lais-
ser parvenir jusqu'à lui. Ils avaient pour cela trop d'intérêt a ne
pas laisser prélever a la détresse du génie la dîme de l'adulation.
Trompé dans des espérances qui avaient toute la naïveté d'unes
illusion de jeune homme , il paraît que le cœur du vieillard se brisa .
Grainville tomba dans une profonde mélancolie qui fut suivie ,
dit-on, d'une fièvre sans sommeil et de quelques accès de délire,
.le le veux bien : il n'y a pas de mal à donner une explication
î)hYsique aux aberrations de la raison , et h rendre notre corps ma-
RKVUE I)K PARIS. C)J
téiiel responsable des infinuités de notre intelligence; mais cette
insomnie de la douleur, mais ce délire du désespoir, ont quelque-
fois d'autres causes qu'une maladie accidentelle, et les âmes pro-
fondément souffrantes qui s'y connaissent un peu liront assez avant
dans ma pensée pour que je puisse m'abstenir de la déployer tout
entière. Quoi qu'il en soit, le i^r février 1805, a deux heures du
matin d'une nuit rigoureuse, au murmure d'un vent de tempête,
Grainville se leva pour rafraîchir sa tète ardente anx intempéries
de la saison, parmi ses petits ifs et ses jeunes sapins. Après quel-
ques minutes de promenade au travers de ses plantations aban-
données et le long de ses murailles mal entretenues , il ouvrit dou-
cement la porte dont j'ai parlé, la referma ensuite avec la même
précaution, et en mit la clef dans la poche de son seul vêtement.
Des jeunes gens attardés, qui passaient de l'autre côté du canal,
revenant d'une des folles soirées du carnaval, virent alors un
spectre assez étrange qui se glissait sur le revers opposé , et im in-
stant après, ils entendirent im bruit pareil a celui d'un corps qui
tombe. Le lendemain , quand les bateliers arrivèrent a leurs tra-
vaux quotidiens, ils remarquèrent quelque chose qui flottait entre
les glaces brisées, et ils le ramenèrent du harpon qui arme la pointe
de leurs longs pieux. C'était Grainville.
Je n'ai parlé jusqu'ici que de l'auteur du Dernier homme. Je
dois un article particulier "a son livre , et j'espère que le lecteur
ne m'en saura pas mauvais gré. C'est probablement la dernière
fois qu'il en est question dans notre littérature.
Ch. NoDlEll.
A M. LE DUC D'ORLÉANS,
EN LUI ENVOYANT MON ARTICLE DE LA REVUE DE PARIS DU 25 JANVIER.
Loin de Paris , aux bords où le flot qui s'avance
Baigne les rochers nus de la belle Provence,
A Toulon , est un bagne , image de l'enfer ,
Où le damné s'endort sur un chevet de fer -,
Les jours y sont brûlés par des soleils torrides ;
La jeunesse , en trois nuits , s'y crevasse de rides ;
La vertu s'y fait crime , et le crime joyeux
Epouvante l'oreille et fait baisser les yeux.
Lk vivent deux enfans , enfans de la nature ,
Qui ne comprennent pas la loi qui les torture ,
Qui demandent encore au muet argousin
Quel sort les exila de leur Atlas voisin.
Ils ont versé du sang ! une pensée amère
Leur disait qu'un bon fils venge toujours sa mère ,
Son père assassiné, ses parens morts. Hélas!
L'Évangile est encore inconnu sous l'Atlas ;
On y croit la vengeance une œuvre naturelle;
Jamais un Bossuet n'y sermona sur elle.
Estimons-nous heureux , chrétiens aimés du ciel ,
Nous qui ne connaissons ni vengeance ni fiel,
UKVLt i)i: j'Aitis. (y
Nous chrétiens qui savons, mieux qu'un fils du pro[)lièto,
Pardonner une injure a ceux qui nous l'ont faite;
Nous , experts sur le code et sur le droit des gens ,
Envers des Africains soyons plus indulgens :
Les voilà donc au bagne en leurs jeunes années;
Orphelins sans patrons, existences fanées!
Par un soin généreux la raison du plus fort
Les condamne a la vie et leur sauve la mort :
Les voila dans l'enfer; mais sur sa herse ardente
Cet enfer n'a pas mis le noir quatrain de Dante.
Sans doute de longs jours s'y traînent à pas lents ,
Sans doute un cri d'effroi sort des cachots dolents;
Mais dans ces malheureux , coupables d'ignorance ,
Un seul rayon du Louvre infuse l'espérance ;
Un mot sur le sauvage a nos lois étranger
Brise sa lourde chaîne et rend son pied léger.
L'autre nuit, en songeant a ces âmes flétries ,
Soucieux, je passais devant les Tuileries :
Vitres du Carrousel et vitres du jardin
Rayonnaient : je crus voir le palais d'Aladin.
On y dansait : le bal n'est pas une folie ;
L'existence du pauvre au coup d'archet se lie ;
L'argent du carnaval n'est jamais prisonnier;
Lorsqu'il descend du Louvre, il remonte au grenier.
Mais il est des douleurs , secrètes dans les villes ,
Que ne guérirait pas l'or des listes civiles;
Douleurs qui dans le corps allument un volcan ;
Douleurs de liberté, de grabat, de carcan,
Qui n'arrivent jamais au riche dans sa fête;
Qui, surprises un jour par un œil de poète.
Émeuvent, si le doigt les grave sur vélin,
Ceux qui prennent pitié de l'esclave orphelin.
Ainsi donc au milieu du carnaval profane,
A l'heure où, dans le bal, toute rose se fane,
TOME XIV. suppli'mekt. 7
r)8 UKVUK DE PARIS.
I.e djâteau m'éclairant de son derniei' rayon ,
Je fis, au Carrousel, ce placet au crayon :
Duc d'Orléans, je sors des lointaines provinces,
Et j'ignore comment on écrit à des princes ;
Mais cet art de la cour, que je n'ai pas appris ,
Ici serait oiseux , car vous m'avez compris.
Il faut que votre voix brise une double chaîne;
Vous serez plus joyeux a la fête prochaine.
Un mot tombé des lieux d'oii le bonheur descend
Fait le prisonnier libre, et le crime innocent.
Votre lèvre a toujours conseillé la clémence.
En ce temps où le bal finit et recommence ,
Excepté moi , qui songe a des sujets hideux?
Je suis seul aujourd'hui, demain nous serons deux.
Méiiy C).
Paris , ce 2v) janvier 183.*).
{') Le prince s'est vivement intéressé à celte affaire; des reiiseigueniens ont été
sur-te-champ demandés au ministère de la justice , et tout fait espérer une satisfai-
sante et prochaine solution.
LA MAISON DE LA PLAINE.
Vers ]a lin du bel été qui vient de s'e'couler , j'étais allé à la campagne
chercher, dans le calme et près de l'amitié, le meilleur des remèdes à une
santé bizarrement altérée , pour laquelle le savoir et l'expérience avaient
en vain épuisé leurs ressources.
La journée avait été chaude et lourde; il était sept heures, et , assis en
face d'une belle pelouse sur ces bancs de jardin à arabesques de fonte, nous
aspirions, dans le silence du bien-être , l'air plus agité qui commençait à
bruire dans le feuillage , et nous contemplions au ciel de grosses masses
grisâtres dont le soleil , malgré toute sa puissance à son coucher , ne pou-
vait rougir que les flancs. Mais depuis qu'on a perfectionné le service des
postes, quelle est la solitude où une lettre ne jniisse Avenir a'ous parler
d'affaires ? Il m'en vint une qui m'annonçait que le lendemain , de très-
bonne heure , ma présence était nécessaire à Paris; il fallait donc partir ,
partir à l'instant même. Toutes les petites voitures du pays avaient fait
leur dernier voyage de la journée ; c'était du moins une consolation dans
mon chagrin. J'échappais à la monotonie des cahots prévus d'une route
qu'on sait par cœur, et du trot imperturbable d'un pauvre cheval que la
fantaisie de galopper ne prend jamais.
Le seul moyen de me rendre à l'appel qu'on me faisait était donc d'al-
ler à pied jusqu'à Villeneuve-Saint-George, et d'y espérer une diligence ,
7.
loo revijK de paris.
ou de continuer le voyage pédestre jusqu'à Charenton, à travers les deux
lieues et demie de la plaine inhabitée qui s'étend si tristement à la droite
de la Seine.
Pendant ces calculs de proljabilités , les dames exprimaient ces craintes
qui donnent du prix à tout ce qui sort des voies vulgaires et sent tant soit
peu l'aventure. Une demi-heure s'e'tait e'coule'ej la nuit tombait j lèvent
balayait les nuages que d'autres remplaçaient. La châtelaine apporta au
voyageur convalescent une de ces innocentes cannes à dard fabriquées à
Plombières , et qui n'ont jamais figuré en cour d'assises. Après les serre-
mens de mains et les recommandations inquiètes (car tout est danger pour
l'amitié'), après les mots : A demain I répétés de part et d'autre, je par-
tis , guidé par un ami à travers les prairies qui abrègent la route , et une
demi-heure après l'avoir quitté , j'étais arrivé aux premières maisons de
Villeneuve , rafraîchi dans ma marche rapide par quelques larges gouttes
auxquelles j'avais offert mon front malade et brûlant.
Déjà s'éteignaient tous ces bruits que le travail du jour éveille dans
les champs , et que le soir réunit un instant sur les points habités pour
les endormir quelques heures. Près de la porte des maisons étaient assis ,
ou se reposaient , l'épaule appuyée contre le mur , quelques causeurs plus
intrépides , répétant les on dit semés sur la grande route par les conduc-
teurs de diligences ; car les conducteurs des petites voitures ne pénètrent
pas assez dans Paris pour donner un haut crédit à leurs nouvelles. J'eus
bientôt appris que , jusqu'au lendemain matin , je n'avais à espérer aucun
moyen de transport. Mon parti était pris ; je souhaitai une bonne nuit à
tous ces braves gens qui allaient se coucher , et je me lançai bravement
dans la solitude qu'il fallait traverser.
Aux premiers instans d'une course qui doit se prolonger , le corps est
toujours ferme et di-oit , la poitrine tendue et élargie, le pas assuré et re-
tentissant j mais quand on se sent bien seul , surtout quand il fait nuit ,
bientôt les bras pendent aux côtés avec plus de mollesse, la pensée devient
moins vive et le pas moins rapide. Pour m'arracher à la séduction de cette
langueur , 11 ne fallut rien moins que les violentes rafales qui courbaient
presque jusqu'à mon chapeau gris les branches des arbres de la route, et
la pluie , que le vent plus rapide me cinglait au visage. Ce combat contre
l'orale a ses plaisirs, et je m'y préparai, comme tous les lutteurs,
en boutonnant mon habit jusqu'au cou. Mais de ces promesses de tempête,
je n'eus q>ic deux ou trois ondées, elle concert bruyant des vcntsdéchaînés
RRVUK DR PARIS. lOf
qni allaient, aussi prompts que la pensée, du point où j'e'tais aux lieux que
j'avais quittes.
Cependant je marchais toujours, et enfin j'aperçus à ma droite la pre-
mière maison qui s'offre au voyageur au milieu de la maussade fertilité' de
cette plate campagne. Je la connaissais, cette maison; je l'avais remarquée,
et tout le monde la remarquai? , car elle e'tait inliabitëc, là, toute seule,
toute triste; et, hors des villes , une demeure abandonnée est une ruine
encore debout qui attend , pour tomber, que la tradition populaire se soit
emparée de son histoire.
Vous verrez bien des châteaux , de brillantes villes, sans questionner le
passant ou le conducteur; mais que du coin où , voisin peu communicatif ,
vous vous abritez contre les caquctages de voitures , vous aperceviez des
débris , des traces d'abandon , aussitôt vous provoquez le compagnon que
vous n'aimiez pas, et il faudra qu'il parle bien long-temps avant que vous
trouviez qu'il en ait dit assez. Qui de nous se souvient d'une seule
des maisons de ce vilain village qui couronne les hauteurs d'où l'on do-
mine Bicêtre ? Et qui de nous ne se rappelle cette grille de fer noir qui ne
s'ouvre plus jamais sur une avenue tout encombrée des hautes herbes et
des branches que bien des hivers , bien des orages , ont fait tomber des
grands arbres qui la bordent? Qui ne voit encore ce château sombre , si
retire' dans sa tristesse que les vitres en sont encore entières? Quel homme
a passe' par-là sans avoir retenu ce re'cit qu'on ne lui a dit qu'une fois , et
qu'il retiendra toujours : « C'était là le vaste domaine d'une riche famille
dont la fortune e'tait le plus sûr patrimoine des misérables habitans de ce
pays ! La re'volution de quatre-vingt-treize arriva ; les lâches ingrats
traînèrent à Paris, sur une charrette , leur bienfaiteur, et revinrent le len-
demain voir sa tête pendant à la main du bourreau. On ne sait par quelle
circonstance le château fut pre'servéde la confiscation. Ses nouveaux maîtres
étaient alors absens ; plus tard ils revinrent , mais ils ne voulurent
ni habiter ni vendre une maison maudite. Ces portes, qui se sont refer-
mées sur un crime , ne doivent plus s'ouvrir ; les bienfaits sont taris , mais
le château , d'où ils venaient au village , reste debout. C'est le monument
d'une vengeance qui s'est déjà transmise à deux ge'nërations ; c'est le lit
d'un beau fleuve que la colère de Dieu a desséche' , et dont le sable ne doit
plus rien produire.
Mais la maison dans la plaine de Villeneuve ! .J'y reviens , et laissez-
moi vous dire comment elle était alors; car au moment où je vous écris
102 HEVUK DE PARIS.
tes lignes , les maçons y cnt porte leur marteau , leur truelle , leur piàtrp
blafard; il ne manque plus qu'une couche de gros jaune pour tout effacer,
traces du temps , souvenirs du drame.
Cette maison est la seule qui s'offre à droite le long de ces deux énormes
lieues qui séparent Maisons de Villcneuve-Saint-Geoige. Vers le milieu
du chemin , un peu au-dessus de l'avenue de Ghoisy , elle élève ses deux
étages à trois croisées. A travers les carreaux verdâtres , on aperçoit du
chemin les papiers de tenture, simples , mais propres encore , qui tapis-
saient les deux chambres dont se compose chaque étage , et dont chaque
croisée indique la largeur, car la dernière à gauche laisse voir l'escalier qui
occupe presque un tiers de cette demeure. Rien qu'à jeter un regard en
passant , tout le monde dira : Ce n'est pas là une ferme , une maison de
paysan , l'ermitage d'un petit bourgeois; car il n'y a là ni la place des
instrumens de travaux rustiques , ni la misère du journalier, ni aux envi-
rons l'herbe et les bois que veut le Parisien qui , le dimanche , cherche la
nature. Ces murs nus ne semblent se montrer au piéton qui chemine que
pour lui faire dire : Mon Dieu I comme on est seul ici ! C'est ainsi que ,
pendant la nuit , le batteiflent léger d'une montre fait mieux entendre le
silence.
Comme pour isoler encore cette retraite dans celte vaste solitude , une
muraille, qui l'enclôt de toutes parts, forme à l'cntour une espèce de che-
min de ronde; seulement le rectangle de moellons s'allonge un peu vers la
gauche pour comprendi-e dans son enceinte un petit bâtiment où l'on peut
exiler les importuns du dedans , comme la muraille repousse ceux du de-
hors. Là maintenant tout est mort; mais on sent qu^on a voulu s'y faire
une vie close, une vie qui s'appartînt, qui ne reçût rien des autres, parce
(ju'elle avait assez de haine ou d'amour pour se nourrir.
J'étais donc arrivé devant cette maison que j'avais si souvent regardée
de la voilure ; un peu fatigué , mais maître de moi-même et do mon temps,
je voulus nie reposer et vins m'asscoir contre la muraille. De l'angle
gauche contre lequel j'étais appuyé, j'avais presque devant moi ces lignes
de gros arbres qui dessinent de loin le chemin de Choisy ; leurs tètes touf-
fues, agitées parla bourrasque, se baissaient , se relevaient , tantôt toutes à
la fois , tantôt avec de longues ondulations , comme un grand rideau (pie
secouerait la main d'un génie capricieux ; de l'autre côté, je voyais s'clfi-
1er sur les éclaircis grisâtres du ciel les arbres maigres d'une route plus
jeune , et je me rappelais que ces voies avaient clé ouvertes |)ar Louis XV
REVUE DE PARIS. 1 o3
poiii- aller voir M™*' de Pompadonr. Pouvoir faire tracer, aplanir, ])lantcr
une route pour voir sa maîtresse une demi-heure plus tôt, c'est beau ! et
cependant à cet amant heureux il n'a fallu qu'une volonté' , qu'un ordre;
mais si Jacques prolonge quinze ibis sa veille'e pour donner à colle qu'il
aime une bague d'argent , Jacques a plus de dévouement que Louis , Louis
n'aime pas si bien que Jacques.
Devant moi ce tableau , au-dessus le ciel avec ses grands mouvemcns
des nuages ; derrière , ce lugubre bâtiment que je pouvais voir , à demi-
couché comme je l'e'tais , en renversant ma tête , et tout autour le bruit
du vent qui grondait dans la plaine et sifflait à l'angle de la mu-
raille. La rêverie est bonne ainsi; une histoire à entendre est meilleure
encore. A de'faut de narrateur j'interrogeai mes souvenirs sur cette mai-
son , les récits incomplets que j'avais sollicitc's, et je me refis la vie de ceux
qui étaient venus là chercher l'oubli qu'ils ont si bien trouve.
n.
H y a six ans à peu près , à l'extrémité septentrionale de l'île Barbe, à
Lyon , on voyait tous les matins , à huit heures , entrer dans une petite
maison, louée toute meublée, une femme de cinquante ans environ. A son
costume , à son exactitude matinale , aux diverses commissions qu'elle fai-
sait chaque jour , on aurait pu facilement reconnaître une femme de mé-
nage , si sa discre'tion , juste au niveau de celle de ses pareilles , avait pu
laisser im doute à toute personne qui l'avait vue une fois; et M'"*^ Ra-
cine e'tait vraiment assez excusable si sa reserve était moins grande
que celle d'une femme de chambre ou d'une cuisinière : par ses lonc-
tions ambulantes, pe'ne'trant dans plus de mystères domestiques, elle avait
plus d'occasions d'être provoquée par des cui-ieux intéressés , et pouvait
plus agréablement varier ses récits. Quoiqu'elle sût avec bonheur, à ce
qu'elle avait vu , ajouter les créations d'une imagination fréquemment mise
en jeu , elle n'avait que médiocrement satisfait l'attente des voisins qui
l'avaient interrogée sur le maître qu'elle servait trois heures par jour; ce-
pendant M. Dervant était un homme que l'on pouvait désirer connaître ,
sans être poussé par une impertinente curiosité. Ce n'était pas le sentiment
qu'il excitait , lorsque tous les jours , vcis deux heures , velu de la ma-
nière la plus simple , mais avec une extrême propreté , il sortait de sa
(o4 PREVUE DE PARIS.
petite maison, presque toujours un livre à la main. Sa taille élevée et
souple avait do loin un air d'aristocratie anglaise; mais l'aisance de sa
démarche , la grâce de ses manières , le faisaient réclamer comme com-
patriote par tous les curieux de l'île Barbe. D'un autre côté, M""" Racine
affirmait que tous les matins elle trouvait sur sa table de nuit des livres
en langue étrangère , dont quelques-uns avaient été reconnus par elle
pour anglais, à leur cartonnage gris et à leur dos en toile. On l'avait
aussi entendu parler italien en faisant l'aumône à l'un de ces enfans
qui chaque année émigrent du Piémont ou des campagnes de Milan,
et il aurait pu , en effet , appartenir à l'Italie par ses cheveux encore
bien noirs, malgré quelques filets d'argent qu'au soleil on aurait pu
prendre pour un i-eflet brillant de leur lustre. Cependant aucun accent
n'altérait sa voix , plus douce que sonore , qui plaisait par cela même
qu'en le croyant on s'attendait à des sons plus mâles ; comme on aimait
sa main , petite et blanche , quoiqu'elle parût un instrument trop faible
pour la vigueur qu'annonçaient les autres proportions de son corps. Les
traits de son visage n'avaient rien de remarquable; mais la pâleur souffi-e-
teuse qui les voilait leur prêtait un charme qu'ils n'auraient peut-être pas
eu dans la joie; et sans le caractère de bienveillance empreint dans ses re-
gards , on aurait cru qu'il y avait du dédain dans un fréquent sourire qui
abaissait les coins de sa bouche.
Qui était-il? d'où venait-il? M"*" Racine n'avait jamais trouvé une
seule lettre dont elle pût interroger le timbre ; les dépenses dont il la char-
geait étaient extrêmement modestes et trahissaient une fortune plus que
médiocre. M""' Racine n'en jugeait pas moins qu'il appartenait à une bonne
famille et avait reçu ime parfaite éducation , parce qu'il ne lui parlait ja-
mais qu'avec une extrême politesse , que ses ordres avaient toujours quel-
que chose d'une demande , et que dans ses reproches on voyait la crainte
d'affliger. On savait qu'il connaissait fort peu de monde à Lyon , et ne se
rendait que rarement dans quelques maisons d'élite , où cependant l'appe-
laient de fréquentes invitations. Ses promenades se dirigeaient presque tou-
jours vers des lieux solitaires et se prolongeaient fort tard. Plusieurs fois
on l'avait vu assis la nuit au plus haut point de Fourvières ou de la Croix-
Rousse tenant ses regards tristement attachés sur la grande cité endor-
mie. ]S ni incident ne troublait l'uniformité de sa vie. Par une soirée d'été
cependant il était rentré une fois beaucoup plus tôt qu'à l'ordinaire , ra-
mené par une voiture de ])lacc; le cocher avait dit à quelques voisins assis
UKVUE Dt PAIUS. I05
devant leur porte qu'il avait chargé ce bourgeois sur le bord de la
Saône, au moment où il sortait delà rivière. On s'informa, et voici le récit
qui courut î mais bien des gens n'y croyaient pas.
A l'un de ces derniers instans d'un beau jour où l'on se hâte de profiter
d'un ciel moins brûlant , d'un air que raû-aichit la brise, M. Dei-wint tra-
versait le pont suspendu de l'île Barbe; devant lui marchait une jeune
mère tenant par la main un enfant dont les grâces et la gaieté' babillarde
avaient attire' l'attention du promeneur. Tout à coup l'enfant pousse un
cri; à travers les tringles qui rattachent le pont à la grande chaîne , il ve-
nait de laisser tomber un jouet de bois dont sans doute il faisait ses de'-
lices , car il en accompagna la chute de ses lai-mes et de ses cris. Pres-
qu'au même instant, de l'autre côte' du pont, la Saône retentit et e'cuma
sous un corps qui s'y précipitait. Dervant reparut après deux ou trois se-
condes, et attendit au fil de l'eau le jouet que le courant lui apporta.
Lorsqu'il voulut regagner le bord, il fut facile de voir qu'il n'était pas
excellent nageur; ses habits embarrassaient encoi'e ses mouvemens, et
ceux qui, du pont ou delà rive, contemplaient ses efforts virent avec plai-
sir une barque aller à lui et lui épargner la moitié' de son pénible trajet.
Lorsqu'il sortit de la barque , la jeune mère était là qui l'attendait ; lui ,
jn-ésenta le jouet à l'enfant qui le regardait d'un air étonné ; et quand elle
lui dit d'un ton de doux reproche : Quoi I monsieur , risquer votre vie
pour si peu de chose I il répondit seulement par tm ah ! dans lequel il y
avait contre lui-mome une indéfinissable ironie.
Le lendemain , Dervant sortit comme à l'ordinaire.
m.
Nous concevons mal , à Paris , ces existences calmes et retirées qui se
renferment encore dans les petites villes de province ou dans les faubourgs
des grandes cités. Ici nos projets sont continuellement dérangés par le bruit
des plaisirs des autres ou le retentissement des choses publiques. Là , l'é-
goïsme , disent les malveillans , la modestie , prétendent les optimistes , la
sagesse , affirment les gens blasés , a tellement encaissé la vie , que rien
du dehors n'en peut troubler les mouvemens égaux.
Cette vie que nous aimons à voir sur le théâtre ou dans les romans ,
mais que nous repousserions coimue un supplice , était celle que menait ,
depuis près de trente ans , M. Trémy, professeur émériîc. Depuis le corn-
10{) HEVUE DE PARIS.
raenceraent du dix-neuvième siècle , il n'y avait eu pour lui qu'une révo-
lution, ce fut le jour où il cessa de faire sa classe pour jouir de sa retraite.
Plus d'une fois encore , à huit heures du matin , il prit instinctivement ses
cahiers et son parapluie , et quand en embrassant sa femme pour lui dire
adieu , il la voyait sourire d'un air malin en regardant ses préparatifs ,
alors il s'apercevait de sa distraction , resserrait son parapluie dans son
e'tui avec tout le soin qu'on donne à un vieil ami , et replaçait sur les
rayons de noyer de sa bibliothèque ses tre'soi-s de bon goût et de savante
critique. Mais c'est surtout pour ces hommes de pureté' et d'innocence que
la Pi'ovidence est bonne et douce : en échange de l'habitude qui lui était
ôte'e , il lui fut donné une affection qui vint se placer imme'diatement au-
dessous de sa tendi-esse pour M""^ Trèmy.
Vers l'époque où le bon pi-ofesseur se vit condamne au silence .
un matin , il venait de déjeuner avec sa femme , et prenait au coin du feu
un instant de l'écrc'ation en causant avec elle , quand la vieille Madelon ,
leur bonne , qui les avait vu marier , entra en disant : « Monsieur , une
lettre ! — Une lettre! » C'est qu'une lettre donne toujours un petit mouve-
ment d'émoi à ceux qui n'en reçoivent que rarement. Trémy regarda le
timbre avec une sorte d'inquiétude : Villcfranche 1
a Mais tu n'y connais personne.
— Non, » Trémy décacheta lentement la lettre , parcourut la première
page, retourna le feuillet , dit avec un soupir de soulagement ; « C'est tle
Villon î » et plus tranquille , il lut ce qui suit :
« Mon bien-aimé et honoré maître ,
)) Depuis deux ans je n'ai pas été à Lyon vous voir ; je ne vous ai pas
» écrit. Peut-être m' avez- vous accusé d'oubli et d'ingratitude : vous au-
» riez eu tori . Je me suis éloigné devons, parce que j'étais malheureux, bien
» malheureux , et qu'à l'horrible douleur qui me frappait rien ne pouvait
)) être un soulagement, pas même votre inaltérable bonté, vos conseils et
» vos exemples de résignation. Il y a deux ans, mon père... Laissez-moi
» prononcer ce nom, que je n'oserais vous donner en vous parlant, mais
» que j'ai du bonheur à écrire... »
— Ce bon Villon I dit le vieil helléniste en passant sur son front sa
main qui effleura son œil avant de reprendre le papier.
« 11 y a deux ans, Séraphine est morte! »>
— Ah , mon Dieu ! s'écria M""' Trémy, doiil ksdeux mains se posèrcnl
I
lŒVUE DE PARIS. 1 07
sur le f^enoii Je son mari , et dont le regard ne quitta plus son œil humide ,
qui lisait plus vite que sa voix ne pouvait prononcer.
« Vous savez si je l'aijnais , si j'étais aime d'elle , puisque la force de
» notre amour avait trouvé grâce à vos yeux pour la liaison qui nous
» unissait. Alors Roanne m'est devenu odieux, et je suis venu m'ctablir
» à Villefranche. On me disait qu'ici mes souvenirs seraient inoins
» cruels et qu'ils s'effaceraient peu à peu : on me trompait. Séparé d'elle
» par toute la distance de la terre au ciel , depuis deux ans , mon bon
» maître , oh ! j'ai cruellement souffert. »
— Moi sans toi ! ditTrémy, cessant de lire et sans regarder sa femme.
Celle-ci posa , sans pouvoir rien dire , sa tête sur l'épaule de son mari , qui ,
après quelques instans , continua.
« Maintenant , j'ai à vous annoncer une autre nouvelle que votre
» vieille affection vous fera regarder peut-être comme plus mauvaise
» encore. Vous rappelez- vous le temps où j'étais votre élève, oîi vous
» nous parliez de la vie où nous allions nous élancer, et qui bientôt se clo-
» rait pour vous! Eh bien I j'ai quarante ans , et ma part est complète :
» c'est moi qui meurs le pi'emier. »
— Ah , le pauvre enfant I sanglota Trémy , qui ne pouvait plus s'ar-
rêter.
« Je ne vous enverrai cette lettre que lorsque ma triste science de mé-
» decin m'aura appris que vous pouvez vous épargner le chagrin de me
» répondre. Ai-je d'ailleurs besoin d'une lettre pour savoir que vous ac-
» ceptez le dépôt que je vous confie , Marie , ma fille , l'enfant de Séra-
1) phine , que mon cœur , rétréci par un amour et une douleur sans fin ,
» n'a peut-être tant aimée que parce qu'elle ressemblait à sa mère? Vous
») le savez , Marie n'a pas de famille ; ils l'ont tous repoussée , parce que
» Séraphinc m'aima plus que son devoir. Ma bonne madame Trémy , Ma-
» rie partira demain j ouvrez-lui vos bras : elle vous connaît déjà; je lui
1) ai souvent parlé de vous. Voulez-vous être sa mère adoptive? »
— Oh ! oui , je le veux ! dit la bonne vieille qui sanglotait aussi ; n'est-
ce pas , Trémy? dis. — Oui , ma femme , oui , et il lut encore :
« J'ai vendu tout ce que j'ai , même ma bibliothèque, monljon maître.
)> excepté un prix ([ue vous m'avez donné; c'est le seul souvenir de moi
» qu'aura Marie. Par celte vente, j'ai réalisé 600 francs de rente ; c'est
» toute la fortune de ma pauvre enfant. La personne qui vous la conduira
» vous remettra le litre de celte rente et une lettre qu'avant de mourir je
Io8 REVUE DE PARIS.
» vais écrire à Marie. Cette lettre , elle ne devra la lire que lorsqu'elle
» aura atteint l'âge de sa majorité'. Jusqu'à ce moment , ëcoutez-moi bien,
» bons amis , et pardonnez-moi de parler ainsi ; jusqu'à ce moment elle ne
» doit pas se marier ; je le défends de mon lit de mort.
» Me voilà plus tranquille. La certitude que vous acceptez les devoirs que
» je vous lègue adoucit mon regret de n'avoir pas assez résiste' peut-être
» au mal qui devait me rapprocher de Se'raphine. Adieu, vous près de qui
» j'aurais trouve' des consolations , si j'avais consenti à être console'. A ma
» fille maintenant votre tendresse ; à elle aussi la bénédiction de son père,
» si elle sait vous aimer. Adieu encore j je croyais vous quitter pour elle
» avec moins de regret : c'est que vous avez été bien bons pour moi et
» que vous allez l'être encore pour Marie. Une dernière fois , adieu , père y
» adieu , mère. »
Depuis cette lettre, depuis que Marie, en pleurant au souvenir de son père
qu'elle ne devait plus voir, souriait aux caresses des deux vieillards , cinq ans
s'étaient écoulés jusqu'au moment où Dervant vint se réfugier àl'ile Barbe.
Marie avait dix-neuf ansj sa taille moyenne, maisbien'prise, ses cheveux noirs
séparés en bandeau sur son front, son teint im peu brun, mais au travers
duquel la fraîcheur de l'âge et de la santé faisait briller son coloris, son œil
vif et doux, tout cet ensemble pouvait bien être un objet d'adoration pour
les deux Trémy, mais n'avait pas assez d'éclat pour attirer à elle les re-
gards et les cœurs. Aussi Marie vivait dans le calme de sa famille d'adop-
tion, sans bonheur, mais sans désirs et sans regret, croyant que la vie devait
être ainsi faite , qu'à elle il appartenait de consacrer toutes ses facultés aux
deux amis de son père , que plus tard un autre dévouement viendrait ré-
compenser le sien pour la faire vieillir tranquille à son tour. Mais dans ces
figures sur lesquelles l'œil glisse sans s'arrêter , il peut y avoir des riches-
ses de physionomie ignorées; au fond de ces caractères qui semblent se
perdre dans les nuances communes, il peut y avoir des trésors d'affection
et de dévouement : car la femme doit avoir aussi sa pudeur de visage et
d'amc; il faut qu'elle ait des regards qui soient pour un seul, des sentimens
qui n'écloront que pour vui seul et jirès d'un seul. Celle-là , voyez-
vous , sera la Ijicn-aimée.
UF.VUE \)K PAULS.
IV.
109
Un an s'est écoulé encore : Dervant , tel que vous le connaissez , frappe
à la porte d'une maison simple de Perrache , et la vieille Madelon vient
lui ouvrir. — Bonjour, monsieur Dervant! lui dit-elle avec ce ton tout par-
ticulier que prennent les vieilles filles pour les visiteurs qu'elles aiment;
bonjour, monsieur Dervant 1 M™'^Trémy est sortie ; monsieur est sur ses li-
vres j mais entrez au salon , vous trouverez M'^'^ Marie qui travaille près
du feu, car il ne fait pas encore chaud aujourd'hui, n'est-ce pas, monsieur
Dervant ?
— C'est vrai , ma bonne Madelon. Et Dervant entra dans le modeste
salon où il aperçut Marie, qui, pour échapper à l'action trop vive du feu,
s'était abritée derrière le chambranle de marbre de la cheminée , tandis
que ses pieds reposaient sur le bâton d'une chaise plus petite tournée vers
le foyer. Ce fut là que Dervant vint s'asseoir après un salut amical.
Les premiers instans de leur entretien n'auraient été que des lieux com-
muns , si toutes ces questions , toutes ces réponses qui sont la plupart du
temps des foi-mules convenues n'avaient été dictées par un intérêt sincère.
Au bout de quelque temps , Dervant parut plus grave , et son œil , sans
rien voir , s'arrêtait sur les fantasques figures de la braise enflammée.
Marie l'espectait sa rêverie , et le silence régna quelque temps. Puis en-
fin et comme avec un effort : « Je suis bien aise de vous trouver seule, ma-
demoiselle, dit-il, car j'ai à vous parler.
— A moi ! Et elle souriait.
— Oh , ne riez pas I c'est bien sérieux ce que j'ai à vous dire. Voyez,
je n'ose vous regarder ; ne sentez-vous pas que ma voix tremble ?
— Mon Dieu! qu'avez- vous donc , monsieur Dervant?
— J'ai découvert un secret qui est à vous , qui est à moi , et que nous
ignorions tous deux : nous nous aimons.
Marie souriait encore, — Vraiment? dit-elle.
— Ne cherchez pas à vous donner le change ; ce n'est pas de l'amitié ,
ce n'est point de l'intimité : c'est de l'amour.
Marie ne sourit plus , et son front tout rouge s'appuya sur le coin de la
cheminée.
— Amie , continua Dervant en mettant sa main sur la main que Marie
1 lO lŒVUE DE PARIS.
avait laissée tomber sur son genou, si je vous avais aimée seul, j'aïuais [)u
me taire; mais a^ous m'aimez aussi, et j'ai dû vous eVlairer. Ne vovez
dans mes paroles ni présomption , ni fatuité; vous m'aimez , Marie; le sa-
vcz-vous?
— Hëlas! non. Dans la retraite oii j'ai vécu , dans la simplicité' des af-
fections qui se sont partage mon ame , comment aurais-je pu deviner ce
(jue vous-même n'avez pas vu tout de suite? Depuis que je vous connais ,
j'ai du plaisir à me trouver avec vous; votre entretien m'intéresse , votre
approbation me touche; je crains de vous déplaire; il me semble qu'en
votre présence ma conscience est plus éveillée. Est-ce pour tout cela que je
vous aime?
— Il y a plus encore : ne vous ètes-vous pas aperçue que depuis six
mois mes visites sont devenues plus fréquentes ; que chaque fois que nous
nous voyons, un hasard toujours heureux nous place l'un à côté de l'autre,
à la maison , à la promenade , au spectacle? Si je discute une opinion,
avec un modeste silence votre regard vient me dire : C'est comme vous
(pic je pense. Si vous parlez , avant d'avoir achevé votre pensée , votre
œil vient chercher le mien qui déjà l'attend. Me croyez-vous maintenant
quand je vous dis : Nous nous aimons?
— Vous ne m'avez encore parlé que de moi.
— C'est que pom* vous seulement l'ombre d'un doute pouvait exister.
Moi j'ai bien inteiTOgé ma conscience , j'ai sondé mon cœur, et j'ai re-
connu cet élan qui me portait toujours vers vous, cet instinct qui faisait
entrer comme im besoin votre présence dans ma vie de chaque jour , vous
plaçait dans mes calculs d'avenir, et peuplait de votre souvenir toutes
mes rêveries , tous mes songes. Un grand chagrin surtout a fini de m'é-
clairer. Vous rappelez-vous cette soii-ée où M. Trémy avait désiré que je
vous présentasse avec lui? Vous dansiez , et moi, mes cheveux qui grison-
nent, m'empêchaient de partager vos plaisirs; mais quand mon œil pouvait
pénétrer à travers la folle jeunesse , je suivais tous vos mouvemens. Le
plus souvent, retiré dans une salle voisine , j'attendais que la fin du qua-
drille vous y ramenât; je savais l'instant où vous alliez venir, et j'étais
toujours le premier que votre œil aperçût. La nuit était déjà avancée, et
vous m'aviez fait le sacrifice d'une contredanse , car je vis bien que c'était
pour moi que vous restiez. De loin nous regardions l'heureuse figure de
M. Trémy qui avait trouvé à se placer à un v\'luist ; vous me parliezde lui,
de sa tendresse pour vous, qui déjà s'inquiétait de l'avenir. Vous me ra-
KEVUE DE PARIS. 1 l I
contiez qu'il vous avait dit dans la soirée , en tournant autour de vouspoui'
vous voir dans votre robe de bal : « 11 n'est pas temps encore d'y songer ,
mais quand tu auras vingt et un ans , nous choisirons ini bon mari , un
homme lettre', et tu me donneras, pour les e'Ievcr , pour les instruire, de
beaux petits-fîls. »
Tout cela , Marie , vous me le racontiez avec naïveté' , et moi , en
vous écoutant , j'avais e'te' oblige' de m'appuyer sur la table placée à cote
du divan où nous e'tions assis , car une lame aiguë venait de me percer la
poitrine. A ce projet d'un bonheur où je n'entrais pour rien , à cette imago
d'enfans que vous donneriez à un autre , mon cœur se soulevait comme d'une
injustice , comme d'un vol. Quelques instans après il fallut vous quitter,
et quand je fus seul dans le silence de la nuit , je me demandai : D'où me
vient cette douleur que j'emporte avec moi? Il fallut bien me re'pondre :
C'est que je l'aime!
— Et cela vous a fait mal ?
— Oui, car j'ai ajouté aussitôt : Elle m'aime aussi.
— Ce serait donc un malheur?
— Je le ci'ains, Marie ^ et comme je crois que les affections ont leurs
devoirs de probité comme les affaires de la vie , je suis venu vous avertir.
— Mais vous êtes plus pâle , et votre voix a des sons que je n'ai pas
encore entendus.
— C'est que je dois vous dire , Marie , de ne pas m'airaer , car je suis
maudit.
— Mon Dieu , qu'avez- vous donc fait ?
— Oh , ne retirez pas votre main ! Depuis l'âge où m'est venue ma
première pensée sérieuse , je n'ai eu qu'un but , celui d'être honnête
homme, d'obtenir l'estime de tous, et j'y ai réussi, Marie, je vous le
jurej mais cette estime stérile n'a compensé aucun des mécomptes d'une
vie qui m'a paru bien longue. Une fatalité qui a toujours pesé sur moi a
empoisonné toutes les sources où j'ai cherché le bonheur. Mes amitiés ont
été trahies : dans ceux qui m'appelaient ami, je n'ai trouvé, aux jours d'é-
preuve, que des compagnons de plaisir à qui j'ai plu heureux, insouciant ,
et dont j'ai dû m' éloigner pour garder deux ou trois illusions, quand la
lèpre du malheur a commencé à atteindre mon ame. J'ai aimé d'amour
aussi , et quand je livrais mon cœur tout entier, je ne rencontrais que le
vide , la légèreté , l'affectation , et je retombais sur moi-même avec dé-
goût. Je mis l'activité de mon esprit , le reste de ma fortune à faire quel-
I l'A HEVUE DE PARIS.
que bien : ce bien l'ut oubHe, calomnie'; des gens qui m'aimaient aupara-
vant payèrent mes services par des plaintes qu'on e'couta. Alors bien des
fois je songeai qu'il est doux de se reposer dans la mort. Vous frémissez,
pauvre enfant I vous n'avez donc jamais pensé que ce bien qui nous est
promis à tous est si grand que Dieu nous en a donné cliaque jour comme un
avant-goût dans le sommeil de notre vie; et que sur les vingt-quatre
heures que nous mesure le soleil , sa bonté nous permet d'en mourir quel-
ques-unes.
— Ah , monsieur Dervant , quelles funestes idées !
— Rassurez-vous , Marie , jamais je n'accueillerai le suicide , quoique
je pense qu'il ait menti celui qui a dit que Dieu mesure le vent à la toison
de l'agneau. Mais la nature sembla venir à mon secours ; un mal sillonna
ma poitrine, brûla mon cerveau ; les médecins, dans leur impuissance , me
conseillèrent les voyages. Ma fortune ne me les permettait plus. Je partis
cependant pour cacher à l'intérêt fatigant des demi-amitiés les progrès
d'une maladie que j'acceptais , et dont je ne voulais pas reculer le terme.
On m'avait ordonné l'air du Midi , je crus avoir assez fait en venant jus-
qu'ici. Je laissais faire son œuvre au temps quand, il y a plus d'un an , le
hasard m'a rapproché de vous , et par vous a redonné une saveur à ma
vie.
— Vous étiez donc moins malheureux?
— Ah ! oui , à vous aimer ainsi sans le savoir , à me retrouver chaque
jour près de vous sans calcul , je me réconciliais avec l'existence.
— Pourquoi renoncer à ce qui vous fait du bien ?
— 11 le faut , car si vous alliez m'aimer comme moi je vous aime , vous
entreriez dans la contagion de ma fortune. Qu'ai-je à vous offrir? Un cœur
flétri! Sais-je si le mal que j'ai laissé marcher s'arrêtera? J'ai trente-six
ans , à peine en avez-vous vingt , et tout en moi est bien plus vieux que
mon âge. Ma fortune est détruite, j'ai conservé à peine de quoi suffire à la
plus stricte économie. Voilà mon sort , à qui oserais-je dire : Prenez-en la
moitié ?
— J'avais bien pressenti que vous aviez souffert, mais je ne savais pas
que vous eussiez éprouvé tant de douleurs. Qiioil toujours malheureux?
— Toujoiu's.
— Mais vous aussi, comme moi, vous croyez que Dieu est juste; il vous
doit votre part de bonheur : vous avez peut-être bien fait d'attendre.
— Telle est ma superstitieuse fui au malheur que je ne dirai pas un mot
pour que vous m'aimiez. J'entrevois le ciel , et je n'ose levei' la tête.
UKVIIE 1)K PAIUS. ] l3
— Vous qui avez le cœur généreux , dites-moi , n'est-ce pas une belle
part que celle de la femme que Dieu charge de porter le calme à une ame
malade, de briller comme sa bonne étoile après l'orage, et de lui annon-
cer la bonne nouvelle que sa paix est faite avec le ciel ?
— Et si le malheur déborde du proscrit sur son ange ?
— Les parts doivent ctro égales.
— Mais c'est souffrir!
— Un peu peut-être pour consoler beaucoup.
— C'est un dévouement; lâclie celui qui l'accepte.
— Si on le lui cache?
— Ah, malheur quand il l'apprendrai
Dervant se débattait en vain contre le bonheur qui venait à lui si naïve-
ment , si loyalement offert. Huit jours après cet entretien , il remerciait
avec des larmes Marie de son amour, et , sûr de ce cœur qui n'avait ja-
mais trompé, confiant en la vie à laquelle il se sentait renaître, il convint
avec son sauveur de parler à M. Trémy.
Le jour où , pour la première fois , Dervant parla à Marie de leur
amour deviné , M. Trémy était encore dans son cabinet que déjà l'heure
du repas avait sonné depuis plusieurs minutes au cartel arrondi suspendu
au trumeau qui séparait les deix croisées de la salle à manger. Le potage
était servi; Marie était assise, doucement pensive , la main sur sa serviette
encore roulée. M™*^ Trémy, les deux bras croisés sur sa poitrine , autant
que sa poitrine le lui permettait , attendait regardant , comme elle le faisait
tous les jours , la pointe de terre que d'un côté ronge le Rhône , que de
l'autre la Saône caresse. Madelon , qui apportait le bœuf, s'arrêta sur le
pas de la porte en s'écriant : Comment, monsieur n'est pas encore là?
Tout va être froid! En effet , dit M™*^ Trémv en regardant avec inquiétude
les aiguilles du cartel, jamais le père n'a tardé si long-temps. — 11
faut voir ! s'écria vivement Marie qui avait suivi le regard de sa mère
adoptive , et elle s'élança vers le cabinet retiré où M. Trémy avait goûte
pendant tant d'années les pieuses joies de l'étude. Lorsqu'elle ouvrjt la
porte , elle aperçut le bon professeur qui , la tête un peu renversée en ar-
rière, et le visage plus pâle qu'à l'ordinaire , lui sourit en la voyant.
TOME XIV. FKVRiER. 8
é
I I 'l HEVUK DK PARIS.
— Qu'as-tu donCjTrëmy? dit sa fcniiuequi était entrée derrière la jeune
fille.
— Rien , femme! rien, Marie ! Mais tout à l'iieure, quand j'ai voulu
me lever pour aller vous joindre à table , je n'ai plus senti les forces à
leur place, et j'aicte' enchante' que mon fauteuil fût encore derrière moi, car
j'y suis retombe', maigre tout mon de'sir de ne pas vous faire attendre;
mais voilà qui est passé : du reste, je n'ai pas éprouve' de mal.
— Ah ! comme tu nous as fait peur! Eh bien ! viens maintenant , mon
vieux.
— Venez , bon père.
— C'est bien mon intention ; mais donnez-moi chacune un bras, et cela
me sera plus facile.
Ainsi appuyé, le vieillard arriva jusqu'à sa place pour le dîner; mais
il eut beau chercher à cacher son malaise, les yeux fixés sur lui étaient
trop clairvoyans : le triste repas à peine achevé , on le força à se mettre
au lit où il se trouva mieux. On attendit avec plus de patience le docteur
qui acheva de rassurer ces femmes aimantes , en leur disant qu'il ne
trouvait chez le malade aucun symptôme alarmant , seulement un peu de
faiblesse; le repos de quelques jours suffirait pour lui rendre la santé.
M. Trémy resta donc au lit les jours qui suivirent; mais [quand même
les paroles du médecin n'auraient pas détruit toutes les inquiétudes , elles
auraient cédé à la douce gaieté du vieillard qui avait des joies d'enfant, de ces
joies qu'on contemple avec bonheur, comme une fleur qui perce les pre-
mières neiges. Il était encore couché quand Dervant vint près de lui pour
lui parler de Marie ; il le trouva seul. M""*" Trémy, prévenue par la fille
de Villon, s'était discrètement retirée quand elle avait entendu sonner.
Dervant aimait, estimait M. Trémy, parce qu'il fallait aimer sa candeur ,
estimer sa vie si simple et si pure. 11 lui exposa avec franchise son amour,
celui de Marie; il lui dit toute sa vie, la modicité de son bien; il ne
plaida pas , il raconta. M. Trémy, presque assis sur son lit , le corps et la
tête appuyés sur un double oreiller , écoutait dans un silence religieux un
homme qu'il aimait aussi. Quand Dervant se tut, il lui tendit la main.
« Pendant que vous parliez, lui dit-il, j'ai taché de repousser mes af-
fections , mes sympathies, mes goûts; de n'être plus moi , mais d'être Vil-
lon , ce père qui m'a remis sa fille avant de mourir, et m'a écrit : Je meurs
plus tranquille ! Je me suis rappelé les projets qu'il formait pour son en-
fant, les vœux qu'il me confiait , sans savoir qu'il me laisserait le soin de
%4i»<^^>
HEN'ITK DE PAIUS. |l5i
les réaliser; et maintenant que je me suis hien pénétré de l'esprit de mon
malheureux ami, en son nom je vous dis : J'accepte! au mien : Je vous
remercie.' » Son bras attirait Dervant vers lui. DeiTant céda à ce mouve-
ment, et, penché sur le lit, il embrassa le digne tuteur. En relevant l.i
tète , il aperçut de grosses larmes dans ses yeux , et sa main serra plus for-
tement la main qu'il tenait.
— C'est de joie ! dit Trémy en baissant la voix ; car voilà que moi
aussi je meurs tranquille.
— V ous mourez I s'écria Dervant.
— ChutI tais-toi I tais-toi donc, mon garçon I ^eux-tu effrayer me»
femmes? Je ne leur dis rien à elles; mais vous . vous êtes un homme.
— Comment de semblables idées. . .
— Ce ne sont pas des idées , ce sont des faits. Tenez. — Et avec toute la
pudeur que mit Olyrapias à arranger le bas de sa robe lorsqu'elle tomba
sous le fer des assassins, il fit sortir une de ses jambes, déjà amaigries, par
le côté de son lit , et , à moitié soulevé comme il l'était , il désigna du
doigt une place. «\ oyez- vous là cette tache violacée? elle est déjà plus
large que ce matin. C'est la trace d'un sang qui se décompose; je connais
cela. Tenez, plus haut, près du genou, en voilà une autre qui commence
à pointer. II faudra que je regarde dans une heure ; ce progrès du mal est
curieux à observer. Il paraît que je n'en ai plus pour long-temps. »
— Je vais chercher le docteur, dit Dervant qui savait que Trémy ne sr
trompait pas.
— Enfant î dit le vieillard qui ne lâchait pas sa main , que veux-tu que
fasse à cela le docteur? Le seul secours que le ciel pût me donner, il me
l'a envoyé par toi; car je sais maintenant que Marie sera protégée, que
ma bonne vieille femme ne sera pas seule; que tu me remplaceras... Pour
elle , ce ne sera pas la même chose que moi.
Sa voix s'altérait un peu ; il retira dans le lit sa jambe que, par distrac-
tion, il avait laissée à l'air, et en se rasseyant, il dit avec un sourire : — Je
n'aurai pas si souvent expliqué la mort de Socrate pour être , quand mon
tour vient, sans résignation et sans énergie I
— ' La vue de notre bonheur vous redonnera des forces , dit d'une voix
mal assurée Dervant , cherchant des consolations qu'il n'admettait plus.
— J'aurais tort de compter sur ce remède; car votre bonheur, je ne le
verrai pas.
— C'est trop exagérer vos craintes.
8.
II(j
RKVUK l)K PARIS.
— Écoute j rien cl'al)ord uo se prête moins que la maladie aux lormes ef
délais exiges par la municipalité et l'église ; mais ce retard ne sera pas le seul
que tu auras à subir. Je ne t'ai pas dit, je n'ai pas dit à Marie (à tjuoi
bon la mettre en présence d'un obstacle qui aurait pu éveiller des pensées
qu'elle n'avait pas? ) , je ne vous ai pas dit que Marie ne pouvait pas se
marier avant vingt et un ans ; tu as donc encore près de dix mois à'atlendre.
Dcrvant paraissait vouloir parler.
— Oh I tu céderas sans combattre , ainsi l'a ordonne son \>'ere mourant ;
et il faut que ces volontés soient sacrées à tous pour que tous au dernier
moment s'endorment plus doucement sur cette certitude. Comme ton res-
pect pour cet ordre suprême de V illon me ferait du bien si j'avais , moi , à
mon tour , quelque chose à te demander ce soir ou demain ! Mais tu es
homme de cœur. J'aurai cependant une prière à l'adresser , une seule
prière j la prière est sainte aussi. — Oh ! dites , dites I — Rends Marie heu-
reuse long-temps M""' Trémy aussi pour elle ce sera moins long. »
Dervant promit, et une promesse de lui avait la force d'un serment.
— Je me sens un peu fatigué , reprit Trémy , je vais essayer de reposer
quelques instans. Dites à Marie de venir me trouver dans une heure : j'ai
à lui parler. Ne lui dites rien de son père ; mais annoncez-lui , si vous vou-
lez , que je suis content de son choix.
En revoyant Dei'vant , en l'entendant répéter les paroles de son père
adoptif, Marie aurait été heureuse si la tristesse que ses traits conservaient
malgré lui ne lui avait inspiré des inquiétudes. M™^ Trémy , confiante au
ciel comme on l'est pour les personnes qui n'ont jamais été malades, était
retournée près de son mari qu'elle écouta , qu'elle regarda dormir , qu'elle
embrassa à son réveil, et qu'elle quitta encore une fois avec peine pour ve-
nir dire à Marie qu'il l'attendait.
Le malade accueillit Marie avec un visage rayonnant , mais sa voix
était plus faible et plus coupée. 11 la complimenta avec cette douce ironie
dont les bons vieillards se jdaisent à tourmenter ceux qu'ils aiment. Pre-
nant ensuite un ton plus grave : Si je retarde ton bonheur jusqu'à ta majo-
rité , n'en accuse pas une affection égoïste et jalouse; tiens, vois! Et '\\
lui tendit une lettre ouverte, celle que Villon expirant avait écrite à son
vieux professeur en lui remettant sa fille.
IMaric lut, non sans répandre d'abondantes larmes.
Quand elle eut aclicvé : «Tu vois, reprit Trémy, que je suis chargé d\m
dépôt pour toi ; et tirant une lettre cachetée de dessous son oreiller : le
REVUE DE PAIUS. 1 I '"
voici, ajoiita-t-il; c'est là qu'est enlermee la dernière pensée de ton père,
mon élève chéri. Le jour oîi tu accompliras tes vingt et un ans , romps ce
cachet, lis et obéis si c'est un ordre.
— Ohl je le jure.
— Et quand même je ne serais plus là , ni ta mèiT de cœur non plus ,
quel que soit ton amour pour Dervant , tu ne l'épouseiais pas avant l'épo-
que iixée par ton père ?
— Oh , noni certainement non I
— Bien, clière enfant 1 maintenant puisqu'il faut nous quitter
— Que dites -vous? » s'écria Marie effrayée, reculant d'un pas et re-
mai-quant pour la première fois l'altération des traits du professeur émérite;
que dites-vous? répéta-t-elle en se rapprochant et posant ses deux mains
sur ses épaules, comme pour tenir sa tète à son point de vue.
Le malade reprit : « Ne faudra-l-il pas nous quitter ({uand tu te marieras?
— Âh I fit Marie, qui cependant n'était pas complètement rassurée.
— Eh bien ! pour ce jour reçois — d'avance le merci que je te dois
pour le temps passé sous ma tutelle. Tu as été bonne fdle pour moi, pour
ma femme j tu nous as rendus bien heureux. Ne pleure pas et embrasse-
moi. »
Marie alla serrer la lettre de son père ; mais, moins discrète que Dervant,
elle ne put cacher à IM"^*" Trémy les inquiétudes qu'elle avait .conçues.
Celle-ci courut au lit du malade où arriva bientôt le docteur que Dei-vant
était allé prévenir. La science confirma ce qu'avait deviné l'expérience; de
Trémy. D'instant en instant , la faiblesse augmentait , et une partie de la
vie s'en allait j les mains devinrent froides ; la voix s'éteignit; le regard
vécut le dernier : sa dernière expression fut pour 31™*^ Trémy ; elle sem-
blait parler de reconnaissance.
La pauvre femme I quand à quatre heures du matin la bonne tète
chauve de son mari eut les yeux fermés , on eut bien de la peine à la dé-
cider à se mettre au lit, et Marie veilla près d'elle en tachant qu'elle ne
l'entendît pas pleurer , tandis que dans la chambre mortuaire, près du
prêtre qui, à genoux , lisait dans un livre , Dervant priait aussi, non de
la bouche , non du latin , mais de ces prières sans mots qui sont écoutées
de Dieu.
Toute la journée qui ^suivit fut employée à ces tristes préparatifs , à
ces détails dont un ami est toujours chargé; à peine Dervant put-il un in-
stant lesoir voir Marie, et M""" Trémy à qui le médecin avait défendu de se
I l8 KKVLE HE. PARIS.
lever. Le lendemain matin, avec le moins de bruit possible, eut lieu le
triste départ. Cet homme qui vivait seul fut suivi à sa dernière demeure
par bien des gens qui racontaient dans la route les bons traits de sa vie.
Sur sa bière qui avait déjà reçu la terre jete'e par le prêtre , on prononça
des paroles que les journaux ne rëpe'tèrent pas , mais qui firent pleurer
bien des yeux.
Lorsque Dervant rentra , Mâdelon , les yeux enflammés , mais sans lar-
mes , courut à lui : Ah I venez , mon bon monsieur , venez , je ne puis pas
arracher M"* Marie d'auprès de M™*" Trémy.
— Et pourquoi l'en séparer?
— Parce qu'elle est morte I
— Morte I et il s'élança dans la chambre où Mai'ie sanglotait , coucheV
sur ce corps déjà froid.
L'ame qui avait vécu dans deux corps ne fut pas long-temps dédoublée.
VI.
11 fallut éloigner de cette triste maison la pauvre Marie , à qui ces deux
pertes faisaient mieux comprendi'e et ressentir les malheurs passés qui
avaient moins pénétré dans son ame d'enfant. Dervant l'emmena avec Ma-
tlelon dans son petit logement de l'île Barbe , et lui-même resta dans cette
maison déserte, où depuis un an il avait retrouvé tous ces bons sentiraens
qui font que l'homme chagrin se souffre et aime les autres.
A Perrache , M™* Racine put remplir les longues lacunes qu'elle avait
été obligée de laisser dans l'histoire présente de Dervant. Madelon , avec
qui elle se rencontra plus d'une fois dans cet échange de domicile , fut sur-
tout pour elle un trésor sans prix. La femme de ménage écoutait pour ap-
prendre et redire ce que la vieille bonne racontait pour louer ses anciens
maîtres et pleurer plus à son aise.
Dans une douleur comme celle de Marie, c'est un grand soulagement
qu'im changement complet de lieux, d'existence. Ainsi l'on échappe à ces
habitudes où il y a un vide , où à chaque instant on cherche quelqu'un
qui n'est plus là; mais, il faut bien l'avouer, ce qui console plus vite ,
plus certainement encore , c'est cet égoïsme à deux , cet amour qui déplace
la vie, enveloppe le creur pour le serrer ou l'épanouir à son gré. Sur une
iplle passion un grand chagrin peut biçn im instant se superposer; mais
REVUE DE PAIUS. 1 IQ
bientôt elle le repousse et le surinonle. C'est le liège (ju'une main d'enfant
s'efforce de plonger dans l'eau , et qui lui échappe pour jaillir à la surface et
s'y étendre. Or Marie aimait Dervant autant que Dervaul aimait Marie. Dans
le caractère de cet homme il y avait d'ailleurs quelque chose qui convenait à
un amour retenu par la douleur. Il avait e'té si peu habitué à voir ses vœux
réalisés, que chaque fois (et c'était tous les jours) qu'il franchissait le long
trajet qui séparait sa nouvelle demeure de celle de Marie, il craignait de
ne plus la trouver aussi douce , aussi aimante. Arrivé en sa présence , il
attendait avec anxiété que son regard fût venu à lui , que sa main eût été
tendue à la sienne. Alors seulement s'effaçaient les dernières traces de son
mauvais rêve. Il restait là , près d'elle , dans de délicieux entretiens, pen-
dant des heures entières , de ces heures que le temps n'enlève vite ainsi
qu'aux amans et aux condamnés à mort. Quelquefois il restait silen-
cieux à la regarder , la main sur sa poitrine ; et quand avec une tendre
sollicitude Marie lui disait , après quelques instans d'attente : a Qu'avez-
vous donc , Dervant ? » Il répondait à demi-voix : « J'écoute que je vous
aime et que je suis heureux d'être aimé de vous. »
Les bons Trémy avaient une part de pieux souvenirs dans tous leurs cn-
tn-tiens ; mais peu à peu leur mémoire eut moins de larmes , et l'on parla
tiavantage de projets dont la réalisation approchait. Cependant Marie di-
sait avec tristesse quelquefois : « ISe nous flattons -nous pas? Nous avons
tort peut-être d'oublier cette lettre de mon père. Si quelque révélation éle-
vait entre nous un obstacle insurmontable I » Ils avaient peur alors j mais
une demi-heure après , ils causaient avec une nouvelle sécurité de leur
prochain avenir. Ils devaient quitter Lyon. Pour bien goûter le bonheur
dont ils allaient jouir , il fallait moins de bruit , moins de monde ; puis
aussi leur revenu ne leur permettait pas le séjour d'une grande ville, car
Tréray n'avait d'autre fortune que la pension qui s'était éteinte avec lui.
Parfois alors Dervant parlait d'un ermitage qu'il s'était fait construire au
milieu de la plaine de Villeneuve-Saint- George , avant que les médecins
ne lui eussent ordonné d'aller vivre dans le midi de la France. Il racontait
en souriant toutes les précautions qu'il avait prises pour s'isoler des hommes.
« Un désert ! disait-il, une retraite de trappiste I une folie de misanthrope I »
et quoique depuis plus de deux ans il eût proposé cette maison à vendre
ou à louer , personne encore ne s'était présenté , assez ennemi des autres ,
ou assez content de soi , pour songer à y habiter. Marie lui demandait alois
s'il trouvait vraiment le monde moins méchant ; et , en punition de sa
1 ;() RKVUE DE PARIS.
question malicieuse, sa main , qu'elle abandonnait , recevait mille baisers.
Ainsi s'écoula le temps jusqu'à la veille du jour oîi Marie devait at-
teindre sa vingt et unième année. Au moment où Dervant allait se reti-
rer, après une entrevue où toutes les inquie'tudes , toutes les espe'rances ,
avaient été exprimées : « Mon ami , dit Marie , laissez-moi vous faire une
prière que vous comprendrez. Ne venez pas demain. Quelque chose que
puisse contenir la lettre que je dois lire , laissez-moi donner cette journée
tout entière à mon père; si je le puis , toutes celles qui suivront seront à
vous. » Dervant ne dit pas un mot de l'horrible incertitude qui allait se
])rolonger pour lui ; il baissa la tête , en signe de triste assentiment , et s'é-
loigna sans oser se demander s'il avait plus de crainte que d'espoir.
Le lendemain , sans un empressement puéril , sans des retards qui eus-
sent été superstitieux , Marie donna à sa toilette les soins qu'elle eut pris
si elle avait dû recevoir une personne honorée; elle fit ensuite une longue
]n'ière où vinrent se presser tous les souvenirs de son père , de sa mère ,
morte si jeune; de leur amour si malheureux, qu'elle invoquait en faveur
du sien. Plus rassurée , elle tira d'un portefeuille la lettre écrite six ans
auparavant , rompit le cachet d'une main un peu tremblante , et , tout émue
à la vue de ces caractères qu'elle n'avait pas aperçus depuis si long-temps,
elle lut :
« Ma fille , si malgré ma volonté , transmise par ton second père , tu es
» mariée au moment où tu liras cette lettre , je te défends d'aller plus
» loin , de jeter les yeux au-delà de cette ligne. Brûle ce papier ; je le
» veux : du fond de la tombe je te l'ordonne. »
Marie continua.
« Tu as donc respecté la dernière prière que j'ai faite. Hélas I ma pauvre
» enfant , pour ton obéissance , la récompense que je t'apporte est bien
» triste. Ma voix éteinte se ranime pour te dire que l'isolement auquel tu
« t'es condamnée jusqu'à ce jour doit durer toute ta vie. Je maudis avec
i> toi la nature qui seule est coupable. ïe rnppelles-tu ta mère , ma Séra-
» phine (c'est la dernière fois que ma main tracera ce nom)? te souviens-
» tu de sa lente mort? 0 mon enfant! pardonne -lui , pardonne - moi ; le
» germe du mal qui l'a tuée t'a été transmis. N'en crois pas les alarmes
» d'un père; mais j'ai interrogé la science : elle te condamne si tu te ma-
« ries. Faut-il tout te dire? Oui; car ce nouveau malheur peut être imc
» consolation : Si , malgré cet arrci , tu devenais épouse , tu ne serais ja-
» mais mère. »
REVUE DE PARIS. 121
» Tout ce que je te dis là doit être bien affreux à apprendre , uiais c'est
» encore moins cruel que de te l'écrire. Oh I mon Dieu I me survivre ainsi
» moi-même pour torturer mon enfant ! venir comme un fantôme lui
» crier : tu n'as plus les affections de la famille , et tu ne peux pas t'en
» faire une , car tu mourrais ; tu es seule , il faut rester seule , car tu
» mourrais. Et si le bon Tre'my me rejoint, que deviendras-tu? Ohl
» maintenant je voudrais vivre , vivre pour toi , pour te consoler , pour
» pleurer avec toi. Oli ! maintenant j'ai des remords d'avoir ainsi accueilli
» les ravages du mal dont je meurs. C'est un lâche suicide. Mon Dieu , si
» vous ne me punissez pas trop sévèrement , permettez-moi , réuni à sa
.!> mère , de veiller sur cette pauvre créature à qui vous avez retranché
» tous les amours. Envoyez-lui la foi qui fait les saintes : pour se consoler
» de ne rien aimer ici , il faut aspirer au ciel.
» Je sens que ma douleur épuise mes dernières forces. Marie , ange
» qui ne dois aimer que Dieu , pardonne-moi ta vie ; je t'en supplie , par
» donne^moi — C'est de mon lit où je vais expirer que tout à l'heure je
» priais le ciel ; mais pour toi , me voilà à genoux , je veux t' écrire sur
» ce fauteuil ou tu me veilles, et de là te prier d'avoir pitié de ma mé-
» moire.
» Adieii , il faut finir. Je n'ose pas te bénir j tu reculerais peut-être la
» tête. Oh î mais tu trouveras ici bien des larmes , bien des baisers de
» ton malheureux père. »
Marie avait tout lu d'abord à voix basse , puis elle avait prononcé les
mots que ses yeux voyaient j mais à la lin on n'aurait pas distingué ce
qu'elle disait, tant les larmes la suffoquaient. A ces mots : La science te
condamne , si tu te maries , elle s'était interrompue pour prononcer le
nom de Dervant , et quand elle lut : Tu ne seras jamais mère! on eût pu
voir un frisson parcourir tous ses membres.
Lorsque dix fois elle eut relu ce funeste écrit , elle se félicita d'avoir
prié celui qu'elle aimait de la laisser ce jour-là à elle-même, et une pro-
fonde méditation succéda à l'accès de sa douleur. Cette journée entière
ne suffit pas aux pensées qui l'assaillirent. La nuit n'eut pas de sommeil
pour elle, et le jour la retrouva la tête sur sa main , et le regard vague-
ment attaché sur le blanc mat d'une veilleuse en porcelaine. Elle était en-
core ainsi quand Madelon vint lui dire : Mademoiselle ne se lève pas? elle
a oublie que M. Dervant viendra de bonne heure aujourd'hui.
] 1 }. KKVUE Ut PARIS.
VII.
Lorsqufi Dervant entra, Marie avait fait disparaître de son visage laiile.s
les traces de ses toiirmens (|ui pouvaient être effacées; elle était cependant
bien pâle, mais Dervant était plus pâle encore. Il s'arrêta sans oser s'aj)-
procher d'elle, plus inquiet que jamais. Marie lui offrit la main, il accou-
rut, la saisit, la pressa sur son cœur, comme si elle eût dû fermer la bles-
sure dont il avait souffert.
— Vous ne m'êtes donc pas enlevée? Ah ! cette lettre! cette lettre I que
contenait-elle donc?
— Des recommandations paternelles qui me sont particulières,
— Et rien contre moi ?
— Rien.
Près d'une demi-heure s'écoula ainsi en questions pour s'assurer que
rien ne menaçait leur avenir , en réponses pour bannir toute crainte. Ce-
pendant la conviction et la sécurité n'entraient pas dans le cœur de Der-
vant ; elles résistaient même à ces mots si puissans toujours sur ses doutes
et ses chagrins , à ces mots : Mais je vous aime , ami I que Marie lui répé -
tait chaque fois qu'il gardait le silence.
— D'oîi vient donc , dit-il enfin , cette gêne avec moi que vous n'aviez
plus depuis long-temps? D'où vient que vos yeux sont encore rouges des
pleurs que vous avez verses ?
— Pouvez-vous donc m'en vouloir si de douloureux souvenirs se sont
réveillés en moi ; si , le jour où vous venez me demander devons donner
ma vie , quelques pensées plus sévères , plus profondes, ont marqué leur
passage sur mon front ?
— Ces pensées, dites-les-moi, chérie, que je les dissipe, si je puis ;
sinon , qu'elles m'affligent avec vous. Est-ce que nous pourrions vivre
ainsi avec des âmes en désaccord? Malgré vous d'ailleurs vos chagrins,
même inconnus , viennent se refléter en moi , mais plus sombres , plus
cuisans de toute mon incertitude. Votre silence ne m'épargne rien.
— Vous avez raison, Dervant j (pielles qu'elles soient, je dois vous
(•(Miiunniiquer mes pensées ; car moi aussi je veux connaître toutes les
\ olres.
UEVUK DE PARIS. 1 U J
— Oh! merci d'une confiance qui est l'amour vrai, l'amour que j'ai
rêve' toute ma vie, et que vous seule m'avez donne. Parlez à votre ami , à
votre amant , Marie , à votre époux.
— Vous allez tout savoir : mais , à votre tour, si je vous adi-esse quel-
([ue question , vous répondrez dans toute la sincérité' de votre cœur 5 vous
me direz ce que vous pensez, ce que vous sentez, sans chercher ni pour
moi , ni pour quelque motif que ce soit , à dissimuler, à attiédir l'ardeur
d'un vœu , la chaleur d'un espoir.
— Je vous le promets.
— Eh bien I dites-moi , Dervant , n'avez-vous jamais en pensée sondé
le cœur d'une jeune fille qui , ignorante des choses du monde , sans conseil,
sans appui , va livrer sa vie, et cela sans retour, sa vie à jamais? N'a-
vez-vous pas songé qu'il doit y avoir en elle des combats , des terreurs?
Dites.
— Non , chérie , jamais je n'ai pensé cela pour la jeune fille qui , mai-
tresse de son choix , dirigée par son cœur seulement , se donne à l'homme
qu'elle aimej car aimer c'est se confier , et ce n'est pas aimer tout-à-fait
que de craindre encore. Avez-vous donc pressenti en moi un maître ?
— Oh 1 non , mon ami , vous avez toujours été bon pour moi comme
pour tout le monde , et votre amour est nécessaire à ma vie.
— Dites-moi donc , ange protecteur, quand vous vous soumettrez à
cette tyrannie que vous avouez n'être pas trop cruelle... Qu'ai-jedit , mon
Dieu? Vous détournez les yeux ! Vous ai-je donc affligée ?
— Eh bien I je l'avoue , près de contracter des nœuds dont je comprends
la sainteté , l'éternité , j'hésite , je tremble ; je voudrais rester aimée comme
je le suis , vous aimer comme je vous aime.
— Vous ne pensez pas qu'elle me soit moins chère la femme qui , sans
calcul de famille , de convenances , m'aura élu , moi que personne n'ai-
uiait, et m'aura dit : « Me voilà parce que je t'aime? »
— Non , j'espère que cela n'arriverait pas.
— Mon Dieul que voulez-vous donc ? Je ne vous comprends pas, Ahl
parlez, parlez; ne voyez-vous pas que je suis brûlant?
— Et moi , Dervant, j'ai froid.
— Au nom du ciel , qu'est-il arrivé , qu'ai-je fait?
— Rien, mon ami, rien. Mais... Dervant, ne pourrions -nous pas
rester comme nous sommes ?
— Que dites -vous, vou^ qui si souvent?...
\ll\ HEVUE DE PAKIS.
— Oh I d'abord , je vous en prie à genoux (elle s'y jetait en effet) , ne
croyez pas que je vous aie trompé, que je vous aie fait des promesses que
je ne voulais pas tenir. Vous ne pensez pas que j'aie cte' fausse , que j'aie
menti ?
— Non , je n'accuse pas votre loyauté , votre franchise j mais je ne sais
plus... Si , je sais qu'il y a là une épée qui me menace , et dont mon cœur
commence à sentir le froid.
— Non , non , remettez-vous , calmez-vous. Si vous saviez comme je
vous aime î
Elle s'était relevée aux prières de Dervaut , et , assise près de lui , la
main dans sa main , et sur son regard sombre , attristé , son regard plein
de tendresse :
— Je suis si heureuse ainsi ! Chaque matin je m'éveille avec joie , car
je sais que je dois vous voir; chaque soir je m'endors au bruit de vos der-
nières paroles , qu'un écho , là , me répète encore quand vous m'avez quit-
tée. Connaissez-vous félicité égale à celle de vous voir près de moi pendant
des heures entières , d'entendre votre voix? Et quand vous me dites que
vous m'aimez , que vous m'aimerez toujours , je vous crois si bien î que
pourrais-je désirer de plus? Vous souriez?
— Oui , parce qu'il y a dans ce que vous me dites tant de douceur que
j'en oublie ce que vous me demandez. Ce bonheur, que vous peignez si
bien, je le sens aussi , moi. Il fait mon bonheur de chaque jour, de chaque
heure; mais il s'y mêle ce trouble, ce doute... non pas ce doute, chérie...
cet espoir, si vous voulez, qui fait que l'attente même la plus certaine a
ses tourmens. Et voyez la mienne , si fondée , si bien assurée hier encore.
Je vous afflige? Ne détournez pas la tête , rendez-moi vos regards. N'est-ce
pas encore la même fatalité qui me poursuit? Je n'espérais plus être aimé,
je le suis , et par un ange ! Tout espoir m'est permis. Je dois un jour dire
avec orgueil , avec ivresse : « Elle est à moi I c'est mon bien , c'est mon
trésor I » Ce bonheur d'avenir s'ajoutait au bonheur présent; car, sachez-le,
Marie, j'ai calculé les jours , les heures , jusqu'au jour, jusqu'à l'heure
où vous m'appartiendrez. Et maintenant vous me dites : « Soyez mon
frère ! » Et moi qui vous ai chérie connue une amante , comme une épouse,
connue une idole , est-ce que je peux vous aimer comme luie sœur? Mais
je mentirais si je vous le promettais. Est-ce qu'un frère qui quitte sa sœur
(■prouve chaque soir le serrement de cieur ([uc donne le mot adieu? est-ce
que l'image de sa sœur exclut toute autre pensée de sa tcle , tout autre
REVUE DE PARIS. 1 9.J
sentiment de son cœur? Un frère aime sa sœur, et il aime encore une autre
femme ; aimcrai-jc donc une autre femme , mol , Marie ? Et si je te re-
trouvais dans un llls , dans une fîlle I
Marie de'tourna son visage , qui devint plus pâle encore.
— Ahl pardon, continua Dervant, je vous offense; chaque jour ce
serait là mon crime. Je ne pourrais pas enchaîner ma pensée; voudriez-
vous donc que mes paroles la trahissent , que sans cesse je fusse en lutte
contre moi-même , là, près de vous, tourmente' de vœux que je n'oserais
même pas exprimer, haletant devant un bonheur toujours pre'sent et tou-
jours interdit , souffrant sans pouvoir dire : <i Un jour je ne souffrirai
plus ! »
Dervant parlait avec passion ; les mots ardens se pressaient dans son
langage , qu'animait encore un regard oîi tour à tour se peignaient la
crainte et l'espérance. Tantôt Marie l'e'contait sans pouvoir de'tourner
les yeux de cette figure, où tout exprimait l'amour; tantôt, presque
effrayée , elle levait les deux mains comme pour lui dire de se taire. Il
obe'it enfin; et alors elle, d'un ton qui avait quelque chose de solennel,
lui dit : « Vous me connaissez assez pour ne pas m'accuser ici d'un ca-
price qui vous retirerait ce que je vous ai promis. Groyez-le donc , Der-
vant, il s'agit ici pour mol de quelque chose de grave. Regardez la pen-
dule; vingt minutes vont s'e'couler avant que l'heure ne sonne: pendant
ce temps ne me parlez pas, que votre main même quitte la mienne; lais-
sez-moi re'fle'chir à ce que vous m'avez dit; et vous , pensez, avec tout le
sérieux de votre caractère , à cette question dont vous me direz la réponse
quand l'heure sonnera : « Ainsi que je vous le propose , pourriez-vous être
heureux? »
Vingt minutes entières , rien ne troubla le silence , et même ces regards
qui se cherchaient toujours ne se rencontrèrent pas. Le timbre de la ])en-
dule résonna sous le marteau ; Marie leva la tête , et Dervant , d'une voix
triste mais assurée, dit : — Je ne serais pas heureux.
— Voici ma main , dit Marie , quand vous voudrez.
Vin.
Il fut court le temps qui s'écoula entre cet accord et le jour où des scr-
mens déjà inscrits au ciel y furent encore portes par la voix d'un prêtre
lud HKVUK l)F. PAHIS.
qui les bénissait ; mais jusque-là pas un mot ne rappela une conversation que
tous deux paraissaient avoir oublie'e ; et si parfois Dei-vant , lorsqu'il par-
lait avec ivresse de l'époque qui approchait , entrevit une émotion sur les
traits de Marie , il put la prendre pour le demier combat de la pudeur ,
et peut-être était-ce à une torture qu'il souriait quand il croyait ne voir
qu'un embarras dont il triompherait bientôt.
Depuis plusieurs jours ils étaient unis , et Dervant demandait à Marie si
elle croyait qu'il pût y avoir un homme aussi heureux que lui,
— Si ce bonheur suffit à ton existence , répondit Marie , il faut songer
à réaliser les projets de retraite que nous avons forme's ; Madelon ne peut
nous suivre , elle veut rester dans son pays qu'elle n'a jamais quitté. Aux
économies qu'elle a lentement amassées , nous joindrons chaque année
une petite rente prélevée sur le peu que nous avons ; ne sois pas in-
quiet, il nous restera encore assez. Mais écoute une prière que j'ai à
t'adresser.
— Dis, bien-aimée , dis vite, que je puisse te plaire, te remercier
ainsi.
— Tu m'as parlé d'une maison isolée que tu as fait construire au mi-
lieu d'une plaine, et que personne n'a encore habitée?
— C'est vrai.
— Allons y demeurer. Je ne te dirai pas que là nous serons plus
riches, mais je crois que nous y serons plus heureux. Renonce à ces projets
de travaux que tu nourrissais avec tant d'ardeur.
^- Et le bien-être dont ainsi j'entourerai Marie?
— ' Et le temps que tu lui voleras ? Oh I non , vois4u , je suis jalouse
de tout ce qui m'enlèverait une de tes pensées. Cette vie que tu m'as pro-
mise , je t'en demande tous les instansj et si la mienne allait être courte?
— F^nfantl dit Dervant avec un sourire.
■ — Je veux du moins qu'elle t'ait appartenu tout entière.
Quinze jours après , Dervant et Marie avaient pris possession de leur
retraite : la vieille Madelon , dernier reste des Trémy, à qui Marie n'avait
]ias dit adieu sans attendrissement , avait été remplacée par une jeune
paysanne de Choisy-le-Roi. Propre et pleine de zèle, mais encore plus
gauche, Ursule, par sa mine épanouie, réjouissait ses maîtres, dont l'in-
dulgente patience s'expliquait par le calme , chaque jour nouveau , chaque
jour pins heureux , de leur existence.
REVUE DE PARIS. 15».-
Dcrvant habitait le premier étage , d'où le mur interceptait toute vue ;
Marie , du second , pouvait du moins mesurer la solitude qui les entourait.
Ursule , reléguée dans le petit bâtiment à gauche , ne troublait , que lors-
qu'elle était appelée, cette vie où tout semblait calculé pour savourer
des délices dont on paraissait craindre de laisser échapper une goutte.
Chaque matin , Dervant entrait de bonne heure dans un cabinet de tra-
vail, où il se livrait à ses lectures favorites j là, sous la chambre à coucher
de Marie , il entendait les premiers pas qu'elle faisait , et toutes les fois
que le bruit de sa marche arrivait jusqu'à lui , il cherchait à travailler
encore; mais d'abord il pensait qu'il allait bientôt la voir; il trouvait
ensuite qu'elle tardait beaucoup ce jour-là, et s'étonnait que la pendule
donnât un démenti à son impatience. Enfin, il l'entendait descendre; ses
yeux ne quittaient plus la porte. Alors paraissait ÎMarie, déjà parée de
toute sa simplicité, qui accourait, avec du bonheur sur tous les traits, dans
les bras que lui tendait son bicn-aimé , et, assise sur son genou, les bras
passés autour de son cou , donnait , recevait mille caresses , entrecoupées
de questions, de réponses qui toutes disaient : Je t'aime! Et toi?
Le milieu du jour était occupé, d'un coté, par les travaux domestiqiies ,
de l'autre par ces études qui , en élevant notre ame , nous rendent plus
dignes d'aimer et d'être aimés. Mais souvent les yeux du lecteur quittaient
le livre pour contempler le visage de A'ierge qui posait près de lui ; il la
caressait ainsi du regard en silence jusqu'à ce qu'elle le sentît , levât la
tête à son tour, et , laissant aller sur ses genoux ses deux mains qui tenaient
son ouvrage , échangeât avec lui ces hymnes muets , où il n'y a pas plus
d'amour que de reconnaissance à Dieu. Ln geste de Marie, toujours plus
raisonnable , disait : Travaillons , et soyons sages 1 Et tous deux, pas pour
long-temps , reprenaient l'ouvrage interrompu, sans s'être embrassés, sans
s'être touché la main; car à cette heure du jour ils s'éloignaient de quel-
ques pas l'un de l'autre , comme Polycrate jetait son anneau à la mer.
Quelquefois ils se promenaient dans la belle avenue de Choisy ou sur
la grande route. Si venait à passer un couple vovaveur : «Ils ont l'air
d'être heureux , disaient-ils , mais pas tant que nous I » Et leurs bras enla-
cés se serraient plus étroitement. Si une chaise de poste entraînait au galop
un homme impatient : « Il va la rejoindre ! » murmuraient-ils en le re-
gardant ; car jamais ils ne supposaient un autre intérêt qu'un intérêt d'a-
înour; mais c'était surtout le soir qu'ils s'appartenaient davantage; le so-
leil, la campagne . n'étaient nlus I.i pour les distraire l'un de l'autre. Des
Iîi8 REVUE DE PARIS.
lectures où à chaque instant se rencontrait une allusion à leiu- tendresse ,
à eux-mêmes, où la voix de Dervant manquait tout à coup à un mot qu'il
sentait trop bien , n'e'taient interrompues que par ces conversations où le
cœur se déploie plus aimant de mille manières 5 à cette heure aussi , ils
e'taient plus près l'un de l'autre que dans le jour.
Ainsi le temps s'écoulait pour eux; nulle secousse n'avertissait de sa
fuite inaperçue. Pas de mois , pas de semaines , pas de dates , chaque jour
du bonheur , de l'amour , comme la veille en avait donne' , comme le len-
demain en promettait encore.
Nulle visite ne troublait leur solitude. Si quelque e'tranger avait besoin
de parler à Dervant , Marie s'enfuyait , comme si elle eût dû se sous-
traire à tous les regards j peut-être voulait-elle éviter ainsi que des yeux
qui , comme ceux de Dervant , ne l'auraient pas vue à chaque instant du
jour, remarquassent quelque changement. C'est qu'en effet six mois e'taient
à peine écoule's, et Marie était plus pâle, l'ovale de ses traits e'tait plus
allonge'.
Un soir que leur promenade avait c'té un peu plus longue qu'à l'ordi-
naire , Dervant vit quelque alte'ration dans les traits de Marie ; il lui de-
manda si elle souffrait. «Non , répondit-elle , un peu de fatigue.
— Mais dans cette fatigue il y a de la tristesse ! » Il la pressa si tendre-
ment que le courage de Marie faiblit un instant , et une larme grossit len-
tement au bord de sa paupière. « Oh ! du chagrin, s'écria Dervant, du cha-
grin à toi, et je ne le sais pas, et je n'ai encoi-e rien fait pour t'en délivrer 1
— Ce n'est rien , ami , une idée I un regret !
Mais les instances de Dervant devinrent si pressantes qu'il fallut bien
céder une partie du secret.
— Je me souviens, dit-elle enfin , d'un jour où tu me parlais avec eni-
vrement d'un fils, d'une fille... Ton espoir ne se réalise pas; il ne se réa-
lisera jamais ! ajonta-t-el'e en sanglotant.
— Et tu crois que je m'en afflige, el tu te tourmentes d'une douleur
que je n'ai pas ! Écoute-moi, chérie; ce soir, moins que jamais, un pareil
regret ne peut arriver jusqu'à mon cœur. Un enfant de toi ! oh ! oui , je
l'aurais aimé , parce que c'eût été une partie de toi , un autre toi. Mais
sais-tu par quel supplice il aurait fallu l'acheter cet enfant? Te voir souf^
rir, voir dès les premiers temps tes traits s'altérer et s'amaigrir, pendant
des mois entiers êti'c témoin de douleurs toujours croissantes , et attendre
pour leur terme une crise affreuse, oh! j'en .serais devenu fou! Songe
REVUE DE PARIS. I AQ
donc , il m'aurait fallu entendre tes cris , des cris d'anp;oisses , des cris
que je l'aurais arrachés ; oli ! non , pas de 111s , pas de fille à ce prix ! mais
toi , toujours toi , toi riante , heureuse , et moi à les pieds I
Marie , rassurée par cet excès d'amour , ne craignit plus les regrets do
Dervant, et fut heureuse de tout le bonheur qu'elle pouvait donner.
IX.
II y eut cependant un matin où le sourire ne s'étendit que lente-
ment et avec peine sur les traits souffrans de Marie. Dervant fut ef-
frayé. Cette fois il ne l'attendit pas en lui tendant les bras; il courut ù
elle et la porta presque sur son fauteuil ; il se mit à ses genoux pour mieux
inteiToger tous les linéamens de son visage, el cet examen, que n'avaii
jamais précédé le soupçon d'une douleur , lui révéla d'affreux lavagBs.
C'est que réellement Marie était bien changée j mais elle avait si bien ca-
ché ses souffrances ! elle avait étudié avec une si divine coquetterie tout ce
qui pouvait retarder le jour où son amant surprendrait le secret de ses
douleurs I car elle avait compris que ce jour-là Dervant mourrait au bon-
heur; mais le matin dont nous parlons , tous ses efforts furent inutiles. Au
demi-aveu qu'il lui arracha , il devina une partie de ce qu'elle dissimu-
lait , et elle, qui sentait qu'elle élait trahie , cessa un moment de s'impo
ser un masque. Alors ses traits , qui n'étalent plus soutenus par son cou-
rage , tombèrent avec un si grand abattement que , quelques minutes après ,
malgré les prières de Marie , Doivant courait sur la route de Paris ; et ,
trois heures plus lard , un cheval couvert de sueur et d'écume s'arrêtait
devant la porte de la Maison de la Plaine , et Dervant faisait descendre du
cabriolet le docteur qu'il l'amenait avec lui.
Marie désira être seule pour parler au médecin. Dervant descendit chez
lui et attendit avec d'inexprimables angoisses le résultat de cette visite.
Ce ne fut qu'au bout d'une heure qu'il entendit le docteur sortir de la
chambre; il courut à sa rencontre, sur l'escalier, il l'engagea à entrer
chez lui. Le docteur s'excusa , disant qu'il était trop pressé ; il avait l'air
embarrassé; mais surtout û était ému. Aux questions qui lui furent adres-
sées il répondit d'une manière évasive , sans indiquer la nature de la ma-
ladie , mais sans dissimuler ses inquiétudes. Aussitôt après son départ ,
Dervant monta chez Marie ; elle avait pleuré , mais paraissait mieux
TOME XIV. SUPPLÉMENT. y
l3o REVUE DE PARIS.
cependant. Les regards de son mari l'interrogeaient en silence. « T»
voilà tout consterne, lui dit-elle en l'attirant à un baiser j et ce jour,
plus que jamais , tout ce que la parole a de douceur , tout ce que le regai-d
a de chai-me , tout ce que les caresses ont d'enivrement , fut prodigue' à
Dervanî, Etait-ce de l'oubli qu'on lui versait? e'tait-ce un adieu?
' Mais le lendemain , mais tous les jours qui suivirent , quelles poignantes
inquie'tudes ! quels tristes regards sur l'avenir ! que de douleurs cactées ,
dissimulées I Oli ! cela serait trop pe'niblc à raconter , sous ce ciel sombre ,
près de cette maison abandonne'e , où je suis encore , tandis que ma pensée
vous redit cette histoire si simple. Voilà du froid qui rae gagne, rien qii'à
revoir en idée tant de maux, Ali! passons î passons I
Nous sommes au mois de mai , le 1 -4; il est quatre heures du matin j le
disque du soleil s'aperçoit au-dessus des basses collines qui bornent la
plaine à l'orient , et à chaque instant ses rayons envahissent la campagne
comme la poussière chassée par le vent. Regardons dans cette petite
chambre bleue du second, où, pendant un an , il y a eu tant de bonheur
et d'amour. Les premières clartés du jour luttent avec la lueur pâlissante
d'une lampe qui , il y a quelques instans , éclairait toute cette pièce , ex-
cepté la tète de ce lit d'où les rideaux écartent une lumière trop vive. Là ,
sur un oreiller blanc , repose une tête plus blanche encore ; du pied du lit ,
où il faut se placer pour la voir , on a peine à la distinguer , tant ses lèvres
sont devenues blanches aussi. Sur un fauteuil et le corps penché vers le lit,
est Dervant. Ses yeux, enflammés par la veille, ne quittent pas la figure
pâle , dont la respiration semble régler la sienne. La regarder et pleurer ,
ce fut sans doute là toute l'occupation de sa nuit; car auprès de lui il n'y
a pas de livres, pas de ti-aces de travaux qui auraient pu un instant s'em-
parer de sa pensée.
A un signal qu'il entend , il se lève avec un mouvement d'impatience ,
comme si en ôtant son regard à Marie on la privait d'un soulagement. Il
marche sur la pointe des pieds , ouvre la porte , la tête toujours tournée
vers Marie , comme pour lui demander pardon du bruit qu'il pourrait
faire , et descend l'escalier pour introduire dans la maison Ursule , que l'in-
quiétude a éveillée de bonne heure ; car elle aussi aime Marie à sa ma-
nière.
— Comment va madame? dit-elle à Dervant , aussitôt qu'elle est entrée.
— La nuit a été assez calme , plus calme même qu'à l'ordinaire. Elle
dort encore.
KKVUI-; DE PAHIS. l3l
— Si VOUS alliez vous reposer un peu , monsieur? Depuis près de deux
mois...
— Et quand , en s'e'veillant , son regard me chereherail? Veux-tu donc
que je lui cause un chagrin? Je remonte. Aussitôt que tu entendras le doc-
teur , tu m'avcrtii'as.
— Je ne pourrai pas , monsieur.
— Pourquoi donc ?
— C'est que...
— \ oyons.
— M. le me'decin a dit qu'il ne reviendrait plus,
Dervant saisit les mains d'Ursule et fixa sur les deux yeux de la pauvre
fille SCS prunelles ardentes, pleines de menaces; il croyait plutôt à une
atroce ironie qu'à la réalité' de cet abandon. Il fallut qu'Ursule re'pe'tât en-
core que le docteur ne reviendrait pas et pourquoi il cessait ses visites.
Quand il l'eut entendu , il s'c'Iança sur l'escalier , dans la chambre, jus-
qu'auprès du lit sur lequel il se pencha ; il semljla plus tranquille quand
il vit qu'elle e'tait encore là. Mais quelque précaution de silence (ju'il eût
prise dans sa course , il y avait eu du bruit , les rideaux s'étaient agités ;
Marie ouvrit les yeux , mais ils ne Aoyaient pas encore ; aucune pensée
ne les dirigeait, ne les animait; c'était le regard vague d'un enfant qu'une
mère cherche à arrêter sur elle en lui disant des paroles d'affection ;
ainsi Dervant présentait sa tète du coté oîi Marie tournait la sienne.
Mais il semblait qu'après une absence de la terre elle y revint quelques
instans et eût besoin de rapprendre ses douleurs et ses affections. Elle
devina enfin celui qui était là, et sa main blanche, sillonnée de veines
bleues fit un mouvement pour se lever; déjà Dei'vant s'était préci-
pité à genoux et la couvrait de baisers et de larmes. Après quelques
instans oîi il n'osa pas lui parler de peur que la secousse d'un bruit ne
i-ompit le dernier fil de cette vie adorée : «Chérie , dit-il tout bas , chérie ,
comment te trouves-tu? — Bien , mon ami , bien; seulement il y a une
force qui me saisit là, à la poitrine, et qui me retire de toi. Retiens-moi!»
Par un dernier effort son bras se leva , vint retomber sur le cou de Der-
vant et entraîna sa tète près de la sienne; leurs joues pâles se touchaient;
on n'aurait pas su qui des deux allait mourir. Un petit balancement faisait
osciller ces deux tètes unies , semblable à ce mouvement donné à un en-
fant qu'on endort. Elles s'arrêtèrent; l'autre bras de Marie vint s'unir au
9.
l32 REVUE UE PARIS.
premier pour embrasser Dervant; ses lèvres s'agitèrent; il vit qu'elle al
lail parler ; il retint son haleine. As-tu e'ie' heureux , dit-elle?
— Oh , oui ! s'e'cria-t-il avec un horrible désespoir.
L'auïe de Marie venait de s'envoler contente.
X.
Si ce sont d'horribles heures que celles qui suivent une mort , même
lorsqu'on est entoure d'amis qui vous consolent , qui vous épargnent d'af-
freux détails , qui vous cachent les préparatifs de la dernière séparation ,
combien de tortures eut à supporter Dervant qui était seul , qui seul vou-
lut suffire à tout et boire sa douleur jusqu'à la lie I Quand lui-même eut
aidé à porter jusqu'au cimetière celle que lui-même avait parée pour h;
cercueil, quand il fut resté jusqu'au soir agenouillé sur le tertre frais, et
qu'Ursule l'eut ramené avec cette espèce de violence qu'on emploie pour
im vieillard tombé en enfance , il resta toute la nuit et les jours qui suiA^i-
rent dans im stupide abattement qui faisait peur à la pauvre paysanne.
Au bout d'une semaine , il lui prit l'envie de repasser tous les souve-
nirs de son année de félicité. Ursule était allée à Choisy , il monta dans la
chambre de Marie , et en entrant, quoiqu'il se fîit bien armé de courage ,
quoiqu'il eût secoué son front ainsi qu'on le fait quand on prend une grande
résolution , il tomba à genoux , et sa tète appuyée sur ses deux mains
jointes par la prière frappa le carreau. Il se releva enfin , mais à travers
ses larmes il la revoyait à chaque endroit où il l'avait vue; elle lui appa-
raissait sous chacun des vêtemens encore épars; et des sanglots, mais des
sanglots affreux à entendre , soulevaient aA'ec secousses son mouchoir pressé
sur sa bouche. Il voulut voir si elle ne lui aurait pas laissé quelques mots
d'adieu ; il chercha dans ses papiers , et d'abord trouva toutes les lettres
(ju'il lui avait écrites , même ces petits billets par lesquels il se consolait
lo matin lorsqu'elle ne descendait pas aussitôt qu'à l'ordinaire. Parmi les
leuillcs qu'il parcourait avec avidité, il en trouva une à laquelle pendait
encore un cachet noir; clic était signée Villon, de son père. Il lut, il
sut tout.
Ses poings frappèrent son front; il s'appelait lâche , infâme; il se roula
sur le lit avec des cris de pardon , grâce ! 11 étouffait. Il bondit hors de la
chambre, hors de la maison , courut dans la campagne. En passant sur le
REVUE UE PARIS. 1 33
pont de Choisy, il fut aperçu par Ursule, qui le suivit en l'appelant.
D'un pas rapide , sans rien entendre , il traversa les champs et arriva sur
la route de Bicctre à Paris. Quatre grandes voitures chargées de deux lignes
d'hommes dont les jambes pendaient en dehors marchaient sur le pave' ,
escorte'es par des soldats portant un autre uniforme que celui de nos
troupes.
— Ohe' , mon pain qui est tombe' î s'ccria un des gale'riens.
Personne ne fit attention à ses cris.
Dervant , que ce spectacle avait presque rendu à lui-même , ramassa le
pain et courut après la voiture pour le rendre au condamné.
— Merci , gredin I dit celui-ci.
Dervant fit un pas en arrière , re'veille' par cette insidte ; mais aussitôt
il courba la tête, comme un homme qui se soumet à un arrêt, et continua
à suivre la chari'ette sous les dégoûtantes injures que ces misérables fai-
saient pleuvoir sur lui.
Ursule, épuisée de fatigue , fut obligée de renoncer à sa poursuite.
Un de mes amis , qui , comme moi , connaissait cette histoire , visita au
mois de septembre le bagne de Brest. Parmi les hommes de peine , il en
remarqua un dont la chevelure blanche et touffue ombrageait des traits
jirofondément creusés. Dans toute sa visite , il eut l'esprit frappé de cette
figure , et demanda des renseigncmens. On lui apprit que ce malheureux ,
attaché depuis plusieurs mois au service du bagne , était comme le souffre-
doideurs des forçats , dont les outrages l'accablaient sans jamais lui arra-
cher une plainte. Avant de sortir, mon ami retrouva dans une cour ce
triste jouet des galériens. En passant près de lui , il affecta de prononcer
le nom de Dervant. L'homme tressaillit , mais ne détourna pas la tête.
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LE CARNAVAL DE MARSEILLE.
Il est des villes qui jouissent d'un carnaval perpétuel : Mar-
seille peut être comptée parmi celles-là. Un peu plus vaste que le
loyer de l'Opéra, son port voit passer chaque jour, a toute heure,
sous lin soleil ardent, sur des briques rouges, le long de ses mai-
sons hàlées comme des matelots , le long de son bassin huileux et
calme, des masques de caractères qui viennent de tous les pays;
sous le cafetan deConstantinople et sous labarette de Tunis, dans
les larges brayes du marin dieppois ou dans l'étroite tunique du
pilote persan, ceux-ci touffus ,de barbe, ceux-lk montrant leur
menton jainie et imberbe de par-delà le Gange, population moins
bigarrée encore que son langage; c'est un gazouillement dont
n'approchent pas les dissonnances gutturales, nasales de la plus
folle nuit de mardi-gras aux Variétés. Parmi les Italiens , le Génois
pour parler serre la bouche comme un chieiv qui tient un os , le
Napolitain l'ouvre comme un chien qui le lâche, le Sicilien hen-
nit, le Sarde aboie, le Corse hurle, le Vénitien grasseie; parmi
le Levantins, le Maltais glapit, le Tiuc pérore. Bouchez- vous
les oreilles, vous n'éviterez pas le geste de l'Espagnol, de l'ha-
bitant de Barcelone, de Malaga ou de Majorque, gens qui ont
autant d'idiomes qu'ils ont de doigts; ils vous éblouissent, vous
r.F.VUE DE PARIS. 1 35
làscineut , prient , répondent avec leurs mains ; fermez les yeux
comme -vous vous êtes bouché les oreilles , et les odeurs vont vous
assaillir. Cette odeur de morue annonce les Bretons , ce parfum de
harengs les Normands; l'Arabe exhale le musc, le Turc l'ambre,
l'Indien la vanille qu'il mâche, le^Ialais la cannelle. Je vous de-
mande si l'on peut comparer le ballet de Gustave, des Turcs
de carton, des Chinois en satin rose, des Grecs qui dansent un
pas, avec ces Turcs, ces Chinois, ces Italiens, ces Espagnols,
ces Anglais, ces Américains, ces Russes, ces Persans, qui ne
dansent aucun pas, mais qui sont véritables?
Le carnaval augmente de bien peu en travestissemens la cité
qui a toute Tannée tant de turbans et de moustaches et de barbes
a son service. Passerait-il dans la rue vingt Turcs, on dirait ; Ce
sont vingt Turcs ! et voila tout. Si ces vingt Turcs parlaient turc,
on leur répondrait en turc. — Où est la parodie? Comment vou-
lez-vous crier a la chian Ht! lit! lit! a des sauvages presque nus ,
parce qu'ils sont noirs comme le diable au fond de leur bornons
blanc; ce ne sont que des Bédouins, après tout; et pour Mar-
seille, depuis la conquête d'Alger, le Bédouin est un compatriote
plus intime que le Parisien.
Aussi le carnaval est-il a Marseille une obligation sans origina-
lité, un devoir a accomplir, et ceux qui s'yplient ne recourentjamais,
avec raison, au costume oriental, si cher au Parisien. On le sait,
le Parisien raffole de l'Orient, et dans son enthousiasme, l'ana-
chronisme ne lui coûte guère. Il revêt la robe du Persan et chausse
les babouches brodées de Tunis , passe le pantalon du Klephte et
se coiffe du bonnet de F Archimandrite. Profanation! il renché-
rit sur les professeurs de littérature orientale "a la Sorbonne!
Marseille n'a donc, pour échapper a cette érudition qui l'écrase,
pour éviter cette similitude qui l'attend a la porte du hnl, que le
fourreau a damier de polichinel et le lugubre domino ; les nations
qui la visitent lui ont laissé libres ces deux costumes. Dieu veuille,
pour les ^Marseillais , qu'on ne découvre pas dans lOcéanie quel-
que peuple qui les ait adoptés.
Il y a cependant un beau jour pour Marseille a lépoque du car-
iM) REVUE DE PARIS.
naval, c'est celui où on l'enteire. Enterrer est une antiphrase; car
io carnaval est brûlé, puis, tout enflamme, jeté dans la mer; on
le brûle et on le noie. Rien n'égale la pompe de ses funérailles,
auxquelles se rendent tous les habitans, plus pâles des fatigues de
la veille et du masque qui leur a pressé les joues pendant toute
une nuit, que de la cendre posée le matin a leur front.
C'est une magnifique chaussée, celle par où passe le cortège du
carnaval défunt, au sortir de la ville qui l'a tué dans ses joies. Elle
a pour nom Arenc, d'arena^ sable. Notre mémoire nous la repré-
sente comme un chemin blanc bordé d'un côté de maisons de cara-
[lagne , bâties ou plutôt plantées sur le revers d'une colline. Celte
colline marche avec vous, avec toutes ses guinguettes peintes etpa-
voisées , avec ses murs de roseaux et ses buveurs que vous aper-
cevez derrière les roseaux, quand vous passez au front des roseaux,
(les buveurs, de ces guinguettes et de cette colline, dans quelque
barque de la plage et sur la plage même. Ainsi, a droite la cam-
pagne, h gauche la mer. Et quelle merl la Méditerranée.
Dès le matin du mercredi des cendres, Arenc n'est qu'une
longue traînée de voitures. Longchanqis en étale de plus fièrement
allelées, d'un vernis plus brillant; mais Longchamps n'en a pas
de formes plus disparates. C'est un cauchemar de carrosier , tout
y est ; depuis le landau d'osier qu'un cigarre malveillant pourrait
embraser avec les deux chevaux-amadou qui le traînent, jus-
qu'à la voiture où se pavanent les prud'hommes de la ville, ami-
rauté, qui, en bonne règle, devrait être remorquée par des
veaux marins. Le crayon d'Henri Monnicr, qui fait une figure
d'homme avec les pièces d'un cabriolet, ne suffirait pas pour re-
produire ces cabriolets qui ont toutes sortes de figures. Ce sont
des apparences de casquettes, des façons de soufflets, ce sont des
coquilles, des bateaux renversés, des portefeuilles de cuir, où se
nichent, s'accroclicnl , s'encaquent îles familles entières. On met
les enfans sur le devant de l'équipage pour qu'ils ne soieiU pas
asphyxiés; les doniesli(jucs sont à cheval, pour prévenir tout
accideul; mais les accideus sont inqiossibles. La tète du second
tjjcval à la iile s'appuie et s'endort sur le train de derrière de la
KEVUE DE PARlb. 1 Sy
voiture qui précède; celui qui suit en fait autant; ainsi de tous
jusqu'il la dernière voiture; en sorte que chaque voiture devienl
la litière d'une autre , et toutes n'en font qu'une seule et unique
de deux lieues d'étendue : ce sont deux lieues de cuir et de che-
val, de vingt-cinq au degré.
La mer, qui vient écunier et rouler des algues et des galets jus-
qu'au bas de cette chaussée, présente un coup d'œil non moins va-
rié. Sorties de bonne heure du port , une foule de petites barques
peintes, pavoisées, avec leurs tentes damassées, a la file les unes des
autres, chargées de masques qu'on dirait arriver de Vem'se par le
bon vent qui souffle et les soulève avec leur cargaison , croisent
des bordées dans l'anse d'Arenc. Fa sur la grève de cette anse,
règne une activité extraordinaire. Renommés pour l'excellence de
leurs mets au poisson , la fraîcheur de leurs coquillages , — deux
spécialités qui ont des variétés infinies sous la main d'habiles cui-
siniers, — les restaurans d'Arenc commencent ce jour-la leur vo-
gue du printemps. Des barques de pêcheurs lancent sur le rivage
des filets chargés de poissons ; et quels poissons ! Vivans, tout vi-
vans encore ! Non ces poissons pâles de Paris, qui semblent sortir
de l'Hôtel-Dieu après une longue et douloureuse maladie; mais des
poissons frais comme de l'herbe ; ils ont le parfum de l'algue marine ;
ils sont jaunes comme l'ambre , changeant dans leurs reflets de cris-
tal ; ces filets sont ramassés par les écailleres , et de la mer salée ,
ces poissons tombent dans une mer d huile. Tout cela comme le
vent, comme le feu. Vous mangez le premier service que le se-
cond nage encore ! D'autres pécheurs viennent déposer leurs ri-
chesses conchyliologiques a vos pieds, sous la table. Les moules
bâillent; elles s'attacheraient volontiers "a votre assiette. Elles sont
encore enveloppées de vase, de sable, d'algue, de mousse, hu-
mides d'eau salée. On boit la Méditerranée.
On nage au carnaval a Marseille! Des nageurs au mois de mars!
et tandis que M. Chevalier fait insérer au Journal de Paris le
degré de froid , et qu'on marche sui' la Seine.
Pays dimaginatioji , il va sans dire que Marseille ne se con-
tente pas dune simple fiction en enterrant le carnaval; ce carna-
1 38 UKVUK l)K 1^\H1S.
val est un être "a peu près réel, qui a un costume, qui en a eu
même plusieurs selon les temps; qui a lui nom, Karêmentrant.
Nom significatif, dont l'étyraologie ne nécessitera aucune recher-
che de la part des savans archéologues de l'académie locale. On
entre en Carême : Carême-entrant. La lettre K est une prétention
ridicule, un prétexte pour fonder un prix de 500 fr. destiné a
celui qui expliquera le mot. Le K est un C : Donnez-moi 500 fr.
Carementrant était probablement, avant la révolution, un philo-
sophe bourré de paille, les jambes pleines de son, ayant 16 6*0//-
fraf50«fl/souslebras; on le bridait, lui et ses jambes, et son livre,
au bord de la mer. Durant la révolution, Carementrant ^\i\\o-
sophe passa dans les rangs du peuple souveiain, et ce fut un
prêtre qu'on brûla. On portait un cardinal au bout d'une perche et
l'on criait a bas le tyran! puis on allumait le tyran. Sous l'empire
on rôtit quelques nobles farcis de parchemin et de foin ; on n'en
rôtit pas long-temps. Sous la restauration, il était difficile de brûler
un cardinal, ou un roi, ou un prêtre, ou un noble; les Anglais
payèrent pour tous. Carementrant _, revêtu d'un habit rouge,
coiffé d'un chapeau pointu a plumes de coq couchées, chargé d'é-
paulettes d'or, appartenant a la marine, par l'ensemble de son
costume, fut sacrifié aux Druides du mardi-gras.
Qui brûle-t-on aujourd'hui que nous ne -vivons plus sous la ré-
volution, sous l'empire, ni sous la restauration, comme chacun
sait? Je l'ignore , et je ne le supposerai pas.
Le carnaval de je ne sais plus quelle année, — vous ne tenez
pas plus que moi a fixer cette date , — finissait a Marseille au son
des violons et des contrebasses. Mardi-gras allait sonner; heure
suprême où celui qui s'est disloqué toute la semaine croit de son
honneur de redoubler d'élan pour soutenir les fatigues d'une der-
nière nuit, de la plus belle, de la plus étincelante, de la plus
folle; paroli d'extravagance! il faut faire sauter la banque; heure
de séduction, où celui qui a résisté par piété, par économie ou
par devoir, a l'entraînement de l'ivresse générale, sautant de-
vant lui, sous ses croisées, sur sa tête, sort tout lui comme Ar-
chimède, ou presque nu, comme je crois que sortit Archimcde ,
RliNLi: DL PARIS. 1,39
et endosse le domino noir, l'arlequin rayé, ou lélernel Muntau-
cielj, et s'en va, lui comme les antres et avec les autres, briser
ses fibres rouillées par une année de plus. En avant 1
— En avant! se dit aussi un membre de la confrérie des péni-
tens noirs — nous allons toucher un mot d'explication sur cette
confrérie, — en courant louer un habit de polichiuel dont il avait
depuis long-temps admiré la coupe originale, les deux bosses bien
relevées et la beauté du velours. Un polichiuel en velours !
Venons a la confrérie des pénitens noirs. Marseille a dix ou
douze corporations religieuses , sans vœu , ni profession , ni enga-
gemens quelconques : carmélites, pénitens blancs, pénitens rouges,
pénitens gris. Sous le capuchon se cachent de vertueux négocians,
de braves portefoix , de pieux courtiers qui , ne voulant pas être
connus dans les bienfaits qu'ils répandent , cachent leurs visages
et leurs corps sous un habit de pénitent; — longue toile de cou-
leur, qu'on noue k la ceinture par une corde terminée en deux os
de mort , et couronnée d'un capuchon pointu , rabattu sur la tête ,
percée de deux trous à la place des yeux. Ils soignent les malades,
s'entr' aident , visitent les prisonniers , enterrent sans frais les pau-
vres , et accompagnent les condamnés jusqu'à l'échafaud. Leurs
actions sont nobles et louables; leur costume fait peur : celui des
pénitens noirs épouvante; la nuit, les femmes les évitent avec ter-
reur , quand elles les rencontrent venant vers elles , avec leurs os
qui bruissent, leurs robes noires qui frôlent et leurs lanternes por-
tées au bout d'un bâton noir, abritant, sons quatre lames divoire,
taie flamme mourante.
Notre polichinel appartenait "a la compagnie des pénitens noirs.
Encore jeune , le carnaval le pique , un grelot retentit a ses oreilles,
une latte le tape sur l'épaule , un bonnet de pierrot le rafle , et le
voila qui s'enflamme : il vent danser. Empêchez un méridional
de danser 1
Le chef des pénitens noirs trouva a redire a ce manque de gravité ;
il dissuada l'honnête confrère de changer la sainte aumusse pour
le nez monstrueux, le menton indécent et la bouche impie de Poli-
chinel. Le confrère promit et n'en ht rien. Il fut burveillé ; on le
l/|0 REVUE DE PARIS.
lilâma en plein conseil, un jour qu'il était absent : il n'en tint
compte. Le damné costume en velours ne le quittait pas-, il s'y
voyait dedans, fringant et joyeux, dansant la polichinelle, qu'il
possédait a merveille. Cependant il résista jusqu'au mardi -gras.
I^n passant devant le polichinel, il allait vite, fermait les yeux ;
il évitait ainsi la tentation. Ses pas étaient comptés : céderait-il ou
ne céderait-il pas?
Il céda. Le mardi-gras était trop beau. Le carnaval allait par les
rues , hurlant de joie , balancé aux bras de ces ravissantes Méri-
dionales , feannes dont l'ame est dans l'œil , et dont l'œil est tou-
joius sur le vôtre. Ces femmes passaient sous ses croisées , pieds
lestes, épaules nues et les joues enflammées, l'appelant, l'invitani
a descendre. Il bondissait dans son lit, il dansait la polichinelle
horizontalement; il pleurait, se repentait, dansait toujours. Et le
voila hors de son lit , allant chez le loueur d'habits : — Votre po-
lichinel?— Il n'est pas loué. — Combien? — Trente francs. —
Voilh. Et il s'habille , il est habillé , et il s'écrie : — En avant
donc , moi aussi !
Jamais la polichinelle ne fut si bien dansée. Le diable ne fait
rien à demi. Le pénitent la dansa dix fois, vingt fois; il n'avait
plus ses talons. Danse! danse ! un œil te regarde ! un œil de pé-
nitent noir ! — Confrère !
A trois heures après minuit , il rentra chez lui ; nuit sombre en
mars, a cette heure. Il se déshabille, se jette de lassitude sur
son fauteuil et sommeille.
Mais qu'est-ce donc que ce bruit, cette clarté qui court au ni-
veau de sa croisée? Le voilà debout; il croit dormir, rêver; il re-
garde mieux. Ce n'est pas une erreur : six pénitens noirs. Il les
compte trois fois d'un doigt glacé : six pénitens noirs avec leurs
lanternes noires h bâtons, leurs livres, leurs sandales, leurs au-
luusses noires, percées aux yeux : six pénitens, bannière de la
confrérie déployée , psalmodiant en latin, s'arrêtent h sa porte.
Ils ouvrent, ils s'étaient procuré une clef, les fantômes. Ils mon-
tent déjà l'escalier, (j'est effrayant. La voix devient plus lugubre ;
(li'ja la clarté passe a travers les lentes de la porte de la chambre.
REVUE DE PARIS. l4l
Ils cognent. Notre pénitent n'est pas facile a intinn'der, liciircnsc-
nient. Il était déshabillé. Que fait-il? Il coule dans son lit soi;
habit de polichinel, et laisse paraître seulement le nez de carton ,
le menton pointu et le bonnet. Il revêt ensuite sa robe de péni-
tent noir : c'est la toilette d'une seconde. Il ouvre aux six pé •
nitens, et se cache derrière la porte. Quand le sixième est passé,
il se met derrière lui et marche.
Les six pénitens entourent le lit ; leurs regards se portent
avec colère sur ce polichinel désobéissant a. l'ordre, coupaljle d'im-
piété: la prière des morts commence autour de lui. L'eau qui
purge des maléfices tombe sur le masque de carton.
— Frère, combien étions-nous quand nous soimnes partis de la
chapelle pour venir ici?
— Six bien comptés.
— C'est ce que je me disais aussi. Comptez pourtant. Un,
deux — trois ; autant de l'autre côté du lit; un de plus, c'est-a-
dire, — mais nous sommes donc sept. — Il reprend son énuméra-
tion . toujours sept. Celui-ci communique ses observations a un
autre, qui compte et tremble. — Sept. Nous n'étions que six en
partant, bien sûr. C'est moi qui ai distribué les livres de prière.
Un troisième est averti, un quatrième. — La terreur passe de
bouche en bouche , et chaque capuchon , penché sur le capuchon
voisin , soufQe ce nombre de sept dans des oreilles crispées d'ef-
froi.
On ne songeait plus au polichinel, qui paraissait plongé daris
le sommeil du juste.
On veut fuir : pas de clef. — Et ils sont sept ! Quand im Mé-
ridional est courageux , il l'est bien ; quand il ne l'est pas , c'est
curieux a voir ; et quand six Méridionaux sont gagnés d'épou-
vante , c'est alors qu'ils sont beaux.
Un se dévoue et saute par la croisée, haute d'im petit étage ;
un second, un troisième , tous les six y passent. Un seul reste
qui , feimant la croisée, dit en ricanant d'ini ton lugubre :
Beati qui monuntur in DOMI^ 0.
l/|U UKVUK DE PAUIS.
Epouvantable calembour que quelques-uns seuls entendireiU
en fuyant.
Deux pénitens noirs moururent de peur a la suite de cette plai-
santerie de carnaval.
Le mercredi des cendres se glisse presque inaperçu "a Paris , et
pour notre part, nous n'avons jamais rencontré dans cette jour-
née de raortilication , un seul habitant ayant au front le s^Tnbole
de son anéantissement; tandis qu'a Marseille, au contraire, dès
le matin du mercredi, la population se montre dans les rues,
avec la tache cendrée , dont le vent emporte l'empreinte. Cette
population , il est vrai , se compose de matelots , natifs de
Malaga, ou de Malte, ou de Palerme, hommes crépus, basa-
nés , taillés dans le bloc du fanatisme. Sous un ciel qui est leur
ciel, dans une cité qui est à eux bien plus qu'au roi de France,
ils se livrent avec liberté a toutes les pratiques d'un catholicisme
qui ne ressemble pas plus au catholicisme du nord que Jésus-
Christ ne ressemble a Odin ou au Krista des Bramines. Quelques
églises sont a eux exclusivement. Les prêtres y sont Génois ou Si-
ciliens ; les cloches répètent les airs de Civita-Vecchia ; le pavé de
la nef n'est couvert que de Majorcains priant leur Vierge spéciale,
celle qui , dans sa main gracieuse , arrondit les citrons , et les an-
ges blonds dont le souffle les dore , dans les jardins embaumés de
Palraa.
Or, cette population qui se nourrit de mets échauffans "a Mar-
seille comme a Bastia , qui retrouve sur les quais de Marseille la
réverbération des dalles volcaniques de Naples, qui prie à Mar-
seille des saints vénérés a Cadix , des saints qui du moins ne sont
pas du nord et qui ne parlent pas français, ceUe nation qui poi-
gnarde dans les cabarets de Marseille comme h Venise; en se mê-
lant par le sang et par le commerce h la civilisation passive de
Marseille, qui est trop a tous pour se posséder jamais ou se lo-
caliser, colore fortement celle-ci et déteint sur elle. Si la France
un jour se fractionnait , de même que Calais serait une ville an-
glaise, Marseille deviendrait ville italienne, ainsi qu'elle le fui
sous bien des rois de France, ou espagnole, ce (ju'erie a aussi été.
REVUE DE PARIS. ^/^^
Le sultan y a pourtant des droits. Le paclia d'Egypte compte à
Marseille plus de six mille sujets , tous parqués dans un faubourg ,
colonie parlant arabe, qui fume aux étoiles sur sa porte le soir, et
plante des concombres dans ses jardins. Les Catalans, depuis un
temps immémorial , ont une ville a eux dans Marseille, et ils ne
tiennent a la France que par les contributions directes ; comme
sympathie, c'est y tenir peu; les contributions indirectes dispa-
raissent sous la contrebande dont ils sont les aigles. Les Grecs y
possèdent également un quartier séparé, im fanar; ils en occupent
même deux ; ils se divisent en Grecs orthodoxes et en Grecs hé-
térodoxes. Ainsi leurs mœurs sont parfaitement conservées : ils
s'abhorrent.
Parmi les églises où cette affluence mixte de naturels et d'étran-
gers se presse, le mercredi des cendres, celle de Saint -Victor est
la plus célèbre, la plus renommée a cause des miracles qu'une Vierge
noire y faisait et qu'elle n'y fait plus, quoiqu'elle y soit toujours
vénérée et toujours noire.
Saint- Victor était autrefois une abbaye ; la révolution guillotina
l'abbaye , et sur une partie de son emplacement éleva une manu-
facture de tabac , le tabac a fumer passant avant Dieu dans la
constitution des Droits de l'Homme. L'empire, siu- les terrains va-
gues qui restaient encore , permit qu'on élevât des fabriques de
soude factice. La restauration, achevant de bouleverser les jardins
de cette malheureuse abbaye, les vendit a des raffineurs de soufre.
L'église seule est debout : résistera-t-elle encore long-temps a ces
trois fléaux réunis, le soufre, le tabac et la soude factice, comme
elle a résisté a ces trois autres fléaux successifs , Robespierre , les
préfets et la bande noire? Je parie pour le soufre.
Montons k sa tour noire , mais noire non a la manière des mo~
numens de Paris , qui sont plutôt verts , mais noire du soleil comme
un pontonnier, de l'air marin et de la fumée du goudron, cette fu-
mée si bonne a respirer que si Marseille était une fleur , l'imagi-
nation de ses enfans ne lui prêterait p^s d'autre parfum. De cette
tour, le coup-d'œil est beau. Que voulez-vous voir? la ville? Ces
vagues de briques rouges sont les toits de la ville; ces arbres qui
ni
KEVUE DE PARIS.
pointent entre les briques sont la cime des promenades ; ce domc
couleur de perle, c'est le ciel. Ce n'est pas un ciel sculpté par
Jean (ioujon ou Perrault, comme les Parisiens pourraient aisément
se le figurer, eux qui en sont privés; c'est un ciel véritable, dont
le soleil est chaud, l'air doux, la clarté vive.
Voulez-vous suivre mon doigt du regard, du haut de cette tour,
d'où nous descendrons ensuite povu- visiter , a l'heure de la prise
des cendres , le caveau de la Vierge noire?
Regardez d'abord cet étranger qui s'avance jusqu'au rivage du
port, les bras croisés, la tête pensive -, Ta, arrêté dans sa course de
par-delà le Rhin peut-être , par l'eau salée qui vient mouiller sa
chaussure poudreuse. Il soupire, jette, désespéré, son bâton sur la
vague de la grève , et attend la nuit pour se noyer.
Vernet a peint dans sa collection des ports de France celui de
Marseille ; mais il n'a rendu avec quelque vérité que certains dé-
tails matériels d'architecture navale qui n'existent plus aujour-
d'hui. Il n'a pas su fixer sur la toile, par impuissance de son art,
ce qui caractérise essentiellement la physionomie de la grande cité
méridionale, du Paris de la Méditerranée : le bruit et l'odeur. Les
hommes se reconnaissent a la forme; les villes maritimes, k l'odeur
et au bruit. Où entendre, confondus dans un ensemble constant ,
comme à Marseille, sans interruption durant le jour et pendant
l'année , le cri de la corde sèche dans la poulie , le cri de l'oiseau
de mer planant sur le bassin, le bruit d'airain des planches mé-
talliques qu'on cloue au vaisseau, celui du marteau sur l'enclume,
celui de la hache dans le chêne, celui des matelots, les mille
voix des rameurs se bêlant sur une bouée ; par-dessus tous ces
bruits , les cloches , et celles des vaisseaux , et celles de la ville ;
par-dessus les cloches, le murmure du vent du nord? On la re-
connaît aussi k ses odeurs , et chaque odeur est un pays dont elle
évoque le nom pour qui la respire. Foulez ses quais; ces bou-
caux de riz, a l'exhalaison végétale , ne vous représentent - ils pas
les champs de la Caroline? ce sucre jaune, la Martinique et ses
sucreries? ces coffres de cannelle, Ceylan? Ces barriques d'huile, les
oliviers de la Canée? L'amc se laisse conduire par des rayons et
des parfums. On peut connaître Tlnde sans y être jamais allé; l'o-
dorat, qui vous y mène, est un sens bien plus aimant que la vue.
Marseille est la synthèse odorante du monde.
Au pied de cette tour, ne voyez-vous pas maintenant une
large vallée , et dans cette vallée quelques hommes fixant dans
la direction de l'horizon, sur des assises de chêne j une pièce de
bois d'où ils élèvent de distance en distance, tandis que nous
causons, des vertèbres et des côtes , jusqu'à ce que ces côtes et ces
vertèbres réunies, plus nombreuses, offrent parleur savante anato-
mie l'aspect d'un cachalot dépouillé de ses chairs ? C'est un vais-
seau en construction. D'autres ouvriers viennent clouer a ses flancs
d'épais bordages en bois du Nord , qu'on arrondit au feu comme
des rubans. Ces rubans sont retenus par des clous de six pieds.
Sous vous la clouterie. Ces cyclopes de suie au bras de fonte , au
tablier gras, qui forgent ou fondent ces clous, ont aussi des vais
seaux sur les mers océanes : leurs clous leur ont valu des vais-
seaux ; leur première mise de fonds est un clou. Le chanvre , en
longues charpies , pénètre partout dans les épaisseurs du vaisseau
oii l'air pourrait se faire jour. La précaution est bonne. Sur une
fente de quatre-vingts pieds de longueur, si une ouverture grande
comme le trou d'une petite vrille se faisait, le vaisseau, coque et
gréemens , descendrait comme une ligne de plomb , en quelques
heures, au fond de l'eau. Ce chanvre se diu'cit sous un enduit
de goudron. Vous voyez d'ici , car d'ici nous voyons tout, fumer
les chaudières dans lesquelles le goudron bout ; où , depuis le
point du jour jusqu'à la nuit, il est en fusion. Chaque vaisseau v
puise comme a une gamelle commune ; chaque nation y plonge
une éponge ou un pinceau. Ouvrez vos sens a cette divine fimiée
rousse, parfum des peuples commerciaux. Le ciel en est obscurci;
il sera plus bleu après de toute cette souillure. Le soleil et le ven'
criblent et balaient ces taches; le ciel redevient net.
Le vaisseau est goudronné , le grand vaisseau qui contient,
mille balles de laine de New -York , six cents barriques de vin
trente personnes d'équipage, cinquante passagers. Eh bien! qu'un
enfant ôte cette cheville de bois , et, saluant à droite et a gauche
TOME XIV. FÉVRIER. ly
l/|() REVUE DE PARIS.
comme au éléphant, le vaisseau ira triomphant a la mer, et i'I
semblera s'y rafraîchir de tout le feu qu'ont subi ses flancs pen-
dant qu'on le fabriquait ; il se posera au milieu de la vaste écume
([u'il aura soidevée sous ses nageoires, et puis, tranquille, de ni-
veau, fatigué de sa course, le mastodonte de chêne s'appellera
r Aimable Rose ou l'Heureuse Amélie; car désormais il a une
soeur ou une mère de ce nom ; il a une famille : il existe.
Nous sommes bien placés ici pour étudier le mécanisme au
moyen duquel un mât de cent pieds est soulevé , mis a pic et des-
cendu dans le vaisseau , qui a pris rang dans le port. Ce mât , arbre
entier, droit et uni , arrive de la Russie; il a été lancé sur les
glaces , dans la Baltique ; il a traversé la mer du Nord , l'Océan
et la Méditerranée; il n'est pas venu tout seul : la forêt a suivi
l'arbre; la forêt entière est ici sous nos yeux; au lieu d'être de-
bout, elle est couchée. Ce vaste bassin contient des bois de mâture
pour mille armemens. Que de tempêtes promises a ces mâts de
toutes dimensions, sur lesquels des enfans s'amusent comme sur
les roseaux d'une mare !
Les mâts sont a leur place; c'est déjà prêt. Aux mâts il faut des
voiles et des cordes. De l'autre côté de la rive, examinez cette
ligne de maisons qu'on dirait h l'ancre, tant elles touchent de près
la rive. N'apercevez-vous pas des places blanches comme du linge
au séchoir, et des mouvemens courant sur ces taches? Je vous ai
désigné les magasins de voilures , où des milliers de femmes aux
doigts armés d'un dé en fer et d'une aiguille d'un pied de long
cousent la toile taillée en brigantine ou en foc. Ainsi, nous avons
vu le vaisseau dans un hangar , les mâts dans un bassin , les toiles
dans des boutiques. Singularité : chaque industrie s'exerce a part.
Chaque métier a sa science indépendante. Car tous ces gens-la qui
édifient si merveilleusement pièce a pièce le phénomène d'un
vaisseau, n'en connaissent que certaines parties; il y a plus, c'est
qu'ils ne sont pas marins; "a certains égards, ils ne sont que tail-
leurs, peintres et menuisiers; la pensée du marin seule relie ces
choses éparses, pour en être l'ame; par lui le bois marche, par
lui la voile respire, les vergues vont saisir le vent.
REVUE DE PARIS. I ^J
Si sur l'autie rive on taille les voiles , sur celle où nous som-
mes on fait les cordes, nerfs du vaisseau. Tournons - nous.
Poignée à poignée, regardez le chanvre qu'on sort du grenier;
une main le tend, une roue de gayac le saisit, le tord ; il est déjà
tordu; il retiendrait bien une coquille de noix sans casser; mais
il s'envole ailleurs, il est joint k un autre cordon; il est corde;
bâtez-vous de la couper si vous voulez étayer vos mâts et armer
vos vergues de drisses ; sin*on, la corde unie â la corde, l'aussière
a l'aussière, serpentant Tune sur l'autre, en deux tours de roue,
et la roue ne s'arrête pas , vont reparaître tressées en grelin , corde
épaisse comme le bi-as; dans quelques minutes le grelin sera câ-
ble, un câble énorme, capable de retenir un vaisseau au milieu
des brisans, par l'ouragan des équinoxes qui soulève la mer et dé-
chire le ciel ; mais le câble est a bord du vaisseau , roulé en spi-
rale, et déjà son ancre se forge.
Entendez-vous la forge ? elle luit la-bas dans ces cavités ardentes,
le grincement monte jusqu'à nous. Ces hommes noirs qui se bais-
sent , ramassent des poignées de vieux fer ; ces hommes noirs qui
soufflent, le font rougir et le pétrissent; ces hommes noirs dont
nous ne distinguons que le dos en sueur , le découpent comme du
papier. Ceux-ci façonnent des ancres, ceux-là coulent des canons,
qui roulent enflammés jusqu'à la mer, oii ils s'éteignent. Mais
notre ancre est forgée.
Tout est prêt maintenant : chaque industrie a mis la dernière
main au vaisseau , toutes en ont vécu, toutes en vivront; le char-
pentier, le négociant, le forgeron qui l'a prémuni contre la tem-
pête , et l'assureur qui garantit l'œuvre du forgeron et en répond
contre la destinée. Pour Marseille, chaque vaisseau est l'Arche,
car tous ses habitans y ont un espoir embarqué.
Admirable création des hommes , adieu ! Le vaisseau neuf
va partir, il partira au soleil levé, quand la brise sera fraîche et
viendra de la terre. La brise souffle, et le soleil est rouge : il part.
Comme il glisse, voyez! au pied de ces tours, de celle où nous
sommes qu'il salue avec le canon , auquel la cloche répond ;
respect ici, bénédiction la-bas. Voila l'œuvre du voilier et du
10.
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REVUE DE PARIS.
forgeron! ou plutôt l'œuvre puissante, progressive, immortelle
de l'industrie et du commerce. Et cet homme qui attendait la
nuit pour se noyer, vous l'avez deviné, c'est le commerce. Des-
cendu nu et pauvre avec un bâton, il monte au vaisseau, s'aven-
ture, ose, travaille, souffre, pense , ne se décourage pas, aborde
avec lui tous les rivages , échange une idée pour une plume d'au-
truche en Afrique, vend la plume d'autruche aux Cafres pour
un peu de poudre d'or, échange, "a l^inq cents lieues de la,
la poudre d'or pour un sac de perles , porte ses perles à
Java et y reçoit en retour cent tonneaux de poivre; revient
avec ses tonneaux, riche du monde qu'il sait, des langues
qu'il a apprises, rentre au port sur un vaisseau a lui, dont
il est maître après Dieu, jette l'ancre, et, considéré de tous,
il monte les escaliers de maibre de la Bourse, capitole de la
fortune.
On prétend que l'intercession de la Vierge noire était autrefois
pour beaucoup dans ces prospérités acquises sur les rives étran-
gères parles Marseillais. Allons la saluer dans son caveau sombre
et humide. D'ailleurs, je vous l'ai dit , reconnaissance ou respect,
le mercredi des cendres est le jour de l'année où l'on se souvient
encore d'elle.
Elle n'est plus riche; sa rivale, Notre-Dame-de-la-Garde , l'a
saintement dépouillée des poissons d'argent, des petits vaisseaux
votifs en vermeil, des œufs d'autruche, des ancres marines en dia-
mant, dont elle aimait a se parer jadis; seulement elle est restée
bonne et noire dans le malheur. L'obscurité de sa retraite n'est
réjouie que par une bougie verte qui brûle à ses pieds , funèbre
lueur qui éclaira, il y a quelque cinquante aiis, une scène dont la
tradition a conservé la terrible moralité.
Le carnaval finissait , il était fini même. Minuit avait sonné à
Saint- Victor; l'abbaye était en prières; repentans de leurs folies
de la veille , les fidèles s'humiliaient a deux genoux , dans le ca-
veau, pour recevoir la cendre qui fait souvenir d'où l'on vient et
rappelle où l'on ira. La sinistre bougie verte promenait sa lueur
sur des visages blêmes de fatigue et de contrition. La moins morte
RKVUE DE PARIS. I |()
de tous était la Vierge noire de Saint-N ictor. De son doigt funé-
raire le prêtre touchait les vivans avec la poudre des morts. Folie
ou sacrilège, parmi ces personnages il en était un qui était resté
masqué. La Vierge noire semblait le regarder et porter sa lueur
verte sur lui, sur le carton jaune et hideux qui le comprimait. Potn-
le sauver de la damnation éternelle, elle inspira a quelques gens
pieux ridée de lui dire combien cela était mal et dangereux. 11 ré-
sista, et on entendit même un ricanement odieux derrière le masque.
S'étant approché pour lui effleurer le front, le prêtre recula de
terreur; il dit a l'impie d'ôter le masque : un signe négatif ré-
pondit. Alors le prêtre imprima sur le carton athée , au milieu de
l'effroi général, la cendre qu'il destinait au visage du chrétien-
La ne s'arrête pas la tradition.
Au sortir de l'église, quand le libertin chercha, dans son trouble,
à retirer sou masque pour respirer plus librement, une force in-
vincible, un ciment qui faisait corps avec la peau, l'avait collé
au visage. Ses efforts furent vains; ses doigts se fatiguèrent a cette
tâche ; ils se crispèrent contre cette surface glissante, ils eurent du
sang : le masque resta ; il s'était fait chair. Et cet homme , con-
damné a ne plus voir, "a ne plus sentir, a ne plus respirer qu'a tra-
vers ce visage de quelque monstre; condanmé a un éternel traves-
tissement et a un carnaval dont il devait traîner le supplice a table
et au lit, triste ou souffrant, devint fou, et il mourut déchiré par
ses propres ongles.
A propos du carnaval, dont l'ivresse remplit Paris et demande
une place k toutes nos préoccupations, nous avons écrit ces quel-
ques lignes très-imparfaites sur un pays que nous aimons. Un pré-
texte frivole a servi d'occasion a un épanchement vrai. Nous se-
rions désolé du ton de légèreté qu'il nous a fallu piendre dans le
cours de cet article, si le véritable motif qui ik)us l'a dicté n'é-
tait pas compris. Ce n'est pas quand un fléau terrible éclaircit les
rangs de nos amis et leur fait , a eux aussi , un masque livide , que
nous aurions l'insouciance coupable d'être possédé par un autre
i:)0 REVUE DE PARIS.
sentiment que celui d'une tristesse profonde. Allez au bal, vous
autres, car vous avez eu aussi les mêmes douleurs; allez , le cœur
gai, les mains pleines de fleurs, aux samedis fabuleux de M. Mira ;
mais pour nous qui ne sommes pas d'ici , — pas de bal , point de
fêtes. — Prions.
Léon Goxlan.
CHRONIQUE.
M. Drouineaii se meurt! M. Drouineau est mort ! Un jour cette ru-
meur se répand dans Paris, et ce jour-là le maréchal Lobau assiste , comme
d'habitude, à la parade des Tuileries j le ]:)Ourdon de Notre-Dame reste
muet, les théâtres ne sont pas fermes, des courriers ne sont pas expe'diës sur
les routes de Londres et de Pétersbourg , pas un pigeon n'est lâche' pour en
porter la nouvelle à Anvers I Les amis de M. Drouineau pleurent sa mort,
et c'est bien légitime. On peut avoir e'crit des romans assez mauvais , et en
assez grand nombre , s'être livré aux nébulosités d'un néochristianisme ,
avoir trempé dans la rédaction du Constitutionnel , journal des com-
merces politiques et littéraires , de M. Etienne, puis, quand Dieu vous
appelle à lui , passer sans bruit comme une étoile qui file.
Néanmoins la gent littéraire ne laisse pas ainsi mourir un des siens sans
jeter les hauts cris, sans injurier le sort qui vient frapper à plaisir nos
jeunes gloires (il y a en France cent mille jeunes gloires !)j il faut
apitoyer cet indifférent public qui n'est sensible qu'aux impôts j il faut
dire pourquoi la jeune gloire a été enlevée aux lettres dont elle était l'or-
nement; il faut jeter des fleurs , des couronnes d'immortelles, tressées de
laurier , sur la tombe de |la jeune gloire. Cette fois, c'est une jeune gloire
qui a été arrêtée dans sa course par une méchanceté de M. Jouslin de la
Salle, qui, espérant plus d'un Don Juan d'Autriche de M. Casimir
Delavigne, a renvoyé aux calendes grecques un autre Don Juan de
M. Drouineau. Un ami , un de ces amis intimes qui ne voient leurs col-
lègues qu'à leurs derniers momens, se charge d'apprendre que M. Droui-
neau est mort en chrétien et en homme de lettres. « Rien ne peut tra-
)) duire son attitude courageuse à cet instant suprême et la délicatesse
» de ses dernières pensées. J'ai recueilli le dernier souffle du poète , je
)) vous l'apporte. »
La commission des auteurs dramatiques s'est donc reunie pour pleurer
1 ■) >. HEVUK UK l'AKIS.
le jnembre défunt. M. Casimir Dclavigne , honnête homme , s'il en fut a
tant ])lciirë qu'il a sacrifie son Don Juan , et exige la priorité pour celui
de M. Drouineau. La Comédie-Française a pleuré sur cette dure néces-
sité, et pendant trois jours M. Etienne a très-mal joué aux dominos. Que
h terre lui soit légère I jusque-là le métier d'auteur mort réussissait assez
à M. Drouineau ; mais les pleurs de la commission dramatique, les larmes
de M. Delavigne, les gémissemens de la Comédie-Française, les distrac-
tions de M. Etienne, qui mettait un double six à côté du double zéro,
tout cela ne faisait pas le compte de la jeune gloire si tôt moissonnée ; c'é-
tait de la nécrologie qu'il lui fallait ; la nécrologie , cette industrie oisive,
curieuse , inopportune , bavarde et indiscrète , qui analyse les rois et les
comédiens , qui vit de princes allemands et de souffleurs de théâtre , la
nécrologie négligeait Drouineau , dont le nom , dépouillé du monsieur,
appartenait désormais à l'histoire.
Deux mois s'étant passés , et l'article nécrologique n'affluant pas , une
autre rumeur se répandit dans Paris : feu M. Drouineau vit encore. En-
nuyé de faire le mort , il joue au revenant , et cette incroyable lettre paraît
dans tous les journaux , même dans le Constitutionnel , qui serre ufl
peu ses annonces de racahout pour lui donner place.
« Ln Rochelle, 29 janvier 1835.
» Monsieur,
» Je me trouve fort heureux de pouvoir détruire par quelques lignes
les Ijruits qui ont couru relativement à ma mort présumée. Je me suis ré-
fugié dans une solitude où je m'efforce d'oublier des chagrins que m'ont
suscités mes écrits. Des travaux étrangers au théâtre ne m'avaient pas per-
mis de songer à mon drame de don Juan d'Autriche ; mais je suis charmé
d'avoir l'occasion de remercier vivement MM. les membres de la commis-
sion des aut€urs dramatiques , et en particulier M. Casimir Delavigne de
leur bienveillance pour un confrère absent , qui sait garder souvenir des
services qui lui sont rendus. Les intentions de la Comédie-Française me
sont précieuses , et j'espère pouvoir en profiter. G. Drouineau. »
Nous ne ferons pas observer que cette lettre est à peine écrite en français :
il est permis aux fantômes d'oublier la syntaxe; il faut s'attacher seule-
ment aux charmantes intentions qu'elle renferme , et la considérer comme
l'expression de senlimens éprouvés dans la tombe ; ma foi , les spectres
sont bien doucereux et l>icn malins.
M. Diouineau (qui i éprend désormais le monsieur) est heureux de dé-
mentir le hruil de sa mnrl. Heureux ? — Je le crois, on le serait à moins;
et tikhc d'oublier des chagrins que lui ont suscités ses écrits ; ces cha,
RKVUK DK PARIS. IJ.^
grins , nous ne les connaissons pas. A moins que ce ne soient ces intermi-
nables querelles que vouS apporte la mauvaise luimeur d'un libraire en-
combre d'exemplaires non vendus. Les travaux étrangers au théâtre!
tout le monde sait qu'il s'agit là du néochristianisme dont la propagation
était confiée à l'apostolat du pseudo-feu M. Drouineau. Ce bon revenant
se propose, dit-il dans son langage tumulaire, de remercier les auteurs drama-
tiques et M. Casimir Delavigne. J'engage d'abord ces messieurs à se signer
trois fois quand ces remercicmens viendront frapper à leur porte. Jusque-là
on peut dire encore de M. Drouineau : Les esprits dont on nous fait peur
sont les meilleures gens du monde. Mais voici venir la malice ; Les in ■
tentions de la Comédie-Française sont précieuses à M. Drouineau .
et il espère pouvoir en profiter , c'est-à-dire qu'il jouira, revenant, feu
follet, fantôme qu'il est, du tour de faveur accorde' à son ombre, à sa
jeune gloire si tôt moissonne'e : pas si bcte pour un mort ! On prétend que
M. Casimir Delavigne lui dira : « Monsieur, votre mort m'a fait pleurer ;
votre résurrection me fait rire; reprenez votre linceul, ou je reprends mon
tour.
Au reste, la Comédie-Française a bien d'autres affaires sur les bras; si
elle est obligée de tenir envers M. Drouineau , revenant , la parole chevale
resque qu'elle a donnée à M, Drouineau mort, elle n'en a pas moins à ses
trousses un auteur bien vivant, bien remuant, qui n'a pas recours aux sub-
terfuges du tombeau , mais qui marche bien en règle avec huissiers ,
agréés et gens de loi. S'il avait connu le procédé Di'ouineau, M. Emile
Vanderburck aurait essayé peut-être aussi de faire le mort pour obtenir la
représentation de son Jacques ii; mais les bonnes idées ne viennent pas à
tout le monde ; et M. Vanderburck a prosaïquement assigné M. Jouslin
de La Salle devant le tribunal de commerce.
Un fait a été révélé à l'audience , au milieu des plaidoiries de ces
hommes à petit collet qu'on nomme agréés, et à travers les interruptions
acres et plaisantes de l'auteur poursuivant : à saA'^oir que la Comédie-Fran-
çaise a reçu depuis trente ans un si grandnorabrede pièces qu'elle en avait
en arrière cent cinquante qu'il faudrait jouer sur les poursuites des auteurs ;
(jue le Richelieu de M- Lemercier, dont l'admission remonte à vingt ans ;
que le Chatterton, de M. de Vigny , un drame de M. Victor Hugo , et
enfin le don Juan d'Autuiche de M. Drouineau , devaient avoir le pas
sur Jacques ii.
M. Vanderburck a répliqué que ce que voulait M. Jouslin de Lasallc ,
c'était de gagner l'été pour étouffer son drame dans les chaleurs.
Ce dernier trait a tellement touché le tribunal consulaire ; il a jnis tel-
lement en pitié le pauvre Jacques ii, que M. Jouslin de Lasallc veut
asphyxier, sien le laisse l'aiiT , qu'il a coiidaumé la Coinédie-Françaisc à.
lî)i\ REVUE DE PARIS.
représenter Jacques ii dans le délai de deux mois , sinon de payer 100 l'r.
par chaque jour de retard.
Voilà Jacques ii échappé aux horreurs de la canicule; il n'a plus à
craindre que les giboulées.
— Les habitués de notre élégant Théâtre-Italien ont remarqué la pré-
sence assidue d'une dame qui se passionne pour tous les succès de cette
scène musicale. Favorisée par la nature d'une voix splendide , et douée
d'un talent de premier ordre , elle ne porte pas aux représentations de
MosÈ et d'I PuRiTANi un enthousiasme de convention , une admiration de
mode. L'exécution d'un bel opéra est pour elle un objet d'étude , une
jouissance d'artiste; aussi les plus célèbres chanteurs, M"* Sontag ,
M""' Malibran , M"*" Grisi , Garcia , Rubini , Tamburini , Lablache , ont
brigué l'honneur de lui être présentés; et leurs talens éprouvés par les
luttes de la scène n'ont pas fait pâlir le talent de l'amateur dans les brillans
concerts qui les réunissaient.
Samedi dernier , M"'" la comtesse Merlin , car c'est d'elle que nous par-
lons , a donné une grande soirée, où se sont rencontrés les premiers chan-
teurs de la salle Favart et l'élite de la société de Paris; la plus étourdis-
sante, la plus merveilleuse musique , a rempli une grande partie de cette
fête , délicatement ordonnée , remarquable surtout -par le choix des mor-
ceaux exécutés : les femmes les plus élégantes , des ministres, des person-
nages diplomatiques , M. le duc d'Orléans, s'étaient rendus aux invitations
de M""^ Merlin. Vers une heure du matin , les salons ont été désertés peu
à peu par les jiersonnes assez malheureuses pour avoir plusieurs engagemens
dans la même soirée. Alors a commencé un autre concert , un concert sans
façon , et l'on s'est mis à faire de la musique intime. Assez de jolies femmes
encore , entre autres M™*^ d'Orsay, assez d'auditeurs jélégans et attentifs ,
entouraient le piano, pour entendre M"'*" Merlin et sa fille chanter des pe-
tits airs italiens, des boléros à plusieurs voix. Ces dames étaient secon-
dées par l'admiralîle talent du prince Belj.... , cet aimable réfugié italien
qui dit aussi bien les chansonnettes de son pays que les airs d'OxELLO , de
r.A Straniera et de Guillaume Tell , et qui charme nos salons par l'é-
clat d'une voix qui ferait la fortune d'un théâtre.
THEATRE DU PALAIS-ROVAL. LES DEUX NOURRICES. LE FILS DE
IRIBOULET. — Quand vous voyez dans la rue deux lattes en croix se ba-
lancoi' au bout d'une longue corde, prenez garde, les couvreurs sont là-
liaut qui vous envoient des tuiles et des bricpies; des corniches tout en-
tières vont vous tomber sur la lèlc; il pleut des cheminées : passez a»
lajgc. Passez an large aussi, (|ii,nul le Palais-Royal vide ses cartons bour-
REVUE DE PARIS. 1^5
rés de vaudevilles moisis , rances , gâte's; c'est une infection qui désole le
quartier. Toutes ces pièces , qui sentent le renferme' comme le buffet d'une
vieille femme avare , arrivent coup sur coup , prennent le public à la gorge
et l'empoisonnent. Quand le Palais -Royal vide ses cartons , passez au
large ! car c'est le tlie'àtre de miséricorde , c'est la dernière espérance du
vaudevilliste qui , ayant assoupi , abruti , ennuyé dix comités de lecture
par son dialogue d'huissier et ses couplets de petit clerc, mesure de l'œil
la hauteur du pont des Arts, ou marchande un boisseau de charbon. 11 se
rappelle alors qu'il existe un théâtre bon garçon , qui reçoit tout ce qu'on
bii apporte , acteurs, pièces, musique, de'cors, tout, pourvu que ce soit
bête, insipide, de mauvais goût et à bon marche. Ces conditions étant fa-
ciles à remplir et n'excédant pas les forces du commun des littérateurs di-a-
matiqucs , il en résulte des engorgemens de répertoire dont rentre]n-ise ne
peut se délivrer qu'en se saignant deux ou trois fois dans une semaine.
C'est une de ces opérations salutaires pour le théâtre , mais fort repous-
santes pour le public, qui nous a valu , à deux jourà d'intervalle, les
DEUX NOURRICES et LE FiLS DE TrIBOULET.
Je ne sais à quel préjugé attrilmer l'usage qu'ont adopté les théâtres de
réserver pour le carnaval les pièces les plus étrangement niaises. Je parle
en général , car le Palais-Royal n'en a guère d'autre sorte à offrir dans tout
le cours de l'année. Ce serait , au contraire , le moment de faire preuve
d'esprit , si ce n'était pas une marchandise trop rare. Nos directeurs ont l'air
de croire que pendant deux mois le public se promène , la bouche béante ,
le front déridé , le sourire fixe sur les lèvres , riant de tout comme un im-
bécile. Cependant le public n'éprouve pas des accès d'hilarité si sponta-
nés , de tels sentimens d'indulgence, qu'il se laisse prendi'e à des parades
de la force des Deux Nourrices. Il siffle très -bien une mauvaise farce
dont tout le sel consiste dans un travestissement. Voyez le bel effort de gé-
nie I Le mari d'une nourrice s'habille lui-même en nourrice pour venir
voir sa femme chez ses maîtres. Or M. Patouillet , apothicaire , ami de la
maison , vient de conseiller l'expulsion de la nourrice Marie , parce qu'elle
a résisté à ses efforts de séduction. Il trouve parfaitement à son goût
son époux Grimouille , qu'il ne reconnaît pas sous ses habits de pay-
sanne bretonne. Il lui propose la place de nourrice sur lieu , et , séance te-
nante, Grimouille accepte, moitié par bêtise , moitié par malice. Tous deux
restant seuls , Patouillet entame le premier chapitre de ses galanteries ,
c'est-à-dire qu'il pince le bras de Grimouille , puis son menton , puis sa
taille, A bas les pâtes I et à l'instant Patouillet est asphyxié sous la grèk'
de coups que lui administre la virile nourrice. Voilà le plaisant et le neui' :
un homme éreinté par son semblable déguisé en femme ; et pour rendre la
farce plus délicate, Alcide Toiise/, , grossissant sa voix faiibourirnne sous
l5() REVUE DE PARIS.
le l)avolet (le Saint-Malo : Alcide Tousez fait rire quelquefois; tant mieux
pour lui. 11 ne faut pas moins le ranger parmi les cinq à six cents corai-
rjucs sans art, sans e'tudc, qui e'gaient la banlieue, Paris et les dëparte-
inens , seulement avec un nez défectueux , des yeux de travers , de gros
pieds , des manches d'habit idéalement courtes , un organe éraille' par le
rogomme et une grande affectation d'idiotisme.
Des deux pièces que le Palais-Royal nous a servies à la hâte, comme
font les garçons de restaurant pour des dominos qui viennent souper , je
]n"e'fèrc encore les Deux Nourrices , avec leur niaise stupidité' , au Fils
DE Trieoulet , orne' de pre'tentions historiques , de langage local et de
couplets sans pointe. Le roi des ribauds et le fils de Tribouletont fait un
pari. Il s'agit de dissiper l'ennui de François l": tous deux se flattenl
d'y parvenir.
Le roi des ribauds , d'après l'avis d'un ne'cromancien , veut faire endos-
ser au roi la chemise d'un homme heureux. Il trouve bien l'homme , mais
l'homme n'a pas de chemise. Est-ce que les chausses n'auraient pas pro-
duit le même effet ?
De son côté , le fils de Triboulet présente à François P'' la duchesse d'É-
tampes sous le costume d'une villageoise. Le roi de France s'amuse , et le
roi des Ribauds est vaincu. Ce vaudeville appartient à la raison sociale
Burat et Gogniard frères, qui remplit l'univers de sa renommée.
— BALS MASQUÉS DE l'opÉra. — Chacuu de ces bals attire une af-
fluence plus grande. Par sa singularité, l'affiche de samedi dernier n'avait
pas médiocrement allumé la curiosité publique. Une jeune fille en lote-
rie ! Quelle horreur I Allons voir pourtant. Mais l'autox-ité n'a permis de
rien voir ; et elle a voulu que les choses eussent lieu de la manière suivante.
Une roue est sortie du plancher, escortée d'un enfant aux yeux bandés et
d'un monsieur en habit noir, la face couverte d'un masque noir. L'enfant
a tiré de la roue le n" 219 , et le monsieur a pro(;lamé que la jeune fille
était dans l'instant même clouée dans le foyer ; car c'était une jeune fille
en peinture , une tcte de Creuze d'une bonne facture , et voilà tout, au lieu
de la houri , de la bayadère que rêvaient quelques imaginations passable-
ment dépravées , il faut en convenir. Une pancarte affichée à côté du ta-
])leau prévenait le gagnant qu'il serait libre de troquer sa capture conti-e
un billet de 1 ,000 francs. 1 ,000 francs par le prix courant des bayadères
et des sylphides! La réalité aurait peut-être valu moins que l'image , mais
on l'cùl préférée.
Il nous faut pourtant expliquer le prograimue de la surprise que l'ad-
«uinistralion nous ménageait , au lieu de cette loterie honnête et pudibonde.
Après le lirage cbi numéro , un monsieur devait fendre la foule en criant :
RKVUE DE PARIS. l J~
« J'ai gagne! « 11 devait pousser ce cri avec un accent particulièrement co-
mique, et se pre'senter dans un costume soigneusement original. C'e'tait
Odry. « J'ai gagne' ! » répondait un second d'une voix nazillardc. C'e'tait
Lepeintre jeune j à quoi re'pliquait un troisième : «J'ai gagne I » C'etiit
Arnal , e'galement mêlé à la foule des spectateurs. Là-dessus de'bat , que-
relle, dispute, lazzis , bons ou mauvais mots. La jeune fille dcTinitivement
adjugc'e à Odry, cet infâme libertin s'avançait vers elle, allait la saisir ,
quand cet ange de beauté disparaissait et faisait place à un singe , un chat
ou un chien , qui rendait la vie dure à Odry , et finissait par lui e'corcher
son nez triangulaire. »
Nous voudrions avoir à parler de l'Ope'ra sous d'autres rapports que
celui de la danse ; mais le moyen ! Que nous reste-t-il à dire du Phil-
tre , de LA RÉVOLTE AU SERAIL , ct dc LA TempÊte ? Et si nous ne
disons rien dc la Tempête , de la Révolte au sérail et du Philtre ,
que dirons-nous de l'Opéra en lui-même ?
Ses abonnes , rassasie's de ces chefs-d'œuvre , commencent à se deman-
der impatiemment si l'on ne voit pas venir de l'horizon quelque autre
chose. Ce n'est pas qu'on ose espe'rer maintenant de la musique à ce the'â-
tre . après ce qu'il a fait du chant dans la Tentation , et plus re'cem-
ment encore. La musique n'est-elle pas décidément rele'gue'e au second
plan ? Mais par grâce, qu'on nous donne donc alors un peu de danse nou-
velle et de nouveau spectacle, et que ce ne soit pas à perpétuité' les mêmes
tours de force de M"'' Elssler. Vienne quelque ballet moins niaisement
inepte que Natalie et la Révolte au sérail , et où il soit possible dc
voir sans impatience M"*^ Taglioni , notre seule danseuse I Vienne enfin
l'œuvre nouvelle qu'on est à enfanter depuis tant de mois , et qui variera,
nous l'espe'rons, un peu le régime de l'immuable répertoire de la direction.
Au surplus , il paraît que le contingent de cette grande armée de la
Juive est presque au complet , cavalerie et infanterie. On a essayé les pre-
mières manœuvres , et il y a eu déjà une répétition des armures. L'em-
pereur de la Juive aurait, dit-on, récemment passé en personne une re-
vue générale de ses troupes caparaçonnées, entouré de tout l'ctat-major, de
ses aides-de-camp , et Sa IMajesté se serait montrée fort satisfaite de la
belle tenue de ses différens corps. Nous verrons , nous, ce qu'il en faut
penser , dans peu de jours ; car si l'Opéra renonce à l'art , l'art ne re-
nonce pas à l'Opéra.
l58 REVUE DE PARIS.
PUBLICATIONS NOUVELLES.
— Le Dictionnaire de la Conversation et de la Lecture se dis-
tingue de la foule des Dictionnaires. La disposition actuelle des esprits doit
faire rechercher avec empressement cette encyclopédie , philosophiquement
pense'e, philosophiquement e'crite , et qui se tient en dehors des passions po-
litiques, des prëjuge's de sectes et des intérêts de coterie. Nous citerons par-
rai les articles remarquables des A'olumes parus : Académie, par M. Tis-
sot, de l'Académie 5 Duchesse d'Angoulême, par M. Jules Janin;
Beaumarchais, par M. Saint-Marc Girardin ; Bonaparte, par M. de
Salvandyj Charlemagne , par M. Guizot.
— Le bibliophile Jacob vient de publier la suite de ses Soirées de
Walïer Scott, sous un nouveau titre , le bon vieux temps. L'ouvrage
forme deux volumes in-S".
— M. de Barbe'-Marbois avait fait imprimer à un petit nombre d'exem-
plaires, pour ses amis, son Journal d'un Déporte non jugej le succès
que l'ouvrage a obtenu dans le monde a engage' deux libraires à en faire
une édition publique j elle vient d'être mise en vente.
— M. Fe'lix Davin vient de publier chez le libraire Werdet un roman
sous ce titre : Histoire d'un Suicide. Nous en rendrons compte.
— Il a manque' long-temps au Commerce un recueil qui lui pre'sentât ,
avec me'thode et de manière à être facilement retrouve's , tous les docu-
mens, tous les faits de natui'e à l'intéresser. Les Archives du Commerce,
fondées, en janvier 1855, par M. Henrichs , attaché au ministère des af-
faii'es étrangères, nous paraissent devoir compléter cette lacune. Les né-
gocians français et étrangers trouve, ont, dans la partie officielle de ce l'e-
(iieil, entre autres documens précieux, les tarifs et réglemens dédouanes des
États-Unis, de l'Amérique centrale, du Brésil, du Chili, du Mexique, de
la Nouvelle-Grenade , de la Prusse , de la Belgique , du Portugal ; les
nouvelles ordonnances et circulaires de douane , modifiant le tarif fran-
çais, etc., etc.
— La libraiiic médicale de Crochard fils vient de publier deux ou-
vrages qui s'adressent aux gens du monde : l'un est le Précis analytique
DU Système de Lavatek ; l'autre, celui du docteur G. vll. Les deux ou-
vrages soni ornés de giavurcs an trait, pour l'explication des signes.
REVUL DE PAKIS. I D()
— Les petits traitc's de la Bibliothèque a 2 sous chaque ouvrage, sont
d'utiles publications. Trente ont paru, et forment déjà une petite encyclo-
pédie qui contribue à populariser l'instruction.
— Une de nos premières maisons de librairie, celle de MM. Rey et
Gravier, nous prie d'annoncer que c'est à tort qu'on a imprime dans un
prospectus récemment publie', que l'ouvrage si justement estimé, et qui
a fait la réputation de Dupuis, I'Origine de tous les Cultes, man-
quait au commerce de la librairie , et était devenu rare et d'un prix
très-élevé.
MM. Rey et Gravier sont pioprietaires de plusieurs centaines d'exem-
plaires de la belle édition de 1822, la meilleure connue jusqu'à ce jour,
et à laquelle M. Auguis , aujourd'hui députe' , a fait d'importantes amélio-
rations. Cette édition , mise à Vindex sous la restauration , n'a dû qu'à
cette circonstance le faible débit qu'elle a euj car , loin de l'offrir au pu-
blic, il a fallu en nier l'existence.
Aujourd'hui qu'une édition pittoresque du même ouvrage porte à croire
qu'il n'existe plus d'exemplaires de leur édition, MM. Rey et Gravier se
décident à la publier par livraisons , en en réduisant le prix total à
35 francs , et en offrant gratis aux souscripteurs un bel Atlas dressé et
gravé par nos premiers artistes.
— Le libraire Mansut vient de publier la cinquième édition du Ma-
nuel des Aspirans AU baccalauréat Ès-lettres , de M, Ponellc; les
quatre premières éditions de cet ouvrage, justement estimé, ont été épui»
sées en peu de temps.
— Nous recommandons à nos lecteurs la belle édition de I'Histoire de
I'Ancien et du Nouveau Testament , par Royaumont, ornée de 700 gra-
vures sur bois , que publie l'éditeur Crunmer.
— Pour faire suite à leur belle édition de Berquin , les éditeurs Astoin
et Renduelvont, dans quelques jours, faire paraître les premières livraisons
des Contes des Fées , par Perrault , M""*^ Leprince de Beaumont et Fé~
nelon. Comme le premier de ces ouvrages, cette publication sera ornée de
vignettes sur bois, par nos premiers artistes, et exécutée sur le même
plan .
— Les éditeurs Fuine , Gosselin et Perrotin , continuent avec un succès
qui s'accroît tous les jours, leur belle édition des OEuvres complètes de
W alter Scott , )>ar Défaut onpret , avec gravures , cartes et plans. Les
livraisons XIX et XX ont paru cette semaine.
ïGo UKVUK l)K PAItlS.
— Parini nos meilleurs ouvrages sur le Code civil , nous signalons et
nous recommandons l'excellent traite de MM. Boileux et Poncelet , ayant
pour titre : Commentaires situ le Code civil , et contenant l'explication
de chaque article.
— Le libraire Furue publie en ce moment, sur le modèle de sa belle
édition des OEuvres de M. de Chateaubriand , une nouvelle e'dition des
OEuvRES de J.-J. Rousseau , qui foiinera quatre beaux volumes in-8", oi-
ne's de belles vignettes. La collection , divise'e en livraisons à 50 centimes,
ne reviendra , complète , qu'à AO francs. Le même éditeur publie , en outre
et sur un plan semblable , une autre édition des OEuvres de Beaumar-
chais , e'galement avec gravures , et aussi à raison de 50 centimes la li-
vraison.
— Parmi les publications à bon marché , il faut distinguer celles qui ,
rédigées avec peu de prétention , n'ont pour but principal que de répandre
dans le public des connaissances générales et variées. En restant dans cette
ligne , elles pourront éveiller successivement dans l'esprit d'un grand
nombre de personnes le goût de la lecture et le désir de s'initier plus
promptement aux travaux de nos meilleurs écrivains. Sous ce rapport, nous
rappelons à l'attention de nos lecteurs le Magasin pittoresque , qui con-
tinue à poursuivre avec goût et avec convenance le but annoncé par ses
fondateurs 5 il se maintient à la portée du plus gi-and nombre, en abordant
néanmoins des sujets d'une importance réelle ; et tandis qu'il se fait en-
tendre des jeunes intelligences que les circonstances de la vie avaient pri-
vées d'éducation, il invite les personnes graves et instruites à le feuilleter
pour y ranimer leurs souvenii'S. Nous ne ferons pas l'éloge de leurs vi-
gnettes : tout le monde les connaît , et chacun peut apprécier par lui-même
l'heureux emploi du crayon et du burin dans cette forme nouvelle d'édu-
cation générale et populaire.
— Une nouvelle édition de l'ouvrage du général Foy sur la guerre de la
Péninsule , se publie maintenant chez le libraire Houdaille. Cette publi-
cation, ornée de gravures , cartes , plans, etc., formera quatre volumes
in-S", divisés par livraisons à 50 centimes. Le public a, depuis long-
temps , reconnu dans l'ouvrage de l'illustre orateur le talent dont l'im-
pression est encore vivante.
— Le nicme éditeur vient aussi de publier une nouvelle édition de l'ou-
vrage de M. de Ségur sur la campagne do Russie, dont on se rappelle le
])rillant succès.
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LE COMTE DE BAGNERES.
§ 1". — PARIS.
Au dernier bal de M. d'Ofalia (ce bal eut lieu quelques jours avant les
e'vénemens de 1 850 ) , je fus te'moin d'une scène qui ne sortira jamais de
ma mémoire.
î^ous e'tions encore dans l'un des salons de l'ambassade lorsque cinq
heures du matin sonnèrent. La fête avait été' magnifique. Ceux qui assis-
tèrent à ce bal se souviendront sans doute que la cour de l'iiôtel avait e'té
transformée en salle de danse comme par un coup de baguette; Cice'ri
l'avait décorée des piliers moresques et des fruits de l'AIbambra. Des
nègres aux colliers d'or, figurés sur les balustres , pareils aux nains em-
pressés de Paul Véronèse , relevaient en grimaçant les draperies de cette
belle salle. Les citronniers, plus blonds par la lueur des bougies, les
fleurs , les grenades , faisaient de te bal un véritable pasëo , un jardin co-
quet , un grand parterre émaillé des plus jolies femmes de la diplomatie
française et espagnole. Ces deux natures s'y ti-ouvaient partout confon-
dues. Ici l'expression parisienne et indolente des belles comtesses de la
rue de Bourbon, le turban sublime d'HerJjault , les nœuds à l'épaule et
l'étiquette élégante du faubourg Saint-Germain qui trônait alors , et qui
avait le pas sur la Banque ; plus loin, et par forme de rivalité galante les
suaves contours de vingt figures castillanes brunes et dorées de chauds re-
flets comme les fruits de ces arbres mouvans , si doucement agités iiar les
brises de la valse , et sous lesquels dansaient , aux gerbes des lustres les
péris de cette magique soirée.
TOME XIV. FÉVRIER. ^^
if)). nKVUF. DE PARIS.
J'aime à croire, pour icxcuse de ceux qui rcslaienl , cju'aucune des
considérations ordinaires qui peuvent retenir un danseur ou un coureur de
bals jusqu'à cinq heures du matin , ne leur manquait. Beaucoup d'entre
eux avaient sans doute de vagues amours à poursuivre , une contredanse en
retard , quelque jolie femme à reconduire , ou bien une revanche à pi'endre
au Avhist. Quelques-uns soupaient , d'autres causaient politique. C'est une
chose triste qu'un grand bal à l'agonie! Lorsque vous verrez l'archet s'ar-
rêter, les mères jeter l'e'charpe au cou de leurs fdles , et les grands parens
chercher leur claque _, dites-vous que toute votre joie s'en va! Alors une
inévitable tristesse vous prend au cœur, à voir cette décomposition subite.
Adieu les galops promis , les feuilles de came'lias qui se de'tachent , et que
l'on ramasse , les romans d'amour cre'e's au souffle de Tolbecque , les
brouilles charmantes, les innocens rendez-vous! Adieu ce parfum et ces
anges de poe'sie! L'inexorable grand-père, qui survient alors, gâte tout;
le grand-père tue le bal, comme un vieux tyran de me'lodrame , d'un air
sournois et galant. Une fois de'sert , le bal , si joyeux quelques heures aupa-
ravant , vous épouvante ; alors vous apparaissent les monstrueux deTîris du
souper iMvagë par tant de mains , ces cadavres de ce'tacees , dont les arêtes
formidables vous répugnent à l'égal d'un tableau trop A'rai de natures
mortes, ces gazons factices qui masquent à peine d'énormes poêles, ces
banquettes de velours à crépine d'or dépeuplées et veuves de leurs dan-
seuses; alors vous entendez le cliquetis des fourchettes à l'office, car
l'office dîne à son tour; les fontaines glacées, où dort le Champagne, ne
coulent plus que pour la livrée; les tables d'écarté rassemblent quelques
habitués de la maison, le cercle des joueurs est pressé , les paris énormes ,
tant on a hâte d'en finir; car le jour, déjà bleu, glisse à travers les drape-
ries , le givre des fenêtres se fond aux premiers rayons de l'aube. Encore
quelques heures , et il ne restera de ce grand bal qu'un vague parfum , et
un glorieux article dans le Moniteur!
Il n'est personne qui , s' étant attardé jusqu'au jour dans un raout ,
n'ait remarqué la tristesse de ce contraste. Dans le splendide hôtel de
l'ambassade d'Espagne , les sons de l'orchestre venaient de s'éteindre , il
ne restait guère que douze joueurs aux tables d'écarté. Le major de
N... tenait les cartes en bâillant, personne ne se présentait; le major ve-
nait de battre trois auditeurs au conseil d'état , un colonel russe et un
député. Tout à coup un jeune homme se présenta...
Rien qu'à son air gauche et à sa manière de mêler les cartes , confus et
UEVUE m: PARIS. iG.^
rouge, les juges du camp reconnurent bientôt son manque d'babitudej il
jouait vraiment d'une manière impardonnable. Pour ma part , je fus pris
d'un véritable effroi en le voyant brouiller ëtourdimcnt ses rois et ses
dames : il allait en homme insensé' à ce jeu d'escrime et de science. Cepen-
dant le sort le favorisa tellement qu'il gagna cette partie. \ int une seconde,
une troisième , une quatrième ; il passa enfin dix-sept fois. D'abord il n'a-
vait hasarde' qu'un louis, ensuite il avait double' cet enjeu; maintenant il
avait ses deux mains pleines. Il se leva en effet, et, à notre grande sur
prise , ramassant brusquement sur le tapis sa poignée d'or, en essuyant de
larges gouttes de sueur qui perlaient son front , il se leva sans avoir perdu
et après un jeu d'atouts , c'est-à-dire quand c'eiit e'te' à son adversaire de se
lever. Evidemment il n'e'tait connu d'aucun des joueurs. La timidité' de ce
jeune homme et son peu d'usage du monde e'taient visibles : il avait au plus
vingt ans. Quand il eut ramasse' précipitamment ses pièces d'or, il sortit bien
vite , et ne salua pas même l'assemble'e. La seconde d'après nous enten-
dions les pièces rouler sur les marches de l'escalier. « Prenez , prenez
tout î » avait-il dit aux laquais. Ceux-ci ne se fixent pas re'pe'ter, et il sortit
comme un fou par le péristyle , aussi de'sespe're' qu'un homme qui aurait
perdu.
Véritablement nous demeurâmes hébétés. Nous avions à peine remar-
qué ce jeune homme au milieu de ceux qui nous enloui'aient j il était venu
comme tout le monde et à l'heure de tout le monde , c'est-à-dire sur les
dix heures. 11 portait un frac noir et des gants blancs; c'était , je vous
l'ai dit, un ti'ès-jeune homme, de manières douces et polies. Moi , qui
l'avais vu lever ses cartes , j'avais compris bien vite qu'il n'était ni fils de
pair de France , ce qui signifiait alors quelque chose , ni auditeur au con-
seil d'état , ce qui n'a jamais rien signifié. Ce devait être au plus un mo-
deste étudiant , dans la poche duquel se trouvait une carte signée du pro-
fesseur Delvincourt; il me souvenait encore de l'avoir vu danser une
galope avec la marquise de M...
Par malheur, il n'y avait là ni crâniologiste ni médecin homœopathique
capable de l'examiner; ce qui nous fit conclure naturellement, et d'après
son action , qu'il était fou.
Dans un salon de Paris, il se rencontre rarement de pareils diamts; le
jeu , ce grand théâtre parisien qui enrôle les provinciaux , les trouve le
plus souvent et d'un seul coup au niveau de sa hauteur; l'absence d'é-
tudes et l'inexpérience de ces novices se compensent par leur sang-froid.
l()4 REVUK DK PARIS.
Ici, au contraire, le jeune homme ajiti-parisieti s'était trahi. Evidem-
ment il ne devait avoir vécu qu'en Sologne; il n'avait joue' qu'au loto chez
un percepteur du Berry, aussi lourd que ses moutons. Comment expliquer
sans cela une aussi brusque sortie? Comment absoudre de ce crime de
lèse-politesse la conscience de ce joueur singulier?
J'allais me perdre dans un de'dale d'hypothèses , lorsqu'un petit
homme , qui avait à la lettre quatre pieds cinq pouces _, me coudoya. 11
marchait, bigarre de plusieurs ordres, dans son maillot de pygme'ej on
m'apprit que c'e'tait un grand d'Espagne de première classe. Ce titre ma-
gnifique contrastait singulièrement avec sa taille. Quoi qu'il en soit , nous
liâmes conversation. Gil Blas est la cause de mon amour respectueux pour
les grands d'Espagne. Le seigneur (jil Blas de Santillanc les a si bien vus;
il les fait si doctes , si èlëgans , si polis , si charmans seigneurs quand ils
ne veulent plus être grands seigneurs î Celui-ci conquit donc mon amitié'.
— Monsieur , me dit-il en se rongeant les ongles d'un air méditatif et
secouant son makouba sur l'ordi'e du Christ qu'il avait au côté gauche,
pensez-vous que ce jeune homme ait bu du punch ?
— Je vous avoue que je ne l'ai guère suivi.
— A quoi attribuez-vous son action ?
— Mais , je pense , à sa libéralité. Il aura voulu payer en grand les
valets de l'ambassade.
— Ce jeune homme n'a jamais joué?
— Il est de ma force , c'est-à-dire qu'il tient à peine ses cartes.
— J'aime à voir que vous ne lui faites pas l'affront de le soupçonner.
Puisqu'il en est ainsi , monsieur, je veux bien vous dire que je le con-
nais. J'avais les yeux sur lui , dans l'angle même de ce grand salon,
oii j'observe tout en philosophe , c'est-à-dire en ambassadeur émcrite, car
à cette heure, c'est, hélas ! tout ce que je suis. Nous autres vieux diplo-
mates, c'est notre métier d'étudier. Ce jeune homme, qui est de Bordeaux,
habite depuis hier l'étage d'un hôtel voisin du mien , rue Saint-Paul; cet
étage il l'a fait gratter, blanchir à la chaux et recrépir à ses frais, pendant
huit grands jours , avec autant de soin et de précaution que s'il devait y
loger une maîtresse. L'autre nuit , je dictais quelques lettres pour Barce-
lone, à mon secrétaire, quand j'ai vu se projeter à la persionne deux
grandes ombres. Il n'habite donc pas seul son petit appartement. Mainte-
nant, pourquoi a-t-il joué ce soir, et pourquoi a-t-il si ino])inément quitte la
table de jeu? C'est là , monsieur, une de ces énigmes «Unit vous chercheriez
REVUE DE PARIS. I ()5
vainement la ciel", si je n'avais lu pendant un quart d'heure, avec ma
vieille expérience , sur ce jeune front. Cette expérience , je vous la livre ;
elle ne m'a jamais trompe. Ce jeune homme est dans le monde de Paris de-
puis hierj il est venu à ce bal , il a joué , gagné , il a passé dix-sept fois
devant des gens qui lui étaient inconnus. Vous remarquerez qu'il a passé
ces dix-sept parties, confus et rouge comme une cerise. La sueur baignait
ses joues , et sous la table ses genoux tremblaient. Plus les regards sem-
blaient se fixer sur lui, plus son alarme était grande; il aura craint sans
doute d'être flétri du nom de fripon dans la conscience des spectateurs; son
bonheur l'aura glacé. Le vertige, un vertige réel, eTjlouissant , l'aura
pris. Je suis trop vieil enfant de ma nature et trop jaloux déjuger vite les
hommes, de les fusiller dans mon opinion ou de les relever d'un seul
coup , pour vous cacher que je l'ai suivi. Oui, je l'ai suivi jusqu'au bas
de l'escalier. En s'enfuyant et en jetant l'or aux domestiques , il s'est
écrié : Quel malheur l quel malheur d^ avoir gagné ! Cela fait, il s'est
jeté dans un fiacre.
Maintenant , continua mon interlocuteur en tirant sa montre , je vous
quitte , monsieur ; il est six heures , et je loge île Saint-Louis.
Ce récit, ou plutôt cette confidence du grand d'Espagne en retraite, fit
sur moi l'effet d'une noble apologie; la nature timide et farouche de ce
jeune homme m'intéressa. Ce digne seigneur d'Espagne avait rempli près
de moi l'office d'Asmodée , j'étais ce Cléofas auquel on explique les che-
minées de Madrid. Du premier coup, je m'étais senti blessé au cœur pour
ce jeune homme; j'aurais tout donné pour être son défenseur et plaider
sa cause. Je le comprenais donc enfin cet inexplicable mouvement de co-
lère , cette rage intime , cette honte honnête et pure ; je voyais ce pauvre
novice au milieu de vingt figures pressées et moqueuses à cette table de
jeu , retournant sa première carte d'un air timide , et comme si son roi
devait être illégitime; puis, tout d'un coup favorisé du hasard , à l'égal
d'un vieux joueur poussé par ee qu'on nomme la veine , libre de saisir en
vrai pirate son butin de pièces d'or. Je m'identifiais avec ce beau carac-
tère qui nie promettait de larges et nobles passions. Certainement j'irais
trouver ce jeune homme, je l'empêcherais de jouer une autre fois et de je-
ter l'or aux domestiques d'ambassade; j'irais le voir et lui demander son
amitié.
Délicieuses sympathies d'une ame jeune , rêves ébauchés et détruits par
un même coup de vent , intimité d'une heure dans laquelle on se complaît ,
i6()
l'.EVUK DI-: PAfUS.
^:^0^
•v.?*^
sans qu'il vous soit permis par le hasard de l'accomplir! Un mois après,
Olivier m'e'tait encore inconnu.
La vie de Paris est féconde en de'sirs et en oublis de cette nature. Vous
rencontrez une jeune et vive intelligence, une e'ioquence passionne'e, élec-
trique d'ide'es comme de paroles, une de ces âmes sœurs de la vôtre, grave
ou folle comme la votre, mais faite sur votre moule, étant enfin votre
moi, d'après la suave définition de Montaigne. Eh bien I cette ame, il fau-
flra vous en séparer , admettre entre elle et vous les hasards et les dis-
tances , renoncer à ses reflets et à son commerce. Paris , le grand classifi-
cateur, le veut ainsi ; il a prescrit à chaque organisation comme à chaque
douleur ses limites et son cercle ; il s'est arrogé le droit de diviser ce qui
devait être réuni , d'isoler les cœurs au lieu de les fondre : de là ces dé-
couragemens solitaires, ces isolcmens pleins de tristesse et d'ennui. Tel
homme qui aurait pu tendre la main à un autre , ne s'informera pas de sa
vie , dès qu'elle n'a i-ien de commun avec la sienne j les tristesses hu-
maines s'enveloppent d'un froid silence , les douces sympathies s'exilent ,
on est égoïste par le fait même de la société.
Ceux qui comprennent le regret sensible qu'on éprouve à quitter un beau
portrait de Van Dyck que l'on n'a fait qu'entrevoir, apprécieront ma tris-
tesse en ne retrouvant plus Olivier. J'avais aimé ce jeune homme l'espace
de cinq minutes; son souvenir ne me quittait plus. Ce que m'en avait dit
l'ex-ambassadeur était devenu pour moi le motif d'une insurmontable
curiosité. Olivier habitait un quartier perdu, cela est vrai; mais j'y allais
passer de longues heures dans un atelier voisin. J'essayai un jour de faire
causer son concierge. La maison se trouvait soumise à de nombreuses ré-
parations , ce qui en facilitait l'entrée , et donnait carte blanche au pre-
mier venu. La tactique de M. Prudhomme m'était connue , mais elle
échoua près du concierge : il me dit , il est vrai , que M. Olivier Dumont
habitait une partie de cet hôtel avec une dame; mais quand je l'interro-
geai sur le nom et l'âge de cette personne , il répondit en homme à qui l'on
a fait d'avance la leçon; c'est dire que je ne pus rien savoir. M. Olivier
était un jeune homme bien mis , au dire du gantier qui faisait l'angle de
la rue ; l'autre printemps il avait un tilbury. Depuis quelques mois il
allait au bal plus rarement; il travaillait et ne sortait guère de chez lui.
Ces différens aveux me coûtèrent 5 fr. 50 cent. , prix d'une paire de
gants de Suède fort douteux que je payai au marchand.
J'avais alors la rage dos armes gothiques; j'allais partout lirocanlanl
REVUE DE l'AlUS. iGy
chez Juste ou chez Lesueur , enviaut jusi^u'à eu perdre le sommeil les
belles armures de M. le marquis de Livry , les yataglians de mon ami
Honore de S..., cet antiquaire dandy de la Monnaie, les cuirasses et
les heaumes de M. Dussomerard. C'était encore le temps des bals de
M"""^ la duchesse de Berry; on dansait partout, fraisé et gante comme
d'Épernon.
La révolution de 1 830 interrompit tellement les relations , et le boule-
versement de certains salons fut si grand , que je ne revis plus Olivier. A
cettee'poque commença la rage des aniionces.Vn marchandrusse trouva donc
prudent de se faire annoncer comme arrivant de Saint-Pe'tersbourg. Il s'in-
titula : Xat>ier*** , marchand d'ordres et de jouets d'enfans; il demeu-
rait l'ue de Seine, au coin des Quatrc-iSalions. Son commerce consistait bien ,
à la lettre, en de'corations^petites et grandes, en plaques diamantees, e'toiles
et brochettes de tous les pays et de toutes les cours. 11 vendait aussi des pou-
pe'es et des hussards de la mort à cheval sur des moutons mérinos; mais il
trafiquait surtout de mille autres objets plus relevés , et je suis fondé à
croire qu'il brocantait en homme fort instruit. Les belles dames de la rue
de Tournon avaient leur pliant chez ce juif; il leur vendait des pastels et
des éventails. Ayant réussi dans ce commerce au-delà de ses espérances de
marchand, il afficha dans tous les journaux sa retraite définitive; il of-
frait pour ladernière fois son médaillierde bagues et de croix, ses fauteuils
et ses moutons aux amateurs. L'affluence fut très-grande. Il se vendit ce
jour-là de fort belles choses ; les caiTosses eux-mêmes prenaient la file à la
porte du marchand. Cette boutique offrait au premier coup d'œil un mé-
lange qui pouvait répugner à l'orgueil aristocratique; le tablier blanc des
bonnes d'enfans, attirées par la vente des joujous, tranchait assez impcr-
tinemment avec les robes à fleurs et les petits manchons des belles mar-
quises; le marchand avait annoncé, comme il arrive, qu'il accepterait
aussi les échanges ; mais nul amateur ne se présentait. Tout à coup un
murmure s'éleva.
La porte à sonnette de la boutique venait de tinter , une femme s'avan-
çait vers le comptoir du marchand. A la démarche tremblante de cette
personne, plus encore qu'à la timidité de sa voix , les curieux pressentaient
déjà le motif de sa visite : elle venait sans aucun doute proposer quelque
objet de trafic à ce marchand. Le juif, comme un empereur païen , joyeu\
de raffiner un supplice , n'allait pas même au-devant de sua embarras; il
attendait qu'elle parlât plus haut, et riait avec les voisins. Lorsque celle
i(j8
HKVUE DE PARIS.
femme entra, les regards se portèrent naturellement sur elle: sa mise e'tait
des plus simples, et complétait à la première vue la tristesse que son
visage inspirait. Si la finesse des proportions et des signes décèle une ve'-
ritable noblesse de race, l'aristocratie la moins douteuse pouvait aussi bien
s'applaudir d'avoir forme ces mains nobles et délicates , que la souffrance
de les avoir flétries et sillonnées de grandes veines bleues , afin d'en faire
mieux ressortir toute la pâleur. Ses cheveux servaient à voiler ses joues, dont
le contour était déprimé. Elle portait une robe noire, un chapeau et un sac
de même couleur, si bien que tout cela ressemblait à un deuil; elle était
d'ailleurs si raide et si étriquée dans ce costume , que ses vètemens avaient
tout l'air de pleurer. Était-ce une suite d'économie ou de misère que cette
toilette? La foule pouvait croire également, ou que cette femme était
pauvre , ou qu'elle ne voulait point sembler riche. Dans ce dernier cas,
elle se serait trahie par quelques restes d'élégance et de grandeur. Une
dentelle de Bruges des plus fines formait son voile, elle était gantée co-
quettement ; le soin le plus minutieux avait présidé à l'ajustement de ses
épingles. En un mot , et malgré la maturité de son visage , elle donnait
encore lieu aux versions.
— Quelque veuve de colonel ou de général tué à Moscou , dit sagace-
mcnt à l'oreille de son voisin un opticien du quai des Lunettes,
— Dites, s'il vous plaît, une comtesse de la rue du Cherche-Midi; elle
va aux conférences de M. d'Hermopolis et titnt à la main son Euco-
loge.
— As-tu vu , Justine , le bel anneau de noces qu'elle a ! Sont-elles heu-
reuses , les duchesses î
Ah ! bien oui , duchesse I c'est une revendeuse à la toilette ; vous ver-
rez I une femme de rien , qui vend à ces dames. Ces reines-là sont mises
comme vous et moi.
Pendant que l'on faisait ainsi l'examen de sa pex-sonne , la dame s'était
approchée du marchand , et après quelques mots d'hésitation , avait tiré
précipitamment de son enveloppe une magnifique giberne , ornée de fili-
granes d'or , comme on en trouverait encore à grand'peine près d'Alger, et
qui devait provenir au moins de la campagne d'Egypte. Ce fut pourtant
avec une voix tremblante qu'elle en demanda six louis. Le marchand ,
trouvant sans doute son compte à cette affaire, les lui donna. Elle fendit
la presse d'un air aussi gêné qu'auparavant , et tenant son voile rabattn
sur son visage.
••^•^W
i^K
REVUE UK PARIS. l6ç)
— En voilà du diôlo , iit l'homme en examinant sa nouvelle acq\iisi-
tion , un portrait dans cette giberne ! sans doute quelque oubli I
La giberne ouverte, un portrait venait re'ellement d'en tomber. Cette
miniature représentait un homme de trente anne'es , le front de'couvert ,
avec une seule mèche de cheveux avançant sur le front , comme il e'tait de
mode sous l'empereur , qui affectionnait ce genre de coiffure. Le personnage
du portrait avait un uniforme de fournisseur , tel qu'en devaient porter ,
en 1807, les adjudans de M. Ouvrard. C'était une assez mauvaise pein-
ture. Le cercle , de'chàssc du me'daillon , donnait à penser qu'on avait déjà
commercé de ses brillans et de ses perles.
— Encore une qui vend son oncle! vous verrez î Dites donc , la Lié-
geoise, c'est comme chez ce bon M. Marty de la Gaieté I Dieu de Dieu !
s'en consomrae-t-il des oncles dans les vaudevilles où ce que M. Parent
joue î
— La miniature est jolie, dit un amateur.
— Oui , un gros père , et qui devait être un laridoiidé dans ses jours
gras.
— Je le donne pour cent sousî dit le marchand.
Les rires redoublèrent alors à un tel point , qu'il devint impossible de
s'entendre dans la boutique j un hasard bouffon les déchaînait. Imaginez
qu'au moment où chacun envisageait ce médaillon , le commentant et le
retournant sans trop de respect , dans tous les sens , im nouvel acteur se
présenta , comme pour assumer à lui seul les regards et les gorges-chaudes
de l'assemblée. Ce personnage avait une si grande ressemblance avec celui
du portrait , que chacun s'en tint les côtes. Il était drapé d'un manteau
bordé de velours cramoisi , sur lequel retombait une grosse torsade à glands
d'or. Quand le manteau s'entr' ouvrit, il laissa voir des jambes très-fines,
bien prises dans un pantalon demi-collant. Au lustre intact de ses escarpins,
à son petitjonc surmonté d'une pierre d'une très-belle eau, aussi bien qu'à
la vague senteur de musc qu'il exhalait , on aurait pu affirmer sans crainte
que le porteur du manteau revenait en voiture de la chambre des pairs ;
mais ses prédispositions n'étaient alors aucunement politiques. Il regardait
tout ce monde avec une charmante fatuité , promenant d'un air assuré son
lorgnon sur les figures. Le plus habile physionomiste eût été bien embar-
rassé de donner ime date à ce personnage , tant l'art avait effacé chez lui
la trace des années. Dès qu'il entra , le marchand courut à sa rencontre en
170 /5KVUK DE PAU.
s'approchant d'uu air empressé j et, après avoir donné un tour do clct à
V original vendu :
— L'écrin est prêt , dit-il en le saluant très-bas.
— C'est bien. Je vous rappelle les autres envois que vous devez nie
faire dans la journée. Voici votre argent , prenez.
L'acheteur , s'étant fait apporter le médaillier, choisit ensuite quelques
bagues et plusieurs décorations. Cela fait, il tira de sa poche un petit rou-
leau de papier gris , se lit donner sa facture et se retira. Le marchand l'ac-
compagna respectueusement jusqu'à sa voiture.
— Il paraît que le monsieur est un homme riche I
— Qui pis est, un décoré I As-tu vu les croix qu'il s'est choisies?
— C'est égal , le tour est bon : vendi-e ce petit vieux-là ! Madatnc
son épouse j à ce qu'il paraît, veut s'en défaire. Après les diamans, le
mari : c'est dans l'ordre.
— Doit-il être heureux, l'amant de celle-là l Ils s'en vont manger à
eux deux le vieux requin !
Ces conjectures injurieuses de cuisinières n'auraient peut - être pas dis-
continué sans un grand tumulte qui s'éleva subitement à la porte même de
la boutique. La calèche du monsieur , attelée de deux mecklembourgeois
assez lourds , venait pourtant de faire ce qu'on appelle un malheur. Au
petit tournant du guichet de l'Institut , une femme , n'ayant pu se garer
assez vite , avait trébuché devant les pieds des chevaux. C'était la dame qui
venait de vendre le portrait et qui regagnait sans doute en ce moment sa
demeure.
Ceux qui l'avaient vue s'arrêter au milieu de la rue pour considérer le
personnage qui passait la tête à la portière pouvaient attribuer à la frayeur
du danger qu'elle courait l'espèce de fascination dont cette femme avait
manqué de devenir la victime; mais en examinant avec plus d'attention le
bouleversement douloureux de ses traits , on eût reconnu facilement la trace
de quelque chagrin profond , blessure à peine cicatrisée , rouverte par celle
rencontre imprévue.
Le regard que la dame laissa tomber sur le propriétaire de la calèche
exprima plus d'angoisses que je n'en saurais décrire dans une longue série
de pages; mais cette expression , empreinte de mépris et de pitié tout à la
fois , passa comme un é(-lair , ne laissant après elle que des nuages impéné-
traljlcs. Le monsieur, lui , ne montra aucune altération sur le miroir poli
«le son visage; à peine fronça-t-il légèrement le sourcil en reprochant à son
IIEVL'E DE l'AKI.S. I7I
cocher une maladresse qui retardait sa marche de pUisicius minutes j puis
la calèche reprit son essor rapide , pendant qu'un jeune homme , que le
hasard avait sans doute amené là , relevait la pauvre femme dans ses bras ,
et lançait un coup d'œil insultant à cet impassible e'craseur de gens.
Le jeune homme transporta la dame chez le brocanteur , donnant des
signes de tristesse tellement n-ais que la foule perdit le courage de le plai-
santer. Je me trouvai seul dans la boutique du marchand, lorsqu'il entra.
Dans ce jeune homme je reconnus Olivier. Olivier e'tait pâle encore plus
que cette femme; il arrivait de quelque conférence savante qui devait avoir
eu lieu dans le quartier des études , car il jeta vivement sur la table un
dossier qu'il rapportait.
Olivier avait demandé en vain la cause de cet évanouissement fatal :
personne n'avait pu la lui apprendre. Il baisa alors respectueusement les
mains de la dame et lui fit respirer un flacon de sels. Nous demeurions
seuls ; car , excepté moi , le marchand avait renvoyé tout le monde de la
boutique. C'était la seconde fois que je me trouvais vis-à-vis de ce singu-
lier jeune homme. J'ignorais les liens qui pouvaient l'unira cette femme,
cette femme encore belle et qui prit bien vite avec lui un air de tendresse,
soutenu d'une véritable autorité. Quand elle fut revenue à elle , elle ne lui
dit rien de l'accident ; elle attribua tout à un malaise. Olivier ne put savoir
non plus ce qu'elle était venue faire dans cette boutique. Lorsque le mar-
chand voulut partir, elle lui fit un signe de silence en collant son doigt à
ses lèvres. Olivier et cette femme se parlèrent alors à voix basse. Olivier
était aussi assidu à prévenir ses moindres mouvemens de souffrances qu'à
contenir les siens. Il bassina les tempes de la dame d'un air empressé; il
lui ragrafa ses socques. Tous deux se parlèrent ensuite avec charme et pas-
sion. Je ne pouvais entendre ce qu'ils disaient, me tenant à distance , en
homme qui sait le monde 5 mais je vovais bien qu'Olivier serait mort pour
empêcher cette femme de mourir. Olivier , auprès d'elle , me parut parfai-
tement jeune et beau. Elle le regardait avec une sensible tristesse. Olivier
lui alla chercher à boire , et elle but : c'était un simple verre d'eau. En vé-
rité , l'on eût dit que ce jeune homme accomplissait un service , qu'il était
le familier à gages de cette femme; il avait pour elle la politesse et l'effu-
sion d'un vieil intendant. Il me parut encore tellement obséquieux en la
faisant remonter en fiacre , un fiacre qu'il alla chercher lui-tnême , qu'il
me vint d'étranges idées. Je dois le dire avec une franchise qui me fait
honte, je soupçonnai le caractère de ce jeune homme ; je crus ses relations
l") RKYUE DE PARIS.
Cl ses e-npressemens d'amour moins généreux. Notre société est lellemenl
féconde en ciommerces cachés de cette nature , elle fait si bon marché du
déshonneur , que je n'hésitai pas à croire Olivier le héros d'un roman bâtard,
roman exploité par tant de jeunes gens sans fortune, roman d'impudeur,
dont le héros se cache ou se baffoue lui-même en plein jour j je crus enfin
ce jeune homme esclave d'un lien qu'il avait tout intérêt de tenir obscur.
La vente du portrait faite par la dame elle-même valida mes présomptions.
V École du scandale et les romans du dix-huitième siècle avaient depuis
long-temps façonné mes résistances pudiques à cette manière de vendre ses
proches. L'argent de ceux qu'on n'aime pas , employé à enrichir ceux
([u'on aime, me paraissait l'explication la plus naïve de ce trafic féminin.
Je n'avais pas entendu les mauvais propos de la foule, et déjà je pensais
comme la foule. Olivier en était-il là? Spéculait-il sur quelque maîtresse
éprise? était-il l'amant d'une douairière, eniin? Je connaissais plus d'un
bh)nd jeune homme, moins timide ou aussi courageux que lui dans de sem-
blables relations. C'est là une des mille faces de notre société stupide et mal
faite , que de ne pas savoir imprimer le signe de la vertu ou de la honte au
front des siens, de manière que l'on ne s'y méprenne pas; un de ses torts
graves, que de présenter le monde au monde comme une énigme, livre
immense , composé de pages sans nul sens , de chapitres humains sans tra-
ducteurs I
J'étais donc ébranlé dans ma croyance, je soupçonnais Olivier. Le mys-
tère dont il s'entourait me paraissait le fruit d'un désordre. Il m'en coûta
d'abord singulièrement de renoncer à mes sympathies d'estime pour ce
jeune homme. Olivier avait au front je ne sais quelle grâce triste ; il por-
tait sans doute au fond du cœur un secret douloureux; il ne pouvait pas
être le jeune homme des folles joies, des orgies tumultueuses; sa vie de-
vait se concentrer dans un malheur ou dans un amour. Je voulais con-
naître cette tristesse lente qui prenait sa vie , afin de la sécher dans sa fleur,
l'aimer tout à l'aise et le consoler. Mais , je dois le dire , j'éprouvais une
certaine inquiétude à me rendre complice de cette existence parisienne , à
fouiller ce roman nouveau. J'avais peur d'y rencontrer de grandes taches
à côté de grandes vertus. Mes forces répugnaient à ce fardeau.
Des circonstances assez indifférentes , mais qui me semblaient alors pré-
cieuses pour mon diagnostic moral , me mettaient à même cependant de
rencontrer Olivier dans quelques cercles , notamment chez M"'" la baronne
de R La charmante Tliébaido (|u'occupait alors à l'Abbaye-aux-
RKVUE DE PARIS. l'^'S
Bois cette femme remai-quable , son cercle d'intimite's illustres et son par-
fum d'anecdotes attiraient merveilleusement Olivier. 11 ne manquait pas
une seule de ses soirées. Là sans doute , au milieu de ces étranges soli-
taires , de ces gens du monde si gais dans ce salon asce'tique , Olivier ou-
bliait de vifs chagrins j il vivait un quart d'heuie de la vie paisible du
cloître. A ces réunions il venait seul , et dès qu'il parlait , ces hommes
graves et forts se surprenaient eux-mêmes à l'écouter. Sa parole et lit puis-
sante avec modestie; il entraînait avec un grand charme. Olivier apparte-
nait évidemment à cette classe d'esprits jeunes et chaleureux qui ne mar-
chandent pas avec les principes , quand même ces derniers blesseraient
leurs affections ; il voyait les choses en homme arrête et invariable dans
ses croyances. C'était l'applaudir que l'écouter , tant on éprouvait le be-
soin de correspondre avec son ame généreuse I La restauration a été fé-
conde en organisations de cette nature ; organisations brisées et devenues
inutiles à l'heure qu'il est et dans le tripot d'aujourd'hui, parce qu'elles
ne sauraient trouver un monde où se dépenser, et que la seule conscience de
l'improbité du siècle les tue. Olivier demeurait comme un survivant ingé-
nieux de cette époque , époque instruite , élégante et résumée, à notre sens,
par l'esprit singulièrement exquis de l'un de ses ministres , M. de Mar-
tignac. Olivier comprenait les exigences du monde nouveau et les opinions
arriérées de l'ancien. Mais ce courage spirituel et vif , ce génie inflammable
comme celui des méridionaux , était devenu pour lui d'une gTande inuti-
lité : il n'avait ni place ni ambition; il jugeait les hommes tristement et
sainement , avec cette amertume de poète qui souffre et regarde passer son
siècle. Singulièrement délicat et probe , il vivait d'une vie pâle , sans au-
tres études que celles du droit , études qui lui répugnaient étrangement.
Tel était le profil d'Olivier aux yeux du monde.
Pour sa vie intérieure, j'ai dit qu'elle était murée. Sans doute que la
femme que je n'avais fait qu'entrevoir en avait le parfum et le secret.
Quoi qu'il en fût , la physionomie d'Olivier était à Paris une teinte neutre
sur ce grand tableau où tout est tranché. Je le voyais bien au spectacle ,
aux cours de di'oit , quelquefois encore chez un de nos premiers peintres.
Entre autres talens , il avait celui de causer admirablement peinture. Il
avait lui-même un talent réel d'amateur. Enfin le hasard et un arbitrage
d'architecte nous rapprochèrent. Un litige s'éleva , à quelques mois de là ,
entre la ville et l'un de mes parens , propriétaire de terrains contigus à
l'hôtel où demeurait Olivier. A ce sujet , nous tînmes quelques conférences
I'^/| REVUE DE PARIS.
pour nous ontcnrlrc, Olivier par.iissait craindre surtout que ces contesta-
tions ne troublassent la paix de sa solitude en lui amenant des visites. La
saillie du bâtiment qu'il haijitait , bâtiment qui formait le coin de la rue
Saint-Paul , devait être détcrmine'e, réglée pour la plus grande gloire de
monsieur le préfet de police et l'agrandissement du quai de l'Arsenal.
Grâce à cet incident , je me vis donc amené' plusieurs fois dans ce quartier,
où l'on trouve encore de beaux restes d'hôtels , et qui rivalise quelquefois,
en fait de bals , avec les rues les plus re'pute'es du Marais. Cependant la
maison du jeune homme m'e'tait fcrrae'e. A force de voir, de me mettre
en quête , d'interroger , j'appris insensiblement et au jour le jour à pene'-
trer adroitement chaque mystère de sa retraite, et je m'en applaudis
comme d'une re'elle conquête.
Le lieu qu'habitait Olivier avait lui-même quelque chose de la bizarre-
rie qui distinguait si e'minemment cet incompre'hensible jeune homme.
C'e'tait un petit pavillon isolé , à l'extrémité de la rue Saint - Paul , et sé-
paré de la voie publique par un mur d'enceinte , percé d'une petite porte
sombre. Son toit pointu, surmonté d'une girouette de cuivre; les volets
de ses fenêtres , incrustés de bois exotiques , des restes de peintures qu'on
apercevait du dehors sur les murailles intérieures du rez-de-chaussée,
lorsque d'une maison voisine la vue pouvait planer sur le bouquet d'arbres
qui masquait à demi le bâtiment, laissaient deviner que cette habitation
avait été construite autrefois pour abriter quelques bonnes fortunes de
grand seigneur , au temps ;des grands seigneurs et des bonnes fortunes;
mais on voyait clairement aussi que ce séjour de délices, semblable à une
coquette sur le retour , regrettait la fraîcheur de sa beauté première.
Le fard de satin et de velours dont les maîtres tapissiers de 1 760 s'é-
taient plu à relever la monotone blancheur de ses délicates parois , était
injurieusement tombé , et laissait à découvert des plâtres déchirés , rha-
billés de rouleaux de papiers peints , que détachait à plaisir l'humidité de
l'atmosphère. Des fauteuils de drap imprimé et des calicots à 2 francs
l'aune avaient détrôné les tissus de Lyon , les crépines et les effilés d'ar-
gent. L'acajou plaqué et le marbre poekilose usurpaient la place des bois
dorés , des malaquites et des lapis-lazzuli. Plus de ces riches et moelleux
tapis à sujets historiés , que des pieds de marquises avaient sans doute plus
d'une fois foulés , le bouquet au corsage et des parfums dans les cheveux ;
plus de ces portraits de femmes, enfermés dans des cadres ovales, si bien
enrubannées et poudrées , si lascivement décolletées , la bouche en cœur ,
KEVUE DE PARIS. I n5
et qui semblent dire à tout vcnaiU : Je vous aime! Point d'orgie de la-
quais à l'office , ni , sur la rampe , de manteau couleur de muraille; pas
de chevaux à l'écurie , de carrosse sous la remise , pas même une chaise
dans la petite cour , avec ses porteurs en tenue d'aventure.
Hélas I plus rien de cela. Pas même une simple bonne dans la maison
une bonne, ce vulgaire représentant de la servitude réduite à sa plus
simple expression, que le plus libéral des électeurs n'a pas encore jugé à
pi'opos de se refuser, attendu que le chapitre de la bonne n'est pas compris
dans les Droits de l Homme et du Citoyen.
Du reste , la maison d'Olivier, quoique mesquinement garnie de meubles
et dépourvue de ces riens de prix qui font le luxe de nos appai'temens mo-
dernes , n'en était pas moins tenue avec la plus exquise propreté. Des
parquets luisans comme des miroirs, selon l'expression pittoresque du
portier, des lithographies encadrées dans des passe-partout de bois de
citronnier, des aquarelles lavées par le jeune homme lui-même , et expo-
sées chaque matin à la vue des passans lorsque la femme de ménage ve-
nait ouvrir les fenêtres donnant sur la rue Saint-Paul , faisaient dire aux
commèi'es du quartier , quand on les questionnait sur cet intérieur , que
c'étaient des gens à leur aise, mot élastique, vaste manteau parisien, re-
couvrant à la fois la richesse économe du bourgeois et la pauvreté habile
qui sait , à force de privations personnelles , sauver l'apjjarence aux gens
du monde.
L'une des pièces de l'appartement , la plus petite , servait de cabinet de
travail à Olivier; elle confinait à une chambre à coucher fort modeste , et
était garnie de rayons de sapin fort propres , lesquels figuraient une bi-
bliothèque. Sur un bureau, placé au milieu de ce cabinet, on remar-
quait des livres de jurisprudence , entre autres les Pandectes, commentées
en marge , et tout auprès du Code de Justinien , une thèse imprimée,
avec le nom d'Olivier , qui devait la subir très-prochainement en la Fa-
culté de Droit de Paris.
La pièce principale paraissait décorée avec plus de soin que toutes les
autres; il y régnait même un certain parfum de coquetterie. Elle renfer-
mait un beau lit d'acajou , à cuivi-es et à colonnes^ sur lequel retombaient
des rideaux de soie bleu clair. En face du lit on voyait une armoire à
glace , et sur la commode et la cheminée , quelques-uns de ces colifi-
chets qui attestent la présence d'une femme. Un châle déplié négligem-
ment sur le lit, quelques chiffons de dentelles, restes demi-usés d'une
l^^J REVUE DE PARIS.
somptueuse parure , eussent trahi le scciet d'Olivier, s'il est vrai qu'il eût
dissimule ce fait , bien connu de tous les gens du quartier , c'est-à-dire
qu'une femme habitait avec lui. Que de jeunes gens cette circonstance, in-
signifiante au premier coup d'œil , a-t-elle arrêtés et perdus , quand la for-
tune semblait ne pouvoir leur e'chapper! Que de projets d'avenir avorte's ,
que d'existences flétries dans leur fleur , que de mariages manques , que
de malheurs de toute espèce forgés sur cette enclume , au feu du préjugé ,
souvent attisé par la calomnie I
Olivier vitrait donc avec une femme , selon l'expression consacrée.
Elle pai'tageait sa taille , son appartement. Ici s'arrêtaient les certitudes et
commençaient les suppositions. Il est vrai dédire que tout entier à d'autres
pensées, il ne s'inquiétait guère de la traduction assez peu littérale qu'on
ne manquait pas de faire de ses moindres démarches , de chacune de ses
actions. Cependant , soit qu'il eût en effet à rougir de sa liaison , soit qu'un
secret motif dictât cette singulière conduite , il sortait toujours seul , il se
montrait seul dans les salons et dans les promenades. Le visage triste et
préoccupé qu'il apportait dans ces réunions par lui fréquentées avec l'as-
siduité d'un homme qui aurait aimé le plaisir et le bruit , établissait une
anomalie que nous ne savions expliquer. Ce chagrin inconnu ne pouvait
être causé par un dérangement de fortune , car Olivier ne se jetait dans au-
cune dépense folle ; il évitait les occasions coûteuses et n'avait pas usé une
seule fois, même par forme d'emprunt, delà ])ourse de ses amis. Afin de
ne pas égarer mon lecteur dans le dédale d'hypothèses qu'il me fallut
battre en tout sens pour arriver à la pénétration de ce mystère , et aussi
afin de ne pas laisser planer plus long-temps d'odieux soupçons sur le
plus loyal jeune homme que j'aie jamais connu , je dois raconter im inci-
dent qui arriva dans la maison d'Olivier, à peu près à cette époque, inci-
dent que j'appris plus tard de sa bouche, et qui devint comme le nœud de
cette vie intriguée à la façon des comédies de Beaumarchais.
Un soir , Olivier était sorti pour assister à un concert à l'ambassade de
Russie ; à peine entré dans les magnifiques salons de l'Excellence moscovite,
un de ces violens chagrins qui naissent quelquefois de l'ame tout à coup et
sans prétexte apparent , lui fit désirer de rentrer chez lui. Quittant brus-
quement la fête , il prit un fiacre et se fit descendre dans la rue Saint-
Paul.
11 oiivrit lui-même la porte de sa maison , et il arriva, sans éveiller le moin-
dre bruit, jusqu'à la chambre aux rideaux de soie bleue donl nous avons
REVUE DE PAIUS.
177
parle. Une dame assise dans un fauteuil s'était endoriiiie auprès d'un guéri-
don sur lequel on voyait une cassette ouverte et une foule de petits papiers
imprime's, ranges avec le plus grand ordre et enfiles dans une faveur rose.
Il y avait aussi deux flambeaux sur la table. Dans le premier, brûlait une
chandelle, ce qui surprit Olivier, car il laissait d'habitude l'usage de
cet ignoble luminaire à la femme de ménage chargc'edu soin de sa cuisine-
dans l'autie flambeau , une bougie éteinte attendait sans doute l'arrivée du
jeune maître du logis. Olivier soupira en voyant la dame endormie. II ve-
nait de surprendre une partie du secret qu'on lui cachait depuis long-temps-
c'e'tait sans aucun doute pour ménager les faibles ressources pécuniaires
de la maison que cette compagne de sa solitude lui taisait ainsi les priva-
tions qu'elle s'imposait. Olivier se pencha doucement vers la dame, et lui
donna sur le front un respectueux baiser.
Puis il parcourut négligemment des yeux les papiers disséminés sur la
tabkj il y reconnut des mémoires de tailleurs et de gantiers acquittés et dû-
ment en règle. Les chapeliers et les bottiers figuraient aussi dans ce congrès de
marchands, à côté des parfumeurs et du caissier de l'école de droit , quit-
tançant Olivier de ses dépenses du semestre. Olivier rougit en voyant
cela comme s'il eût eu honte de lui-même. Il poursuivit son inventaire , et
tous ses membres tremblèrent à la fois lorsque , non loin de ces mémoires
de ses fournisseurs , il découvrit une liasse de bordereaux sur lesquels
était écrit en belles lettres imprimées : « Mont-de-Piéte. Bureau N" 1 2,
Engagement d'un écrin, 5,000 francsj prêté sur un collier 1 ,200 francsj
sur des dentelles , 1 50 fiancs j sur une bague , 60 francs I » Et tout cela ,
c'était pour lui ! c'était pour assouvir ses folles fantaisies de jeune homme
qu'une femme résignée et souffrante lui jetait ainsi sa vie , pièce à pièce ,
à son insu , comme on jette des brins de paille au feu I
Un cri sourd et étouffé s'échappa des lèvres d'Olivier après cette fatale
découverte. Les deux mains collées à son front , le teint pâle et les yeux
ardens , il semblait s'accuser lui-même de n'avoir pas plus tôt soupçonné
ce sacrifice. Son désespoir était si menaçant que la dame qui s'était éveillée
tout à coup, ne reconnut pas Olivier.
Lorsqu'elle fut remise de son effroi , elle pressa vivement sur son cœur
Olivier qui pleurait de rage autant que de douleur , et posant un doigt sur
la bouche du jeune homme , elle le suppliait du regard de ne pas l'acca-
bler de ses reproches; mais Olivier n'y tint pas.
— Mon Dieu! mon Dicul s'écria-t-il , que vous ai-je fait pour m'hu-
TOME XIV. SUPPLÉMENT. 42
I-S liEVUfc: I)K PARIS.
milicr de la sorte ? Voulez- VOUS que j'expire de honte! En sommes-nous
donc re'duits à ce point que le pain que je mange doive être pétri de vos
larmes! Pourquoi me forcer à courir le monde, les concerts, les fêtes,
tous ces rassemblcmons d'oisifs et d'indiffcrens qui ne m'accueillent
que parce qu'ils me croient à l'abri du besoin ? Qu'ai-je à faire avec
ces heureux du jour? Et pourquoi m' affubler de ces colifichets dorés
que je méprise et que je hais puisque chacun d'eux nous doit coûter une
larme?
Et en disant ces mots , Olivier brisait entre ses doigts une chaîne d'or
passée autour de son cou.
— Oh ! pardonnez-moi , reprit-il d'une voix plus douce , en baisant les
ràains de la dame qui le regardait avec une morne stupeur. Pardonnez à
mon indignation bien naturelle. Merci ! merci de vos projets d'avenir! La
richesse n'est pas nécessaire à un homme comme moi : le bonheur de ma
mère suffirait au mien ! Mon Dieu , jwurquoi ai-je usé mes jours dans 4e
vains et futiles travaux? Pourquoi n'avoir pas fait de moi un simple
ouvrier? J'eusse gagné ma vie et la vôtre ! Mais vous pleurez ! J'ai tort !
j'ai tort sans doute. Votre ambition pour moi va plus loin. Vous voulez
me voir briller. Ah ! si j'étais riche un jour , quelle satisfaction de vous
rendre cette fortune que vous regrettez! Je ferai ce que vous voudrez, ma
mère 5 dans quelques jours je passe ma thèse d'avocat. Eh bien ! le bar-
reau mène quelquefois à la fortune. Je puis aussi , dans mes heures per-
dues , travailler dans un atelier de peintre. J'ai déjà fait quelques portraits
qu'on a eu la bonté de trouver passables. Allons , ne pleurez plus , mais
avant tout , je vous supplie , n'exigez pas de moi phis long-temps que je
taise le lien qui unit mon existence à la vôtre. Permettez à votre fils de vous
appeler publiquement sa mère. Ne vous condamnez plus à cet isolement
cruel , sous le prétexte que vos dépenses devraient réduire les miennes. Si
pour faire mon chemin dans le monde il faut causer votre ennui , ma Iwnne
mère, je renonce à tout avec joie, et je consacre à vous seule les jours que
le ciel m'a comptés.
— Mon Olivier , fit la dame en passant ses doigts dans les cheveux du
jeune homme, va , nous ne sommes pas entièrement ruinés. Je consei've
même l'espoir d'effectuer quelques recouvrcmens, tristes débris de ma for-
tune passée. Aie bon courage , mon enfant , le temps viendra où nous pour-
rons rentrer ensemble dans le monde comme nous devons y paraître. Mais
comment irais-je m'y présenter aujourd'hui poiu- subir la pitié de ceux que
P.EVLi: UE PAIUS. 179
je protégeais jadis ! Non. Il vaut mieux que je me condamne encoie à la
retraite dans ce ijuartier perdu où personne ne viendra me deviner. Pen-
dant ce temps , toi , grâce à l'économie que j'apporte dans notre petit rac'-
nage , tu peux te montrer partout lionoral^lement. Nous vivons dans une
époque où le mérite personnel est tout dans le monde, et où le préjugé ne
(ait plus peser sur les fils les fautes de leurs parens; embrasse-moi, mon
pauvre Olivier.
Et la malheureuse mère pletnait encore |ihis fort en embrassant son
fUs.
— Ainsi donc, ma mère, reprit le jeune homme, vous doutiez assez
de mon courage pour me cacher l'état de nos ressources ; vous ne vouliez
pas me permettre de partager avec vous les privations que la nécessité
nous impose ! Ah ! c'est mal de n'avoir pas eu de confiance dans votre en-
fant ! Vous ne savez donc pas que cet aveu va doubler mes forces I Le pre-
mier argent que je gagnerai sera d'abord employé à racheter ces parures
dont votre sollicitude pour moi vous a privée. Vos diaraans , votre vais-
selle , je vous rendrai tout. Et je commencerai , ajouta le jeune homme en
tirant un objet contenu dans une triple enveloppe de papier Joseph , je
conmaencerai par vous rendre cette précieuse giberne de filigi-ane d'ar-
gent que mon père, m'avez-vous dit, rapporta de sa campagne en Egypte.
J'ai pensé que ce souvenir d'un ami que nous avons perdu , hélas I lorsque
j'étais trop jeune encore pour apprécier ses vertus , ne devait pas sortir de
nos mains pour payer mes folies de jeunesse. Je l'ai rachetée aAcc le gain
d'une soirée de jeu.
Madame Dumont pâlit en revoyant entre les mains de son fils le précieux
joyau qu'elle avait vendu huit jours auparavant au brocanteur russe de la
rue de Seine. Elle ouvrit la giberne précipitamment et d'une main trem-
blante , comme pour y chercher quelque chose qui l'intéressait ; mais ,
trompée dans son attente , elle demanda timidement à son fils s'il n'avait
})as trouvé un portrait dans cette gibei'ne.
Sur la réponse négative d'Olivier , M""" Dumont fît mine de sortir pour
aller réclamer la miniature qu'elle n'avait jamais entendu vendre au mar-
chand. Mais Olivier l'arrêta en lui annonçant que cet homme avait quitté
Paris le matin , après avoir vendu une grande partie de sa rit;he col-
lection.
31""" Dumont parut vivement affectée de ce malentendu , et Olivier n'in-
sista pas davantage sur ce point, car il connaissait parfaitement ce portrait,
12.
l8u REVUE DE PARIS.
«t ii avait rcinaniue que sa mère ne pouvait le contempler sans que les lar-
inos lui vinssent aux yeux. 11 ne conçut aucune mauvaise pense'e sur cette
Ijizari'e recherche d'une assez me'diocre peinture : le cœur d'un fils a sa
pudeur naïve comme celui d'une jeune fille.
Olivier laissant sa mère se retirer dans une pièce voisine , alla s'asseoir
lires d'une fenêtre qu'il ouvrit. Cette fenêtre dominait un magnifique jar-
din dépendant de l'hôtel d'un banquier qui faisait alors beaucoup d'af-
faires avec les colonies , et qui possédait une riche maison à Bordeaux.
I/hôtcl de M. N... étalait somptueusement sa façade à colonnes corin-
thiennes au fond du jardin , et du pavillon d'Olivier on pouvait apercevoir
les lustres qui éclairaient les salons du rez-de-chaussée. L'élite du haut
commerce parisien dansait ce soir-là chez M. N.
Pendant qu'Olivier reposait ses regards sur ces allées sablées si bien gar-
nies d'arbres et de fleurs, on entendit une chaise de poste s'arrêter dans-
la ruelle voisine, vers l'une des petites j)ortes du jardin. Le postillon des-
cendit et sonna une clochette grêle qui fit accourir un domestique auquel
le voyageur renfermé dans la chaise ordonna d'aller quérir secrètement son
maître, pour recevoir une révélation importante que quelqu'un avait à lui
faire. Le domestique revint bientôt avec le banquier en costume de bal ,
tête nue et gants beurre frais aux mains. M. N. , d'un air maussade et
boudeur, accueillit au seuil de la petite porte un homme en manteau de
voyage , qui du premier abord se mit à lui parler à l'oreille, accompagnant
son discours de gestes animes.
Mais, c'est une horreur I s'écria le banquier! Une affaire de Cour
d'Assises qui le mènerait tout droit aux galères ! Il est chez moi à cette
heure, au milieu de mon bal, arrivé ce matin de Boideaux.
Je le sais , continua le voyageur. Voilà 50,000 francs de ces créances
simulées qu'il m'a remises, en me proposant d'en partager le profit avec
moi. Reprenez-les , monsieur j vous pensez bien qu'en homme d'honneur,
j'ai dû refuser de telles offres et accourir de Boideaux pour vous avertir
ce qui se tramait contre vous. Si vous tardez un instant , votre homme
nous échappe; il fuit le faire saisir au milieu de votre fête; on trou-
vera ur lui des preuves de ce que j'avance. Plus de 400,000 francs de
valeurs sur l'étranger sont contenus dans son seul portefeuille. Quant à
moi , pernuîttez que je me retire et que je coure en hàle requérir la force
armée !
Le vovageur rcuioula ilans sa cliaisc, laissant le l).iu(iuier ton! (■l)alii de
REVUE DE PARIS. |Sl
ce qu'il venait d'entendre. Olivier , penché sur sa fenêtre et cache par un
rideau de lilas , derrière lequel s'étendait encore un treillage couvert de
vignes et de chèvrefeuilles , avait entendu tout ce qui s'était dit dans le
jardin. Sa curiosité' devenait pour ]e moins égale à la terreur du bancjuier.
Il entrevoyait déjà sur cet heureux visage, encore radieux des joies du bal,
le chagrin hâve et poignant , la terreur d'une banqueroute imminente, un
reflet de misère et d'infamie tout à la fois. M. N. resta quelques minutes
immobile , ne laissant échapper de sa poitrine haletante que de vagues gé-
missemens qu'on aurait pris pour le râle d'un homme qu'on égorge. Puis
soudain le banquier se mit à courir comme un forcené à travers la pelouse
qui aboutissait au perron de son hôtel. Sur les marches de ce perron , il
rencontra un autre homme qu'il saisit par le bras avec un geste de fureur
concentx'ée , et tous deux disparurent un instant dans la plus sombre allée.
Olivier entendit des voix qui s'approchaient, et le banquier N. se montra
de nouveau, étreignant toujours le bras de l'homme qu'il avait rencontré
sur le perron de l'hôtel.
— Monsieur, lui disait-il avec un accent de rage mal étouffée, j'exige
que vous uie remettiez sur-le-champ le portefeuille que vous avez sur vous.
Il faut que je sache à quoi m'en tenir sur votre conduite.
— Vous êtes fou , mon cher associé ! répondait l'autre d'un air calme
en cherchant à se dégager des mains du banquier, qui s'attachait obstiné-
ment à lui. Il est impossible que Raimbert, mon caissier, une espèce qui
me doit tout, vous ait fait sérieusement im pareil rapport. Et quand il au-
rait été assez lâche pour me calomnier de cette façon , je ne vous pardon-
nerais jamais, monsieur, la préférence que vous accordez aux paroles d'un
tel misérable.
— C'est toi qui es un misérable , répétait M. N... en secouant forte-
ment le bras de son interlocuteur. Depuis long-temps je soupçonnais ta
déloyauté; aujourd'hui j'ai des preuves certaines que tu as tout préparé
pour me ruiner et m' entraîner dans la banqueroute frauduleuse que tu mé-
dites en ce moment.
— Monsieur, de semblables suppositions m'outragent , reprit l'associé
de M. N... , emporté à son tour par un accès de fureur vraie ou simulée.
Demain , monsieur, vous me rendiez raison de cette insulte , et toute
liaison d'intérêt cessera d'exister entre nous. Je ne demeure pas une mi-
nute de plus dans cette maison. Laissez-moi partir, monsieur; lâchcz-inoi .
ou je ne réponds pas plus long-temps de ma patience.
l8*J REVUE DE PAr.IS.
. — Non , lu ne m'échapperas pas , infâme , criait de son côte M. N... ;
tu vas rentrer dans mon salon , et là , devant tout le monde , je t'arracherai
le masque et je te flétrirai du nom que tu as mérite'.
Cette explication à l)rùle-pourpoints , accompagnée d'éclats de voix et
de gestes menaçans , se faisait précisément devant la fenêtre d'Olivier. Ce
jeune homme demem-ait comme pétrifié en présence d'un si singulier spec-
tacle. Il plaignait bien sincèrement le sort de M. N... A ce point de la
discussion où , les paroles ne suffisant plus à l'insulte , oti en vient d'ordi-
naire à de plus énergiques argumcns , les deux disputeurs s'étaient saisis
mutuellement par le collet de leur habit j et tandis que l'un cherchait à se
débarrasser de son adversaire , l'autre employait tous ses efforts pour en-
traîner son ennemi dans la direction de l'hôtel. La force brutale devait
seule trancher cette question , espèce de jugement de Dieu oîi comljattaient
corps à corps le crime et la loyauté.
L'animation était égale des deux parts, mais M. N... , vieillard moins
robuste que son antagoniste , perdait du terrain à chaque pas. Lorsqu'il se
vit acculé dans l'angle du mur formant l'extrémité du jardin , il appela
du secours à grands cris, voulant empêcher le fugitif de s'évader par la
petite porte qui donnait sur la ruelle. Mais celui-ci , dont le désespoir sans
doute doublait en ce moment les forces , renversa le banquier par une im-
jndsion terrible. L'infortuné alla donner de la tête contre l'angle de marbre
d'un piédestal , et il roula sur le saille , baigné dans son sang.
Cependant les cris de M. N... avaient jeté l'alarme dans l'hôtel; les
danseurs avaient quitté les salons, et, confondus avec les domestiques et
des groupes de soldats en armes , ils se répandaient dans les allées du
jardin , qui s'allumaient des clartés de mille flambeaux.
— Par ici I criait-on j emparez-vous de la petite porte , c'est la seule
issue.
Le meurtrier essaya vainement d'ébranler la serrure de cette porte. La
clef en avait été retirée.
Le cercle marqué par la lumière des flambeaux se rétrécissait de plus
en plus , et derrière lui le fugitif ne voyait pour dernière retraite qu'une
haiite muraille qui lui parut inacessible. Il se retrancha pourtant à l'abri du
rideau de lilas qui tapissait cette muraille, résolu d'attendre là ceux qu'il
ne pourrait éviter. Un mouvement d'Olivier lui fit lever la tête. Alors ,
mesurant d'un coupd'œilla hauteur qu'il avait à franchir, il sauta comme
un chat sauvage sur le treillis du mur, et il grimpa jusqu'au niveau de
Ri:VIJl-; DK PARIS.
183
la fenêtre d'où le jeune hyiiiine le contemplait dans l'iininoljilite île la stu-
peur.
— Cachez-moi ! murmura cet homme en s'accrochant avec ses ongles au
bras qu'Olivier avançait pour le repousser.
Et en suppliant ainsi, la menace sur les lèvres , il sondait d'un œil effare
la profondeur des taillis voisins , où bruissaient les voix de ceux qui le
cherchaient.
— Non , répondait Olivier , ce serait me rendre votre complice.
— Sauvez de la mort et de l'infamie un faible vieillard qui re'clame
votre pitië, jeune homme , reprit le fugitif en serrant le bras d'Olivier à
lui briser les os , et que le ciel vous rende ce bienfait , si vous avez sur
cette terre un père ou une mère que vous chérissiez !
— Laissez-moi, vous dis-je^ retirez- vous , malheureux, ou j'appelle
ces gens.
— Les voilà qui viennent I... Par pitié' pour mes cheveux blancs , per-
mettez que je me réfugie dans cette chambre. Prêtez un appui , ô jeune
homme , aux pas chancelans d'un vieillard.
En parlant ainsi, le fugitif, avec une vigueur incroyable, sauta d'un
seul bond par-dessus l'appui de la fenêtre , et vint rouler dans la chambre
avec Olivier renversé par ce choc inattendu.
La lueur des flambeaux du jardin éclairait en ce moment la petite façade
du pavillon. Un cri d'Olivier suffisait pour attirer du secours.
— Tais-toi I lui dit tout bas la voix de sa mère.
Et M""^ Dumont referma aussitôt la fenêtre , sur laquelle elle eut soin
de tirer avec précaution les doubles rideaux. Olivier ne comprenait rien à
cette apparition. Sa mère était plus pâle et plus effrayée que le fugitif lui-
même.
— Monsieur , lui dit-elle en prenant un flambeau dans sa main trem-
blante , ce n'était pas ainsi que j'espérais vous i-evoir. Quoi qu'il en soit ,
je lends grâces à Dieu qui permet que je sauve aujourd'hui l'honneur de
votre nom. Suivez-moi , monsieur , je vais vous faire évader avant que l'on
ait pu soupçonner votre présence dans cette maison.
Olivier resta pendant quelques minutes attéré par ce qu'il venait de voir
et d'entendre. Quand sa mère rentra :
— Connaissez-vous cet homme? lui demanda-t-il.
— Je le connais , répondit M""' Dumont en baissant les yeux. . . Mon
l8z^^ KEVUE DE PARIS.
fils, mon cher Olivier, la faillite de M. N... , qui va sans doute se de'cla-
rer demain , nous enlève nos dernières ressources. Il te faut maintenant
travailler pour subvenir à tes besoins. Demain , mon enfent , demain tu
devras quitter Paris. Je te dirai ce que tu as à faire et oii tu dois aller, si tu
veux que ta mère soit heureuse.
RoGEK Dii Beauvoir.
( La siiile au numéro prochain. )
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LES MASQUES PARISIENS
AU DIX-HUITIEME SIECLE.
,^ I-
Vers la seconde moitié du dix-huitième siècle , la folie prit en
France un caractère tellement national , que les historiens de la
révolution, grands et petits, réformistes ou conservateurs, gazet-
tiers ou parlementaires, ont toujours quelque peu rattaché son
origine a cette physionomie exceptionnelle de nos mœurs. Entre
les diverses intronisations de la folie , le carnaval du dix-huitième
siècle ne fut ni la moins piquante ni la moins sinistre 5 la mode
avait fait jadis du carnaval un usage , elle en fit désormais un
besoin; son culte annuel devint l'expression d'une frivolité de
jour en jour plus nécessaire, et insensiblement , pour sa part,
frondeuse et destructive. Le carnaval entreprit d'abord de réveil-
ler un peuple ennuyé et un monarque éreinté ; ensuite il voulut
tuer les ridicules , puis il s'attaqua aux préjugés ; puis plus tard
au gouvernement , puis enfin a la monarchie. Dans ces démo-
litions successives , il fut constamment logicien et français , rail-
leur et bon enfant ; il se montra charitable envers la nation , impi-
toyable envers les rois ; il amusa jusqu'au bout les esclaves, et il
I ^>() lUiVUK l»K l'AlUS.
persifla les maîtres a outrance ; il expira de vieillesse , de colère et
de gaieté, comme cette femme nei^veuse qui mourut si dramatique-
ment, chatouillée par son mari. Mais, nous le répétons, durant
la débauche sociale des cinquante dernières années , son attribut le
plus sérieusement historique fut cette même déclivité morale si
entraînante qui précipitait ses orgies, escomptait ses ressources et
accumulait dans sa marche vers l'abîme les parades, les gaudrioles,
les satires et les travestissemens.
Dans cette période , le carnaval fut surtout enivrant de souplesse
et de variété. Il prit tous les costumes et tous les langages; il avait
autant de figures et de sarcasmes que la société lui exposait de
gangrènes et de catégories -, pas un ridicule n'esquiva ses huées ,
pas un dos qui n'ait reçu les volées de sa batte. Il était jésuite au
milieu du clergé , pasquin avec la canaille , balourd chez les bour-
geois , libertin et impie chez les philosophes , cynique a Ver-
sailles, insolent sur le trône. Les Porcherons avaient leur mardi-
gras a eux, comme M'^e de Charolais avait le sien. Tandis
que le chansonnier Collé jouait a Villers-Coterets , pour le duc
d'Orléans et sa maîtresse , des proverbes que seul , et au coin de
votre feu vous ne liriez pas maintenant sans rougir , les convul-
sionnaires donnaient a huis clos les représentations burlesques de
leur crucifiement dans la rue de Touraine , au Marais. En sortant
du cénacle où , sous la figure symbolique et nue de notre père
Adam , Cagliostro enseignait b ses néophytes la franc-maçonnerie
égyptienne , les femmes du bel air allaient retremper leurs fibres
et tonifier leurs organes au baquet mesmérien. Nulle passion con-
temporaine , nulle originalité , nul rare ou fort esprit ne trompait
ces lois de la mode et cet entrain de l'époque.
Ainsi , pendant le carnaval de i 774- , Beaumarchais , en habit
de velours et en manchettes de dentelle, ivre encore des caresses
et du Champagne du prince de Conti, distribuait lui-même au
public, dans le foyer de l'Opéra, des exemplaires de son fameux
mémoire contre Goëzman. Plus tard, en -1781, lorsque sous le
premier ministère de M. Necker, on publia un règlement sur les
tripots de Paris, les joueurs consternés enterrèrent, avec le car-
IIKYLE DK l'M'.IS. 187
naval, l'image funèbre de leur idole. Dans les derniers jours, nu
fiacre gigantesque parcourut lentement les rues du quartier Saint-
Honoré, empire ténébreux des filles et des tripots; cette voiture,
drapée de noir, tramait un mannequin représentant la divinité du
pharaon et du lansquenet ; autour du char, marchaient pêle-mêle ,
l'oreille basse et le chapeau enfi)ncé sur les yeux, toutes les cen-
turies de l'association des joueurs , ceux-ci portant a la main des
caites qu'ils déchiraient avec rage > ceux-là des cornets renversés
qu'ils brandissaient au nez des passans ; leurs chemises débraillées ,
leurs jabots souillés de tabac et d'huile, leur physionomie livide,
leur perruque sans poudre et leurs souliers sans boucles, accu-
saient une profi)nde amertume ; et enfin , après des libations solen-
nelles a la porte de l'hôtel d'Angleterre et des génuflexions multi-
pliées devant l'idole , son mannequin fut jeté dans un grand trou.
Les tailleurs , les croupiers et les gobe-lius pleurèrent abondam-
ment sur sa tombe. Plus tard même, dans l'hiver de -1785, un
autre char traversait Paris, bariolé d'emblèmes, escorté de faua-
tiques et promenant cérémonieusement une image; mais cette
image était noble, populaire, sainte et votive; elle portait dans
ses flancs d'osier et sous son masque de carton peint , les destinées
de l'avenir. C'était la statue colossale de la liberté naissante ,
enfant, qui visitait, au son des grelots et au bruit des chansons,
la cité où , jeune fille implacable, elle devait, après dix ans révo-
lus, stationner sur la place de la Révolution pour l'heure des
funérailles et des holocaustes. Treize cariatides soutenaient l'idole
figurant les treize cantons d'Amérique récemment émancipés,
couronnant la statue avec les treize pavillons des Etats-Unis. Les
compagnons d'annes de Washington et de Lafajette ne deman-
daient encore aucune iudeuuiité. Ils étaient libres par la France,
intronisés dans son carnaval et salués a l'Opéra. La nouvelle répu-
blique n'avait de créance que sur notre honneur, nos plaisirs et
notre sang.
Les salons de la bourgeoisie , les soupers de la cour , les orgies
delà finance, disputaient au peuple parisien le laurier un peu
fangeux des bacchanales. Ici, le bailli de Fleurv , ambassadeur
l88 REVUE DE PARIS.
de Malte, doanait une fête magnifique où Tenler était convié
avec ses rivières de feu , ses tentateurs crochus , ses décorations
virgiliennes et ses tortures expiatoires ; on y entrait par le Ténare ,
on y voguait sur le Phlégéton, dans la barque fabuleuse; on y
combattait des monstres , on y séduisait des Chimères et des jolies
femmes ; on en sortait ravi et légèrement brûlé , par l'Etna , dans
un fiacre. Là, notre inépuisable Beaumarchais , traînant en laisse
quarante musiciens faméliques et un ballot de partitions , grimpait
hardiment dans les plus modestes ménages de procureur , installait
avec sang-froid ses pupitres , son piano et ses chandelles , présen-
tait d'un air grave aux gens de la maison le pauvre Saliéri , et
forçait les oreilles parlementaires a goûter sur place la musique
étrange de Tarare. Dans ce bienheureux siècle , le carnaval natu-
ralisait en France des usages domestiques pleins de succulence, et,
pour l'époque, merveilleux d'imagination. Le café, en 1765,
était, a la danse près, le déjeuner-bal de 1829. Par exemple ,
on y faisait peu de diplomatie , mais on y faisait beaucoup de
littérature , et dans une soirée plusieurs indigestions ; on tenait un
café comme de nos jours on donne un concert ; seulement , il était
indispensable d'y avoir, pour la montre, un personnage curieux
que la maîtresse du logis claquemurait dans son comptoir, en
guise d'attrayante limonadière. Ainsi David Hume , le gros histo-
rien britannique, dans un café tenu chez M^^ de Tessé, joua le
rôle d'un sultan, et, accroupi a la turque sur un sofa, présida
la réunion entre deux odalisques improvisées. Dans ces raouts
toujours philosophiques , la dame avait une robe simple et courte
a l'anglaise, un tablier de mousseline, un fichu a pointe et un
chapeau étroit; son comptoir était chargé de biscuits, d'oranges,
de sorbets , de liqueurs et de gazettes , elle vous offrait gracieuse-
ment le Paui're Diable , avec un cure-dent. Des trictracs , des
damiers et des échecs couvraient une foule de petites tables où le
bruit des dés, le rire des viveurs et le bavardage des femmes d'es-
prit se mêlaient ensemble; puis, a une certaine heure, on ne
jouait plus, on soupait. Des laquais en veste blanche et en bonnet
de coton servaient la poule au riz. Après le souper et durant les
REVUE DE PARIS. 1 8()
parties, on exécutait des pantomimes, on représentait des pro-
verbes, on chantait des ariettes, on dansait des chaconnes. Nos
déjeuners finissent par des souscriptions , le café se teraiinait par
une lecture.
Dans le monde littéraire , le carnaval ne déployait pas moins de
séduction et de mobilité. En février 1778, quelle charmante parade
que le séjour de Voltaire a l'hôtel du marquis de Villette ' Dès la
première semaine , elle revêtit un caractère très-significatif et très-
plaisant. Lorsque le grand homme, enveloppé des fourrures de Ca-
therine, la tête dans sa perruque a la Bachaumont, et coiffé d'un
bonnet de velours rouge , traversait a pied le quai d'Orsay le
matin, pour rendre visite a d'Argental, les polissons le suivaient
en hurlant ce cri trivial des rues, toléré par la licence du mo-
ment, et que nous n'écrirons pas. Voltaire, ainsi accoutré, était
pour la canaille le Jeannot le plus singulier qui eût encore bar-
botté dans nos carrefours. Elle rendait d'ailleurs au patriarche de
Ferney les insultes dont elle avait déjà couvert l'habit arménien de
Jean-Jacques. A l'égard de Voltaire, le carnaval fut même plus
impitoyable. Dans la scène où l'auteur de la Pucelle imposa ses
longues mains décharnées sur la blonde chevelure du petit-fils de
Francklin, en prononçant ces suaves paroles : Dieu, liberté^
tolérance, on a vu une prophétique et religieuse bénédiction;
mais il n'est pas défendu d'y reconnaître également une excellente
bouffonnerie.
Le carnaval du dix-huitième siècle , tel qu'il était représenté
par les bals de l'Opéra, prend une expression particulière de fougue
depuis la mort de Louis XV. Alors, il n'est plus simplement la
satire en aciion d'un monarque et d'un règne ; il est maintenant
le bélier qui détruit sans relâche , le ridicule qui frappe de mort
le sarcasme qui aiguise le couteau. On aperçoit les saturnales
de 95 par-dessus les bacchanales de -1778. Tout s y mêle et s'y
altère dans une licence étourdie ; tout s'y confond par un nivelle-
ment providentiel. Qu'on nous pardonne de citer ici une anec-
dote rebutante ; mais ce document est précieux , même dans son
infâme calomnie , et son existence est encore une autre preuve
I()0 UEVUE DE PARIS.
morale. 11 est impossible de tronver sur l'époque un fragment de
libelle qui eu peigne plus véridiquement les désordres. Nous res-
pecterons le pamphlet jusque dans la plate incorrection de son
style.
(c — -4 mars 1778. — Un masque fort extraordinaire qui, la
nuit du jeudi-gras, a beaucoup parlé "a la reine durant le temps
qu'elle a été dans sa loge de l'Opéra, qui a singulièrement réjoui
sa majesté, au point d'être observé de tous les spectateurs et de
les avoir intrigués , est encore un problème a l'ésoudre. Ce masque
était vêtu comme une poissarde , avec une coiffure déchirée sur
la tête, et le reste de l'habillement h proportion. Dès que la reine
a paru, il est venu au bas de sa loge et l'a entreprise avec une
familiarité singulière, l'appelant Antoinette, et la gourmandant
de n'être pas couchée auprès de son mari qui ronflait en ce mo-
ment. Il a soutenu la conversation que tout le monde entendait
sur ce ton de liberté. Il y a mis tant de gaieté et d'intérêt, que sa
majesté , pour mieux causer avec lui, se baissait vers lui et lui fai-
sait presque toucher sa gorge. Après plus d'une demi-heure de
propos, elle l'a quitté , en convenant qu'elle ne s'était jamais tant
amusée; et, sur ce qu'il lui reprochait de s'en aller, elle lui a
promis de revenir, ce qu'elle a fait. Le second entretien a été
aussi long et aussi public, et cette farce a fini par l'honneur qu'a
eu l'inconnu de baiser la main de la reine, familiarité qu'il a
prise sans qu'elle s'en soit offensée. Le bruit général est que ce
masque était le ûexw Du gazon,, de la Comédie-Française ; mais on
a peine a se le persuader. » ( Mémoires secrets. )
Passons "a des morsures moins déchirantes, a une satire active,
mais sans dégoût et sans venin. Nous retrouvons dans le fait sui-
vant toute la malice du bal , tout le feu de la caricature. Pour
l'intelligence de cette pasquinade, il faut se rappeler qu'en 1771
le duc d'Orléans, grand- père de Louis-Philippe, blâma vivement
d'abord l'érection du parlement Maupeou, et puis se réconcilia
bientôt avec le chancelier. Le prix de sa défection fut le consen-
UKVrK DE PARIS. l()l
tement du roi à son mariage secret avec M'"'' de Montesson , sa
maîtresse.
(( — 8 mars 1775. — Une plaisanterie grave, arrivée au bal
le lundi-gras, intrigue la maison d'Orléans qui fait des perquisi-
tions pour en découvrir l'auteur. Cette nuit-la , entra seul dans la
salle un masque déguisé en mannequin ; on sait qu'un mannequin ,
en terme de peinture, est une figure factice d'osier , dont les mem-
bres sont mobiles et souples a tous les mouvemens que l'artiste
veut leur donner. Il avait la tête surmontée d'un moulin a vent,
sur lequel était une petite lanterne. Ce masque fut se placer sous
la loge des princes, et, au moyen d'une ficelle qu'il avait en de-
dans de son étui , il faisait aller les ailes de son moulin tantôt a
droite et tantôt k gauche ; il éteignait et rallumait tour a tour sa
lumière. Ce manège excita l'attention de quantité de spectateurs,
et le duc d'Orléans sentant l'épigiamme sanglante que renfermait
cette pantomime , sortit de la loge et vint dans la salle pour recon-
naître le plaisant, et voir si c'était bien "a lui qu'on en\oulait. Le
masque aborde en effet son altesse et lui fait les reproches les plus
vifs de sa défection, et sur les efforts qu'elle avait faits pour sé-
duire et débaucher le prince de Conti. Il parlait assez haut , et les
spectateurs , qui s'éloignaient par respect , sans entendre toute la
conversation, en ont saisi une partie, comme celle-ci. Le duc
d'Orléans, encore plus intrigué, et voulant absolument savoir qui
a pris la liberté de l'attaquer ainsi , donne ordre h quelqu'un de
suivre le masque et de ne le pas quitter. Celui-ci , plus fin que le
prince, s'approche de l'orchestre des musiciens et se couche au-
près d'eux. Il reste ainsi toute la nuit. Le bal finit, le monde se
retire, et le mannequin y était encore. On l'approche, on vient
l'avertir de se retirer, mais on ne trouve que le panier. Le plai-
sant s'était échappé. »
Louis XV entendait coquettement les mascarades ; la politique
et l'égoïsrae se confondaient toujours dans ses parties de carnaval ,
de manière "a ne point blesser le gouvernement et la débauche ; il
IQI REVUE DE PARIS.
exigeait que , même dans les paroxismes de la folie , on respectât
ses jouissances et son trône. Mais cet admirable compromis entre
le devoir et la licence ne résistait pas également a toutes les
épreuves , et le vin délayait souvent les préjugés et la raison du
monarque avec une si grande énergie , que Ihomme et le roi dis-
paraissaient ensemble pour faire place a la brute. Sous ce rapport,
je ne connais rien de plus terrible que l'histoire de ce valet, que,
dans un moment d'ivresse, il voulut lui-même juger, condamner
et pendre.
Il y avait a cette grille du Luxembourg qui ouvre sur la rue
d'Enfer , une fille de belle humeur nommée Thérèse , maîtresse du
duc d'Aumont. Le père de Thérèse, concierge de la grille et bon-
ueau du comte de Clermont, tenait là un cabaret dont elle était
la servante et la Vénus. La jeune fille déploya tant de grâce sous
la tonnelle du concierge , que bientôt des bras du prince elle passa
dans le lit du courtisan. Le duc d' Aumont , en vérité , l'aimait
beaucoup, puisque, dans un transport de jalousie, il la frappa
d'un canif à la tête. Quelque chose transpira de cette passion fa-
buleuse au lever du roi , qui voulut en connaître l'objet. Un ma-
tin, avant le jour, Thérèse décampa dans une voiture de poste,
et , conduite par Lebel , soupa chez le monarque en petit comité ;
le duc de Duras, le maréchal de Richelieu, le comte de Saint-
Florentin, le marquis de Chauvelin et le duc d'Aumont encou-
rageaient de leurs propos le maître et la jeune fille. Jusque-là ,
l'histoire nou.s paraît très- ordinaire; mais voici bientôt l'épisode
qui fait d'une orgie royale une singularité dans la procédure cri-
minelle.
Le duc d'Aumont, distrait comme nos grands seigneurs, avait
oublié un de ses laquais dans la galerie de Versailles , sur un
canapé. Ce pauvre diable, recoquillé sous un manteau et blotti
dans un coin , attendait là son duc, réfléchissant à l'inégalité des
conditions humaines. Ennuyé de sa veille, il regarda par le trou
de la serrure daus la chambre du festin ; il aperçut le prince
mélancolique , les convives babillards , Thérèse noyant son orgueil
dans le vin ; il trembla de son imprudence , mais il rcgjuda long-
UEVUF, DE PARIS. Hp
temps. Le domestique du duc d'Amnont entendit les plus étianares
discours , si bien qu'il crut d'abord que ces messieurs jouaient une
parade de circonstance. On buvait beaucoup, mais sans éclat; on
riait peu ; on disait sérieusement de gros mots. Cette ivresse tran-
quille des gens comme il faut bouleversa les idées du laquais ;
mais lorsque Louis XV, asseyant Thérèse sur ses genoux, eut
plaisanté des cardinaux et turlupiné les parlemens, lorsque le
maréchal de Richelieu eut scandaleusement mêlé dans ses non-
chalantes moqueries les rois de l'Europe et les fdles de l'Opéra ,
lorsque M. de Chauvelin se fut étendu sur le système alimentaire
des bassets avec la science d'un piqueur , le valet ahuri , se sou-
venant plus que jamais des licences du carnaval , imagina fort
naïvement que les convives étaient travestis ou que lui-même
avait le cauchemar. Rassuré par cette alternative, il se coucha
sur l'ottomane et s'endormit.
Au bout d'une heure , le domestique fut
réveillé par le bruit d'une porte qu'on ouvrait doucement. Sans
se déranger, il leva un peu la tête et aperçut Louis XV. Les
lustres de la galerie étaient presque tous éteints, l'air vif de la-
nuit avait rafraîchi l'appartement, on voyait dejii luire le petit
jour sur la pièce d'eau des Suisses. Le roi jeta d'abord prudemment
les regards à droite et a gauche , avançant avec hésitation dans la
galerie et cherchant a percer l'ombre de ses } eux ; enfin , persuadé
qu'il était seul , il marcha avec plus d'assurance , se promena de
long en large et s'arrêta devant une glace. Le valet ne perdant
aucun de ses gestes et aucune de ses paroles, respirait à peine.
Louis toussait de temps en temps ; sa voix avait l'enrouement d'un
homme ivre, et il paraissait tellement abruti ou rêveur qu'il heur-
tait les meubles. Quand il se fut examiné dans le trumeau, il
poussa un gémissement profond. Misérable! se dit-il a mots entre-
coupés, tu te tues le corps et Vavie! Ici le malheureux laquais fit
un mouvement ; le roi tressaillit et se retourna , mais il ne vit
rien, et après quelques minutes de silence, il répéta comme s'il
sortait d'un songe : // n'y a personne. Et puis ses allées et ve-
nues, ses soupirs, ses monologues recommencèrent; il s'appro-
TOME XIV. FÉVRIER. iS
IQ/^ HEVIJE DE PARIS.
chait de la fenêtre, et demeurait Va immobile, regardant d'un air
hébété l'aube qui se levait derrière Trianon. Alors le reflet encore
pâle de l'horizon , se confondant sur sa figure avec la lumière ex-
pirante des bougies, éclairait d'une manière hideuse le délabre-
ment et la fatigue de ses traits. Le monarque se tâtait avec déses-
poir les joues, les cheveux, le menton.
— Tu ne mourras pas vieux, tedis-je... Et l'enfer?... l'enfer!
Comme on gouverne la France ! Ils sont Ta-dedans une demi-dou-
zaine de fats qui se torturent l'esprit pour m'amuser, et ils ne m'a-
musent pas du tout... Ohl que je m'ennuie! Comme on gouverne
la France!... Messieurs, vous êtes très -spirituels, et je ne doute
pas que tôt ou tard vous ne perdiez fort gaiement le royaume ; en
attendant, donnez-moi du neuf. — Et cette créature? Passable, je
vous l'accorde; mais rien de piquant, rien qui m'agace, qui me
réveille... Autant vaudrait une fille sage : elle m'eût impatienté.
Mais c'est toujours la même chose , et toujours l'ennui !
Louis rentra. Le domestique du duc d'Aumont se rendormit.
Le malin venu , tous les convives , a l'exception de Thérèse ,
sortirent en chancelant dans la galerie, et l'un d'eux s'en alla
presque tomber sur le dormeur. A sa vue, les ivrognes furent
épouvantés. Louis 1(V, le premier, s'écria : Quoi! il y a ici un
homme? Qu'on l'arrête... On arrêta le domestique. Plus mort
que vif, il ne fit d'abord aucune résistance. Toutefois, quand il
eiit distingué l'ivresse complète et l'exaspération des buveurs,
quand il se fût aperçu que son maître même ne le reconnaissait
plus , le malheureux devint pensif. On ne lui laissa pas le temps de
la réflexion. Bégayant d'une manière qui eût été grotesque dans
une autre circonstance, mais qui révélait, a ce moment, un ef-
frayant délire , les courtisans se ruèrent sur le valet trop curieux;
on le saisit a la gorge , on l'accabla de questions. Hors de lui, le
monarque se rappela Damiens. Un de ces enragés proposa de ju-
ger le coupable k l'instant même et sur le lieu du délit. A cette
idée, on battit des mains, et la cour de justice fut improvisée
avec deux banquettes. Louis XV accepta la présidence; l'instruc-
tion s'ouvrit avec une si comique gravité, que le tribunal riait à
REVUE DE PARIS. 1 9^
ses propres dépens. L'accusé riait aussi; mais lorsque l'arrêt, so-
lennellement formulé et récité par le roi , prononça sa strangula-
tion, il fut alanné. Le laquais vit le maréchal de Richelieu déta-
cher avec sang-froid sa jarretière; il sentit qu'on la lui passait au
cou ; il recula devant le monarque transformé de président en exé-
cuteur et déjà tirant un des bouts de la corde. A ce dernier détail
de la toilette, l'allusion lui parut si claire qu'il fut sur pieds d'un
seul bond, et avec deux coups de poing renversa lestement tout
le tribunal. Les juges et l'exécuteur se regardaient encore , que
le patient galopait sur la route de Paris.
Ce fait curieux est peut-être ce qui nous reste de plus expressif
sur la vie familière de Louis XV. A quelques années de cette pé-
nible farce , dans le carnaval de i 775 , Versailles fut encore le
théâtre où se joua un drame moins sérieux, moins vil, et plus
convenable aux démences annuelles dont il couronnait la saison.
Les mémoires du temps rapportent une poétique fête que la com-
tesse Dubarry donna, pour ainsi dire , à l'agonie de son gouver-
nement, si remarquablement qualifié par Duclos d'un nom que
nous ne pouvons plus écrire dans notre chaste langue. Cette fête
royale de Jeanne Vaubernier répond au souper bourgeois de Thé-
rèse ; la dégradation du monarque n'avait pas été ici plus complète
que ne le fut là-bas l'exaltation de la favorite. Ce sont vraiment les
deux pôles crapuleux du règne.
André Dei.uieu.
{/m suite au procJudn numéro. )
13.
6»»«««»*0»9«e«»«««>«'9^dC«««c«f.SC«c«C4»«#«S9ftfi«l^*i«C«C«S
DES ARTS
COIVSIDKRES A PARIS COMME OBJET DE I^ÉC.OCE.
LETTRE n'VK AI.LKMAND DF PAttlS A lUS ALLEMAND RF. DRF.SDE. (').
Oui, Théodore, les Paiisicns ont le goût ilclicat, la inain habile , l'a
mour du nouveau , le besoin d'ctic c'mus ; — l'être singulier qui se nomme
Amateur n'est pas inconnu dans cette ville e'tourdissante , le peintre d'his-
toire y abonde ; — le peintre de portraits y est plus commun que l'herbe
des rues désertes à Pise ou à Vérone, le peintre décorateur y fait de splen-
dides absurdités qui ne ressemblent à rien et qui se moquent fièrement de
la nature; — Paris est artiste , les lithographies couvrent ses murs , noir-
cissent ses vitres , usurpent ses salons, remplissent ses albums ; — la jeune
fille sait ce que c'est que le galbe , le chique , \cJlou et l'empâtement ;
— vous trouvez des aquarelles sur tous les pupitres, et des dissertations sur
les arts dans tous les journaux; bien , Théodore, très-bien. Mais ajoutez
qu'à moins d'un miracle, Paris ne sera pas de long-temps la ville où l'art,
proprement dit , doit c'clore et fleurir.
(') Nous nous gardons bien d'assumer la responsabilité des opinions expriniéi's
dans le fragment que nous empruntons à une revue allemande , consacrée à la pein-
ture des mœurs étrangères à l'Allemagne. Quelle que soit la dureté du jugement que
porte sur l'état de nos arts l'écrivain germanique , il y a là de bonnes instructions ,
<l'uliles enseignemens à recueillir. Pour mieux comprendre et pour excuser en par-
tie la sévérité puritaine et exagérée de ces opinions , il faut se souvenir que l'art, en
Allemagne, est l'objet d'un culte austère ; que l'école allemande ne cherche que l'i-
niitalion des maîtres anciens; qu'elle dédaigne le prestige de la couleur, et qu'elU-
traite avec un sérieux vraiment estéti(]ue , toutes les questions relatives à l'art.
REVUE DE PARIS. If)7
On a voulu laiie de Paris une Sparte moderne; on a trouvé la inélamor-
phose impossible. Napoléon est venu ensuite , (pii a dit à la grande cite
gauloise : « Tu seras Rome. » Paris n'a pas voulu devenir Rome. Aujour-
d'hui , vous lui diriez de devenir Athènes : elle n'y réussirait pas mieux.
L'art demande un certain calme , un repos solennel , qui se trouve
difficilement dans la ville du monde où l'on vit le plus vite ; oîi les jouis-
sances sont les plus raffîne'es et les plus rapides ; où le sentiment de la per-
manence et de la stabilité' se laisse le moins comprendre et goûter ; où l'on
sait le mieux briller avec de petits moyens , faire de la gloire avec de pe-
tits bruits passagers , e'baucher sa renommée et jeter au vent son chef-
d'œuvre; vivre de l'occasion et de l'impromptu ; tourner rapidement dans
un cercle étroit d'idées communes : sacrifier tout à l'effet extérieur ; jouer
un grand rôle à peu de frais ; en un mot emplover ses ressources , comme
ces maîtres de ballets habiles , qui , de vingt comparses , tirent une armée
entière , et les forcent de passer et repasser de tous les côtés de la scène ,
par groupes différens. C'est dommage. 11 n'y a pas de vaUe plus éclairée,
pas de foyer de civilisation plus actif; mais cette grande forge d'où jail-
lissent tant d'étincelles, est le pays du monde où l'on a le moins de pa-
tience; et quelques changemens extérieurs que l'ère représentative ait in-
troduits dans la société française, c'est encore la société française d'autrefois.
On prétend que les nationalités s'effacent , que l'Europe se fond en une
masse unique et homogène. — Bah I est-ce que l'Anglais a cessé d'être per-
sonnel, ou, comme il le dit lui-même, comfortable? L'Allemand de fu-
mer? l'Italien de se complaire dans sa profonde paresse? et le Français de
faire claquer son fouet?
Paris est toujours Paris : le pays où l'on imite artistement la partie cx-
tériem-e , matérielle et industrielle des arts ; où les organes ont de la sou-
plesse , de l'activité , de la finesse ; où la mode des tableaux et la mode
des statues peuvent bien tenir leur place au milieu de tous les travers, de
tous les caprices qui se succèdent ; mais où le sentiment des arts n'est pas
vif , ardent, brûlant , actif ; où les maîtres se sont trop fréquemment montrés
imitateurs ; où le présent , ses intérêts , ses passions , l'emportent infail-
liblement sur la passion du beau. Quand la vie est tr es - sociable , et
qu'elle marche par petites saccades impétueuses et contradictoires , le temps
manque pour la formation de la pensée. C'est une fleur qui éclôt rarement .
cx)mme l'aloès , et dont la quiétude méditative est la véritable serre-chaude.
Moi , Théodore , je crois que la sociabilité excessive des Français a perd^i
198
REVUE DE PARIS.
leurs arts. 11 n'y a peut-être pas de peuple mieux doue; mais il ne sait pas
s'isoler j il ne peut parvenir à goûter et à comprendre l'indépendance. Il a
besoin de vivre pour les autres et par les autres. De là quelque chose de
tlieatra) , de médiocre et de pre'tentieux 5 je ne sais quel art mesquin et ré-
tréci , suspendu entre la faiblesse et l'affectation , le coloris de Jouvenet et
le fracas des batailles de Lebrun. Dans ces derniers temps Girodet , mais sur-
tout le jeune Géricault , ont essayé de s'élever à de plus franches et de plus
mâles inspirations. Ingres a étudié les anciens maîtres de Florence; Delacroix
a étonné les Parisiens par l'audace admirable et la fougue impétueuse de
sa couleur et de sa pensée. L'atmosphère dans laquelle ces hommes ont
vécu ne leur a pas permis d'arriver à ce qui est grand , parfaitement com-
plet , parfaitement beau.
Les grandes fortunes ont été détruites , d'autres fortunes financières se
sont faites et sont encore , pour ainsi dire , militantes j les maisons sont
petites, la distribution des appartemens n'admet pas les grands tableaux;
les gouvernemens harcelés disposent de ressources fort restreintes.
Puis vient la vanité, cette peste des nations très-civilisées, quidit aux pères :
Faites devusjils des artistes, le métier d artiste est admirable! Alors
s'élance une nuée d'apprentis-artistes ; il y a plus de portraitistes que de
portraits à faire , plus de paysagistes que d'arbres dans les forêts. Cette
troupe rivale épuise bientôt les ressources du domaine qu'elle exploite : ceux-
ci exposent au Musée, dans l'espoir de fixer sur eux un rayon de gloire , un
fragment de l'attention publique ; dans l'espoir que l'on parlera d'eux pen-
dant trois jours; ceux-là font des paravents, vernissent de la laque,
peignent des éventails , descendent jusqu'à l'enseigne , exécutent des du-
plicata de tableaux, et l'on doit avouer que dans cette sphère très-inférieure,
l'adresse des artistes parisiens est extrême.
Mais quel malheur pour l'art quand ce dernier ne vise qu'au pain quo-
tidien , quand le boulanger et le pâtissier sont les dieux de l'artiste, quand
ce culte grossier, que notre Jean-Paul appelle Yartoldtrie, s'établit
sans conteste! L'innombrable quantité de physionomies bourgeoises qui
s'exposaient elles-mêmes aux regards et à la raillerie du public , dans
le dernier Salon , prouve cette tendance vers le lucre. Ajoutez-y l'anarchie
intellectuelle , le conflit des écoles les plus divergentes , le chaos des pen-
sées les plus contradictoires, des imitations de toute nature, mais toujours
des imitations, ici du gothique affecté, là des vierges bisantines; enfin
peu d'inspiration vraie et de haute originalité. Quelques artistes se sont
FA'^^
REVUE DE PARIS. IQQ
rapprochés très-habilement de l'école flamande ; c'est peut-être la partie
de l'art en France qui a le plus d'avenir; les tableaux de genre sont quel-
quefois excellens.
Pourquoi ne s'est-on pas familiarisé avec la grandeur et la pureté' de
l'inspiration artistique , à force de contempler dans les Musées de France
les plus nobles produits de cette inspiration ? C'est que les intérêts du jour
dévorent tout l'espace et ne permettent à personne cet examen reposé, cette
contemplation réfléchie qui seule conduit à une appréciation vraie des ta-
bleaux et des statues. Il faut encore faire la part des révolutions, des chan-
gemens , des inquiétudes et des mille circonstances qui ébranlent la société
française; la génération actuelle a trop souffert, elle a trop agi, elle a
trop vieilli ; le loisir lui a manqué pour se créer des idées fixes et des prin-
cipes certains , pour assurer la pureté de son goût , la sévérité de son ju-
gement et pour goûter en repos ces jouissances fécondes. Il est incroyable
avec quelle légèreté les dii-ecteurs même des Musées achètent des tableaux
équivoques , imposent des noms arbitraires et nouveaux aux tableaux an-
ciens, et se laissent diriger en tout par un caprice inconstant. N'a-t-on pas
trouvé à Melos une belle statue qui représente évidemment un Génie fé-
minin inscrivant des faits sur des tablettes; — et de ce Génie, le Catalogue
n'a-t-il pas fait une Vénus ?
11 n'y a dans tout Paris qu'un seul homme qui fasse un grand commerce
de bronzes, vases antiques, et pierres gravées. Tout ce qu'ont produit de
])lus beau les fouilles de Comelo , de Viterbe , de Saturnie , se trouve dans
ses galeries , dont les produits rempliraient une aile tout entière du Louvre.
Je doute que beaucoup de Parisiens connaissent sa demeure , qui est une
des curiosités les plus piquantes de Paris ; il habite le boulevart Bonne-
Nouvelle.
L'art , devenu gagne-pain , a envahi presque toute la sphère de la peinture
et de la sculpture. A Paris , il menace de se concentrer dans les lithogra-
phies et les feuilles d'album ; rien de plus commun que de louer pour un
certain temps des aquarelles que Ton copie. Par cette habitude , les idées
se rapetissent; on cesse de chercher le grandiose; on se contente des scènes
de la vie privée et de quelques paysages dont l'effet est agréable ou piquant.
M. Giroux, rue du Coq, possède un grand nombre de ces aquarelles.
C'est aussi la coutume d'exposer les productions modernes dans des en-
droits fi-équentés par le public , chez les encadreurs et marchands de ta-
bleaux. Si les artistes de talent trouvaient des patrons et des protecteurs
'>.00
REVUE DE PARIS.
enthousiastes , une telle chose n'aurait pas lieuj on ne les verrait pas se
mettre à l'encan j les riches occuperaient toujours les pinceaux et les
crayons des hommes de mérite ; on les verrait se presser dans les ateliers
des Tony Johannot , des Roqueplan et des Isahey, et retenir d'avance
l'œuvre qui se trouve encore sur le chevalet du maître. De la manière
dont les choses sont arrangées , le marchand , placé comme intermédiaire
entre le public et l'artiste , accapare la meilleure part des produits.
C'est ainsi que le lucre et le négoce se sont emparés de presque toute la
civilisation française j la joaillerie , qui avait autrefois ses admirables ar-
tistes , est retombée dans le domaine industriel j les dessins souvent capri-
cieux, prétentieux même , des vases, des pendules , des porcelaines , des
tapis, n'annoncent pas un véritable bon goût. Un seul artiste à Paris,
Wagner, a essayé de faire remonter l'orfèvrerie et la ciselure au rang
qu'elles occupaient autrefois. Rien de plus commun d'ailleurs que de rencon-
trer des objets fort chers qui sortent des ateliers parisiens, et où non-seule-
ment tous les styles se trouvent confondus , mais où la commodité et la réa-
lité se trouvent sacrifiées à la fantaisie et à l'affectation. Rien de plus com-
mun que de voir des soucoupes dans lesquelles il est impossible de rien
placer; des vases dont les anses sont chargées d'ornemens en saillie, et que
la main ne peut saisir; des candélabres dont la forme est élégante et l'usage
difficile; partout enfin le bon sens mis en oubli , et une certaine apparence
extérieure dominant le reste. L'art - gagne-pain s'est emparé même des
tombes. On voit chez les marbriers des centaines de cénotaphes , des mil-
liers d'urnes , des bataillons de pierres sépulcrales qui n'attendent qu'une
épitaphe. Tout cela est fait sur le même modèle , sans goût , sans oi'igina-
lité, sans poésie, sans invention. Cette uniformité matérielle est la mort
de l'art.
. A Paris , on trouve rarement des vases et des bronzes chez les anti-
quaires ; quant aux marbres , il n'y en a pas. Les médailles et anciennes
monnaies en ce genre sont communes : les connaisseurs et amateurs sont
nombreux.
Les pierres gravées ne se rencontrent que chez les joailliers ; quelque-
fois , mais rarement et comme par hasard , les marchands d'antiquités en
ont de précieuses.
Paris n'a pas d'ouvrier supérieui' ]iour la gravure sur pierres dures. On
est aussi très-arriéré ici dans la réj)aration des marbres antiques. L'homme
qui possède la plus belle collection on ce genre est M. Pourlalcs de Neuf-
HEVUE DE PAKIS. 201
chatel. Celui qui est le plus riche en monumens gothiques est M. du Som-
raerard ( hôtel de Cluny).
Le commerce des peintures est assez actif : hommes , femmes , nobles ,
pleliéiens, tout le monde s'en mêle plus ou moins. Un Américain du Nord
a même ouvert à ce trafic son bazar, rue de la Chausse'e-d'Antin , n° 1 1 .
Pendant au moins huit mois de l'année , des ventes de tableaux ont lieu
tous les jours dans la salle des commissaircs-priseurs , place de la Bourse
( autrefois hôtel de Bullion ) , ainsi que dans la salle de la rue de Cléry ,
sans compter une foule d'autres petites ventes qui ont lieu sur tous les
points et dans tous les quartiers de Paris. La dernière exhibition remar-
quable a ctë celle du célèbre facteur d'instrumens Erard.
Ces ventes ne se font pas comme à Londres. On expose les tableaux et
on en distribue le catalogue la veille j l'adjudication est annoncée pour une
heure , mais s'ouvre rarement avant deux heures , à moins que les per-
sonnes chargées de la vente n'aient quelque ami qui leur aient donne' le mot
et qui désire obtenir quelqu'un de ces tableaux à bas prix , avant l'airivée
des amateurs. Il est bien aussi de ne pas s'en rapporter entièrement aux
numéros du catalogue , dans lequel les noms des maîtres sont désignés le
plus souvent de travers , ce qui ne compromet personne.
Les tableaux de plus de trois pieds carrés trouvent rarement des ache-
teurs. Les tableaux de l'école flamande sont encore ceux qui sont le plus
recherchés et le mieux payés. La plupart sont achetés par des Anglais.
La restauration des vieux tableaux est poussée ici à un haut degré de
perfection. Lahaute, qui passe pour le plus adroit restaurateur, se fait
payer fort cher. Fourquet travaille consciencieusement, et ses prix sont
modiques. Vous trouvez souvent chez les marchands de Paris le nom d'un
maître célèbre inscrit au bas d'un tableau. Cela ne prouve rien , sinon
que , comme ceux qui font métier de rogner les ducats , ils attendent les
dupes et les espèrent.
Le marchand de tableaux le plus marquant à Paris est sans contredit
M. Dubois, rue Sainte-Anne, n" 50. Il a rapporté un grand nombre de
tableaux d'Italie, et principalement de Gênes j il connaît bien l'école ita-
lienne. M. Delahaye de Bruxelles , rue des Martyrs , n" 54 , possède éga-
lement une fort jolie collection de tableaux , tant italiens qu'espagnols.
M. Giroux, rue d'Enfer, tient le milieu entre le marchand et l'amateur;
sa collection est petite , mais choisie.
Il serait fort à désirer que les galeries de lalileaiix d'Allemagne , qu'on
'lO'l ftf.VUE DE PARIS.
est loin de pouvoir regarder comme complètes , notamment celles de Ber-
lin, Munich et Dresde, se complétassent maintenant, le moment e'tant on
ne peut plus opportun. Un prince allemand vient de former en peu de
temps, et sans ti'op de frais, une collection que plus d'une résidence se
montrerait à bon droit fière de posse'der. Il ne faudrait pas toutefois vou-
loir des Greuse , des Boucher j la mode les lient à des prix trop éleve's; ni
des tableaux de caliinet flamands : ces derniers sont trop chers.
L'achat des tableaux ne doit se faire ici qu'avec beaucoup de prudence.
On ne saurait s'imaginer de combien de roueries ce trafic est entouré ;
ventes simulées , pour-boire donnés aux officieux qui vous indiquent une
belle collection , etc. II est aussi à remarquer que, dès qu'un connaisseur
se présente dans une vente pour faire quelque achat , on lui force la main ;
et le prix du tableau sur lequel il a fixé son choix est vivement poussé ,
soit par jalousie , soit par concurrence : le Parisien est naturellement imi-
tateur.
Il y a bien ici en ce moment plus de mille tableaux à vendre , parmi
lesquels se trouve une vierge du Corrége supérieurement traitée et fort bien
conservée ; quelques Murillo , plusieurs beaux tableaux de Rubens , quel-
ques-uns de l'école de Rome , beaucoup des écoles espagnole et hollan-
daise , plus encore des écoles vénitienne et milanaise. Mais ceux qui se
rencontrent encore en plus grand nombre sont ceux de l'école flamande.
Du reste , l'exportation n'est pas défendue ici comme en Italie. Il ar-
rive aussi rarement des accidens dans l'emballage et dans l'expédition des
tableaux.
Il y a à Paris beaucoup de personnes qui font des collections de gra-
vures. Les dessins originaux sont ici fort estimés , et néanmoins il n'y a
pas de collection de premier ordre en ce genre , comme on ne pourrait pas
citer non plus aucun portefeuille formé des œuvres d'un seul maître.
Vous le voyez , Théodore , il y a ici tous les élémens des arts ; mais , je
ne sais comment cela se fait , l'ébauche domine , le travail rapide emporte
la palme. L'étude consciencieuse manque.
( Die Avsi.and. )
HISTOIRE
MONARCHIQUE ET CONSTITUTIONXELLE
RÉVOLUTION FRANÇAISE
d'aPRLS DliS DOCUMliNS INKDITS (').
La révolution française est un événement qui a déjà donne' lieu à au-
tant de livres de toute sorte que la guerre de Troie. Peut-être aussi pour-
rait-on dire que notre vieille monarchie e'tait véritablement une autre
Ilion. Elle a eu , comme elle, sa Cassandre , dans la philosophie du dix-
huitième siècle , qui avait le don de pre'dire l'avenir , à la condition de
n'être pas crue; elle a eu son Priam e'gorge', lui aussi , au pied du myrthe
qu'avaient planté ses pères j elle a eu ses fugitifs, emportant leurs dieux
Lares, et embrassant, tout en plem-s, le seuil de la porte Scée ; elle a eu
enfin son Hélène, la Liberté, que le peuple, son Ménélas, alla prendre à
la Bastille, cette antre tour de Pergame. La seule chose qui nous distingue
de Troie, et malheureusement elle n'est pas à notre avantage, c'est que, si
(') Par Eugène Labaiime, lieulenanl-colonel au corps royal d'élat-niajor, tomes 1
cl 11. Chez Aiisdiii cl Trcullel et W'iirtz.
y.04 REVUE DE PARIS.
notre Uion monarchique est à teri'c, si nous foulons aux pieds le champ où
s'élevaient ses murs ; si les bêtes fauves de quatre-vingt-treize ont cache
paisiblement leurs petits sur les tombeaux d'Hector et de Priam , cette
grande destruction ne nous a pas donne' d'Ilinde. Les Grecs rendirent plus
à la Troade qu'ils ne lui avaient ôte' : pour une pauvre cite' de pierre et de
bois, qui eût pe'ri toute seule un jour, de la mort de toutes choses, qui
eût péri comme Thèbes , comme Larisse, comme Pylos, ils lui ont bâti ,
avec la lyre d'Homère, une cite' d'or et de sublime poe'sie qui ne périra
point. Mais aussi, en vérité', ceux qui l'asèrent notre Pergame, vieille de
tant de siècles, n'e'taient ni partis de l'Aulide, ni sortis de la race royale
des Pelasgesj ce n'e'taient pas des Grecs.
Hélas! ni ceux qui nous ont e'crit cette histoire non plus! Quelque épisode
de cette grande lutte qu'ils nous aient chanté , ils ont été rarement aussi
éloquens que leur matière. Les récits heurtés du temps disent quelquefois
mieux et davantage. Chose singulière ! ceux-là même qui paraissaient aimer
le plus la révolution, et qui, en prenant la plume, avaient le plus arrêté dans
leur esprit l'idée de l'exalter et de la montrer jjclle et gloi'ieuse, ou n'ont pas
su quels étaient ses titres réels au respect du monde, ou n'ont pas réussi
à les expliquer et à les prouver. D'un autre côté , d'autres sont venus, an-
nonçant, dès leurs premières paroles, la haine invincible qu'ils lui avaient
vouée, et, comme Gham à son père, ils ont lâchement montré ses nudités.
Les premiers n'ont pas su la louer; les seconds n'ont pas voulu l'excuser j
les uns et les autres ont méconnu sa signification sociale et ignoré sa poé-
sie; ils ont été, pour parler d'elle, peu historiens ou peu artistes.
L'auteur de l'ouvx'age que nous annonçons nous pardonnera de ne pas
dii-e qu'il a été pleinement l'un et l'autre. Il y a de la gloire à moins que
cela, et nous espérons bien que le public lui tiendra compte de la sienne.
M. le lieutenant-colonel Labaume nous paraît avoir rempli des conditions
auxquelles peu encore avaient satisfait ; conditions importantes et essen-
tielles, que nous ferons apprécier bientôt, et qui suffisent pour nous faire
assurer qu'il a commencé la publication d'un très-bon livre. Cependant ,
nous nous faisons personnellement d'une histoire de la révolution française
une idée à laquelle, nous devons le diie, personne encore n'a complète-
ment répondu; ce qui ne signifie point, s;ins doute, que celles qu'on en a
écrites soient mauvaises, mais sculcuicut qu'elles ne répondent pas tout-à-
fail à notre manière de voir, avec la(|ncllc il est tout naturel que nous
jugions.
REVLK m: PARIS. 'iOJ
Le tort gênerai que nous trouvons a la plupart Je ces livres, c'est Je ne
j)oint envisager, en quelque sorte, l'époque de notre révolution comme un
moment de l'iiistoire générale de la France, et de ne point s'attacher à faire
voir comment toutes les grandes lignes tire'es depuis le commencement de
notre nationalité ont e'té, en 1 789, plus ou moins tordues, gauchies ou bri-
sées, n nous semble que l'essentiel e'tait là. Si l'on veut nous permettre une
autre image, il nous semble encore que la monarchie de l'ancien régime
venant se perdre dans la constituante, serait assez rigoureusement figurée
par un vaisseau rempli de passagers, se laissant aller au fil d'un grand
fleuve et se trouvant tout à coup devant une immense cataracte qui en oc-
cuperait toute la largeur. Le pilote louvoie, manœuvre; mais en vain : le
fleuve marche, le vaisseau vogue, il faut s'engloutir. Précipité, le vais-
seau plonge, lutte avec l'e'cume, laisse à la tourmente ses mats et ses
agrès, et il va reparaître au loin , meurtri, méconnaissable, presque dé-
sert. Celui qui ferait l'histoire de ce naufrage ne se bornerait certai-
nement pas à peindre la chute dans l'abîme j il montrerait le vaisseau,
quand il glissait à voiles pleines et stridentes; il compterait les passagers
qui se pressaient à son bord; et, quand il le retrouverait vomi par les va-
gues, il compterait de nouveau les hommes, les mâts, les cordages, pour
savoir ce qui était et ce qui est, ce qui a péri et ce qui est sauvé, ce qu'il
faut pleurer et ce qu'il faut recueillir et étreindi'e; car enfin, le naufrage,
c'est ce qui a disparu.
Il en devrait être de même pour une révolution , qui est une catastrophe
dans l'histoire , comme im naufrage est une catastrophe dans une traver-
sée. Pour la connaître véritablement, cette révolution, pour l'apprécier,
pour la juger, il faudrait savoir quel nombre d'élémens sociaux compo-
saient la civilisation avant sa venue; quel nombre a été englouti, quel
nombre a surnagé. Il faudrait voir , et voir nettement, avant et après, le
peuple qui l'a subie; car, une fois la crise passée et les moyens employés,
les fins apparaissent; et ce sont les fins qui donnent la signification de tout.
Danton comparait un pays révolutionné à du métal qui bout dans la four-
naise; il avait raison : seulement, quand la révolution est accomplie, c'est-
à-dire, quand la fournaise est éteinte, il faut regarder au fond du creuset
ce que le feu a séparé de métal pur du minerai informe et des cendres
grossières.
C'est à ce procédé d'examen, de comparaison appuyée sur les choses qui
précèdent et qui suivent . que nous paraissent avoir manqué jusqu'ici la
206 REVUE DE PARIS.
plupart des histoires qu'on nous a faites de la révolution française. Elles
nous semblent arriver au fait d'une façon trop brusque, et suivre mal à
propos, au pied de la lettre, le précepte du poète, qui veut qu'on entraîne
le spectateur sans ménagement, comme s'il savait d'où il vient, par où il
passe et où il arrive, haud secus ac nota. Elles prennent juste leur ma-
tière aux états-généraux, et commencent, comme dans les contes de fées :
Il y avait une fois un royaume qui fut surpris tout à coup par un embarras
de finances I Mais évidemment, et d'ailleurs l'événement l'a prouvé, il de-
vait y avoir autre chose qu'un embarras de finances j car, lorsque les dé-
putés de la France furent réunis, à peine songèrent-ils aux finances, tant
ils furent assaillis par des questions inconnues et fondamentales. La révolu-
tion était prête à sortir de quatre ou cinq grands faits sociaux, que nous
déduirons tout à l'heure, et non point des nécessités fiscales; la France
était alors comme un canon trop chargé; la finance, qui prit feu, sei-vit
d'amorce; mais le gros de la poudre, qui devait faire éclater la monar-
chie, n'était pas là. Certes, les rois de France s'étaient vus plus nécessi-
teux : Louis XllI mit un jour une lettre à la poste, faute d'avoir de quoi
payer un courrier.
Faute d'avoir aussi posé la main avec fermeté sur les causes radicales
de la révolution, les historiens n'en ont pas suffisamment pénétré les pro-
fondeurs, discerné les masses, suivi les couraus, démêlé les lignes. Ils ont
vu et raconté un certain total, qui n'a division ni temps d'arrêt, et qui s'é-
tend, tout d'un trait et sans prendi-e haleine, du 5 mai 1 789 au 1 8 mai
1 804-, des états-généraux à l'empire. Au 5 mai, la révolution commence ;
au 18 mai, elle finit. Au 5 mai, pourquoi? Au 18 mai, pourquoi? Quel-
les sont les choses historiques et sociales qui meurent ou qui renaissent à
ces époques ! Les historiens ne le disent pas ; ils sont arrivés au 1 8 mai à
travers tant ou tant de volumes, leur révolution est faite; maintenant, à
l'empire !
Aussi, tout ce long récit est-il quelquefois louche, vague, incertain. On
ne peut y prendre les choses que par le milieu, jamais par les extrémités.
Surtout les commcncemens échappent. On va réunir les états-généraux.
Quelle institution était-ce que ces états? en quoi différaient-ils des états de
province? quelles provinces avaient des états? qui avait le droit de les
réunir les uns et les autres? à quelles conditions en faisait-on partie? A
toutes ces questions, qui se lèvent invinciblement dans l'esprit, les histo-
riens ne répondent rien ; ils passant. Le 12 juillet, une commune instn-
REVUE DE PARIS. O.O']
rectionnelle et provisoire s'organise, à Paris, au lieu et place de l'ancienne,
et le dernier pre'vôt des marchands est assassine'. Est-ce qu'il n'est pas
venu à tout le monde l'envie de savoir ce que c'était que l'ancienne com-
mune de Paris? quelles classes elle contenait? comment elle était consti-
tuée? quelles étaient ses fonctions, ses prérogatives, ses agens? jusqu'à
quel point sa vieille organisation fut maintenue ou modifiée dans la com-
mune nouvelle? et quelle différence il y avait entre le prévôt des mar-
chands , qui disparaît le 1 5 , et le maire de Paris , qui se montre le 27 ?
Mais à cela, comme au reste, les historiens se taisent et passent. Le 4 août,
sont abolis les droits féodaux et les dîmes. Quel est celui qui, en présence
d'une mesure si violente et si solennelle, devant laquelle tremblent presque
ceux qui la décrètent, ne désire pas ardemment connaître l'origine histo-
rique de ces droits, leur étendue matérielle, leur diversité hiérarchique,
leur nature légale? Mais les historiens se taisent encore et ils passent. Le
22 décembre, les anciennes provinces sont divisées en départemens, et
leurs franchises administratives, fiscales et judiciaires abolies. Est-il pos-
sible de continuer sa route, sans demander qu'on vous initie à l'organisa-
tion si diverse de ces provinces; à leurs coutumes, qui venaient de tant de
côtés et de si loin; à leur individualité nationale, qui est ainsi, en un seul
jour , foulée aux pieds et brisée? Mais les historiens se taisent toujours et
ils passent.
Et pourquoi donc écrivent-ils? Et si le lecteur n'a appris complètement en
chemin nil'histoiredesétats, nicelledes communes, ni celledesbiens féodaux,
nicelle des dîmes, ni celledesprovinces,nicelledelabourgeoisie,nicelledela
noblesse, ni celle de la royauté, quel sens pourra donc avoir pour lui la
chute de toutes ces clioses, dont il ignore l'origine, la valeur, la significa-
tion sociale? Quelle moralité en tirera-t-il ? Ces choses étaient-elles bon-
nes , étaient-elles mauvaises? Et comment même lui prouverez-vous qu'el-
les ont été révolutionnées , si vous ne vous êtes pas mis à même de lui
dire : elles étaient ainsi autrefois , elles sont ainsi maintenant; car, enfin,
la portée de la révolution est tout entière dans cette raétamorf»hose? Vous
lui avez raconté des disputes parlementaires, des émotions publiques, des
dissensions civiles, des massacres hideux, des lois décrétées au milieu du
timiulte , et vous appelez cela l'histoire de la l'évolution I Mais il nous
semljle que ces choses, qui ne sont pas la révolution, se sont faites seulement
à cause et autour d'elle ; ces hommes ont lutté, quinze ans, de la parole, du
poing et de l'épée, parce que les faits constitutifs de l'ancienne monai'chic
•208 IIEVUE DR PARIS.
étaient altérés; cela plaisait à ceux-ci, déplaisait à ceux-là; d'autres ne
s'entendaient ni sur la conservation ni sur la ruine; et de ce désaccord
naissait le tumulte; mais ce tumulte, que vous avez raconté , accompagnait
la révolution, et n'était point la révolution elle-même.
A notre avis, comme toujours, la révolution a été tout entière dans la
modification plus ou moins radicale survenue aux élémens constitutifs de
l'ancienne société française. Son histoire embrasse donc nécessairement
l'histoire de cette modification. Les élémens qui l'ont subie étaient nom-
breux. Au nomljre des premiers et des plus importans, nous placex'ions :
la royauté, pouvoir supérieur et prépondérant; le catholicisme, pouvoir
propriétaire, seigneurial, administratif et justicier; la noblesse , classe ,
de sa nature, perpétuelle et hiérarchique; la bourgeoisie, corporation cir-
conscrite, émulative et pi-ivilégiée, par rapport au simple peuple ; la pro-
priété religieuse et nobiliaire, élément immobile et conservateur; l'admi-
nistration des provinces, reste et souvenir de l'indépendance primitive de
ces petits royaumes, engloutis peu à peu par le grand. Ces choses de-
bout, c'est l'ancien régime; ces choses croulant, c'est la révolution; ces
choses se reconstituant, après s'être modifiées, c'est la société actuelle. La
révolution, placée entre le passé et le présent des élémens de la nationalité
française , est le rapport qui unit ces deux périodes ; et un rapport , on le
dit en mathématiques, c'est le résultat d'une comparaison. Donc, et nous
revenons toujours à cette thèse, qui est la nôtre et que nous croyons solide,
la connaissance de la révolution doit être tirée de l'appréciation des chan-
gcmens survenus dans les élémens sociaux , et non point des crises et tu-
multes que ces changemens produisirent. Ces tumultes sont si peu la ré-
volution, qu'à la rigueur, et dans des circonstances suffisamment appro-
priées, la société française aurait pu changer de base, c'est-à-dire, la
révolution s'opérer tout-à-fait sans eux, et par des voies pacifiques et ré-
gulières. Il suit de là que les histoires que nous avons, et qui ont princi-
palement ces déchiremens pour base , sont écrites non pas précisément sur
la révolution, mais à côté de la révolution; ce qui était important à dire.
En raison de ce qui précède , nous arrivons à conclure , en résumant
nos aperçus , que le tort essentiel des livres composés sur notre révo-
lution, c'est d'avoir l'air d'ignorer qu'elle se passe en France, et de se
dispenser de montrer les choses fondamentales de notre nationalité qui
se trouvent foulées , dispersées et brisées par la crise même qu'ils ra-
content. Ces livres font ainsi l)caucoup de bruit et fort peu de besogne; ils
REVUE DE PARIS.
log
clourdissent et n'instruisent pas. Faute d'un point d'arrêt solide, choisi
au centre de quelque idée, le spectateur est entraîné par la débâcle, et ne
demeure pas assez maître de son libre arbitre pour penser et pour juger. Il
voit tomber autour de lui de fort grandes et vieilles choses; mais, comme
il n'en sait pas l'histoire , il n'en comprend pas la signification sociale et
n'en saisit pas la moralité. Il suit de là qu'on est sur le sol de ces histoires,
comme sur un sol qui tremble et dont on ignorerait la nature volcanique.
On voit les choses s'émouvoir, s'abîmer, disparaître, et l'amené saisit,
de ce malheur, que le malheur. La cause reste inconnue; et l'on ne sait
s'il faut s'en féliciter ou s'en plaindre, en remercier la Providence , ou en
charger la fatalité.
Cette nécessité, à laquelle nous avons cru, de nous expliquer sur la na-
ture même de la révolution française, afin de porter une opinion motivée
sur les histoires qui en ont été écrites, ne nous a pas éloignés, autant qu'on
pourrait le penser d'abord, de celle que nous annonçons aujourd'hui; car
M. Eugène Labaumc touche à notre idée par deux points, et nous serions
assez disposés à en tirer avantage pour sa justesse. D'abord il a pensé ,
comme nous , qu'il n'était ni possible , ni rationnel d'arriver à la révolution
de prime abord, et de la raconter en la prenant de trop court, sous peine
de se jeter avec le lecteur au milieu de matières inconnues et d'événemens
énigmatiques. Il a traité la France révolutionnaire comme un médecin ha-
bile traite un malade, s'informant, avant tout, de sa constitution naturelle
et normale, et cherchant à découvrir en quel endi'oit laissent trace les pre-
miers symptômes qui trahissent le dépérissement de la santé. M. Labaume
a donc écrit une Introduction ; elle forme le premier volume. C'est un peu
de ce que nous aurions voulu; mais ce n'est pas tout. Pourquoi, par exem-
ple, appeler cela une introduction? C'était bien. Dieu merci, la révolution
elle-même. Elle a consisté , comme nous avons essavé de le faire voir,
dans les modifications apportées à l'ancien régime; et, pour connaître l'an-
cien régime modifié, il est nécessaire de connaître d'abord l'ancien régime
dans sa franche allure. C'est que IM. Labaume paraît avoir eu le malheur
de penser aussi que la révolution française gisait tout entière dans les luttes
qui éclatent dès le 5 mai; et, d'un autre coté, comme il était persuadé, à-
juste titre, que son livre avait indispensablement besoin, pour lui-même,
de l'exposition des choses antérieures, il l'a écrite; mais il a eu la faiblesse
de l'appeler Introduction , tandis que c'était , en réalité , la tète même
de son œuvre.
TOME XIV. SUPPLÉMF.M'. il
•jilO IIEVUR 1)K PARIS.
Toutcfuis , cette introduction n'est pas encore telle que nous l'aurions
souhaitée; c'est de l'histoire générale , et nous aurions voulu sept ou huit
dissertations bien spéciales, bien profondes , sur la nature des sept ou huit
éicmens sociaux qui e'taient en lutte ou en souffrance en 1 789 , et dont la
métamorphose , devenue inévitable , allait constituer la révolution. Nous
ne trouvons donc rien à dire contre ce premier volume , une fois accepte'
tel que son auteur le donne ; il est curieux , rapide , plein de choses inté-
ressantes au dernier point , cueillies et choisies en mille endroits, et qui
prouvent que M. Labaume apporte à son livre une grande conscience et un
très-estimable talent. Mais nous sentons quelque regret à l'accepter tel
quel } nous avons dit les motifs qui nous portaient à désirer autre chose.
Le second côté par lequel la nouvelle histoire touche à notre idée prin-
cipale est exprimée dans son titre. Peut-être aura-t-il paru étrange à quel-
ques-uns. Il semble, en effet, que l'idée d'une iT/ifoire monarchique et
constitutionnelle d'un fait comme la révolution , ait dû amener l'auteur à
violenter la réalité , et l'ait provoqué à introduire sans prétexte la monar-
chie et la constitution au sein de luttes oii la monarehie fut tuée avec la
"uillotine de la loi , et la constitution avec la pique de l'émeute. 11 n'en
est rien néanmoins ; nous en avons acquis la certitude , et voici dans quel
sens le titre veut et doit être entendu. l\r. Labaume pense , et en cela nous
pensons comme lui, qu'à l'aspect d'un grand pays en ruines , il est impos-
sible de ne point se passionner pour un ordre de faits quelconques , et de
ne point donner tort ou raison à la catastrophe , selon que les idées aux-
quelles notre syjnpathie nous attache ont péri ou triomphé. Ceci nous paraît
très-sage et très-juste; l'esprit humain qui assiste à un événement, aspire
à le juger sous toutes ses faces, et il n'en recherche pas avec moins d'ar-
deur la moi'alité, qu'il n'en constate la certitude et n'en expérimente
l'étendue. Or , les faits sociaux qui ont le plus vivement frappé et in-
téressé M. Labaume dans l'histoire de France, ce sont la royauté et la
constitution , c'est-à-dire d'un côté le principe conservateur, et de l'autre
le principe libre. Royauté et constitution , on , en d'autres termes , sta-
bilité et liberté, c'est , aux yeux de M. Labaume, la plus belle formule
de l'idée d'ordre. Encore une fois, nous adhérons pleinement à cette
conviction , et nous pensons qu'elle est de nature à rallier le plus grand
nombre.
La royauté et la constitution , ce sont donc les deux objets de prédilec-
tion , de respect , en quelque sorte de foi , sur lesquels M. Labaume a les
HKYUK I)K l'AUlS, S>. I 1
yeux constamment (i^cs durant tout le cours de son histoire. Quand les
flots de la révolution montent et se soulèvent , il regarde avec anxie'tc' et
douleur le moment où vont être englouties ses chères idées; il les suit en-
core par la pensée, quand elles sont disparues; il les salue quand elles re-
naissent j et la moralité des cvc'neraens politiques dépend tout-à-fait du
plus ou moins de conformité qu'ils ont avec ces deux principes.
La base de ce livre nous semble ainsi parfaitement établie, quant à sa
portée morale, et nous trouvons que c'est beaucoup; car rien n'est diffi-
cile, en parcourant le re'cit des actions humaines, comme de discerner avec
facilite' et promptitude ce qui est bien de ce qui est mal , en le rapportant
à un sentiment c'icvc, noble et solide. Morale et sage d'abord, elle nous a
paru jusqu'ici d'une grande variété et d'une aussi grande exactitude. Les
petits faits s'abattent par nue'es sur les pages, tous choisis, disciplinés et
courant au but. Si les vingt volumes promis, et qui sont , à ce qu'il pa-
raît, à peu près achevés , marchent ainsi , il n'y a pas un lecteur qui ne
les suive.
Sous le rapport de son mérite littéraire , ce livre nous semble peut-être
laisser uu peu à désirer. M. Labaume devrait songer à ce mol de Pniffon ,
qu'il n'y a que les livres bien e'crits qui restent. Le tissu du style nous a
paru quelquefois trop lâche, et ses fils inégalement tendus comme s'il
était l'ouvrage de deux mains. Du reste , si nous sommes si sévères sm-
le côté pratique des idées littéraires de l'auteur, cela doit venir probable-
ment de ce que nous différons d'opinion avec lui sur leur côté théorique.
Personnellement, nous connaissons peu de choses plus inconsistantes que
la prose de Mirabeau ; plus tirées et plus théâtrales , que la peinture de
David; plus traînantes et plus filandreuses , que les vers de Delille. C'est
surtout l'histoire littéraire de la révolution et de l'empire que M. Labaume
devrait écrire d'un point de vue monarchique et constitutionnel ; d'un
point de vue monarchique , c'est-à-dire y rechercher les élémens qui ap-
partiennent aux traditions de l'art européen ; d'un point de vue constitu-
tionnel, c'est-à-dire constater ce que les intelligences y possèdent de spon-
tanéité et de libre arbitre. Tl verrait que rien n'est moins monarchique
ou national que des Grecs et des Romains , comme David et Delille ; et
rien moins cora5<ff«fion«<?/ ou libre , que des esclaves des petits préju-
gés dramatiques du dix-huitième siècle, comme Ducis , Colin-d'Har-
leville et les autres.
A. Cramer de Cassaonac.
14.
« « fl % « I» 0 « <;> « ii » ^' » •;
ANTONIO GASPERONî.
Un soir j'étais entré h Terracine, en cliantant les vers du voyagé
d'Horace sur l'air de la marche de Fra-Diai^olo ; j'avais trouvé
un aubergiste désolé par la famine , comme tons ses confrères des
grandes routes; je lui avais demandé de me servir des contes di^
voleurs en guise de dîner ; sa mémoire était vide comme son hô-
tel garni; il n'avait rien a me conter. Quoi! me dis-je en moi-
même, la sécurité prosaïque est donc acquise a ce territoire! ou
peut donc s'y promener, comme de Paris h Rouen, une bourse a
la main , sans trouver un pistolet qui vous la demande? Fra-Dia-
volo est mort sans postérité! Ainsi s'éteignent les grandes dynas-
ties ! Que deviendront ces pauvres Anglais qui ont jeté aux ban-
dits des marais Pontins plus d'or qu'il n'en faut pour les dessécher?
ces Anglais qui comptent sur les émotions tragiques de la grande
route; qui, dans leur budget du voyage d'Italie, se votent d'avance
le chapitre des arrestations; qui fortifient inie chaise de poste
comme une demi-lune, et braquent des pierriers de brick sur les
créneaux des lanternes? Grâce a notre saint père le pape, les
épouses et les filles des huguenots n'auront plus d'attaques de
nerfs sur la voie Appia ; les dragons pontificaux ont fait l'exor-
cisme a coups de sabre ; les démons de la montagne se sont con-
vertis en temps pascal; dans les défilés de Terracine, minuit est
une heure comme une autre; les douze coups qui sonnent h la
lîK\l.ll-: 1)K PAJÎIS. Ul.)
tiiontie (lu lord ne sont plus rouvertiiie d un drame nocturne.
Voyez donc a quoi en sont réduits maintenant les hommes d'é-
motions! L'autre nuit, le noble lord S***, après un simulacre do
souper a Terracine, a jeté deux de ses piqueurs en avant sur la
route ; il les avait déguisés en bandits d'après les dessins de Robert;
en pleine campagne romaine , le noble Anglais a été arrêté par ses
piqueurs, qui ne savaient juste de la langue italienne que les cinq
mots sacramentels de l'arrestation. Vingt coups de feu a poudre
ont été échangés; malheureusement mie balle, qui s'était glissée
par distraction dramatique dans un pistolet du lord, a traversé la
cuisse d'un piqueur; l'autre, s'effrayant du sérieux inattendu de
l'affaire, s'est jeté a la nage dans un marais Pontin desséché
par le dernier pape ; il s'y serait noyé sans l'intervention d'une
patrouille pontificale qui lui a sauvé la vie pour le fusiller. Le
généreux lord a couru au-devant des dragons pour leur expliquer
la plaisanterie en anglais; le brigadier romain était un Français
de notre ex-garde qui était furieux contre les Anglais , et qui en
cherchait un a manger depuis le camp de Boulogne; après vingt
ans de service pontifical , il avait oublié le français et n'avait pas
appris l'italien. Ne concevant pas qu'un voyageur osât prendre
ciiaudement la défense des bandits qui l'arrêtaient, et entrevoyant
la-dessous quelque chose qui ressemblait à de la complicité,
il a fait garrotter le noble lord , qui lui criait toute la graunnaiie
de Vénéroni avec un accent d'acier anglais. Le piqueur blessé,
le piqueur sauvé des eaux et leur noble maître ont été enfermés
dans une grange sous la garde de deux sentinelles. Au jour, l'An-
glais a écrit a son ambassadeur et au commissaire-général de po-
lice, le cardinal Somaglia. L'ambassadeur était allé voir les fouilles
a la villa Adriani ; c'est le cardinal qui , dans sa bienveillance
pour les citoyens britanniques, a seul arrangé l'affaire a l'amiable :
il s'est contenté d'exiger du lord voyageur un don volontaire des-
tiné a payer la belle statue colossale de saint Paul du sculpteu'-
Torwalsen. Le piqueur a subi l'amputation.
Voila les marais Pontins pacifiés. C'est bien, Passons du roté de
Vitcrbe,
lU-l UEVLl-, DE -l'A lus.
Une idée vous frappe a Vitei'be : un jour de suspeusion de
tiavail , c'est-a-dire tous les jours \i peu près, cinq mille Viterbois
se promènent fièrement, drapés de manteaux séculaires, en atten-
dant qu'il plaise a Notre-Dame de Viterbe de leur envoyer du
[>ain. Le plus grand nombre demande hardiment l'aumône, dès
(ju'il se présente quelqu'un de mine a. la donner : ils sont tous
prosternés devant une baïoque. Le voyageur qui raisonne sur les
périls de la route, d'après la pauvreté du pays, est bien excu-
sable si , en partant de Viterbe , il soigne l'amorce de ses pisto-
lets. D'ailleurs, aux portes de la ville s'élève une montagne célèbre
(|ui cache dans la brume sa forêt formidable semée d'arbres ca-
verneux et de croix sanglantes. Ici point de dragons pontificaux;
la garnison de Viterbe se compose de quatre spectres militaires, et
d'un cardinal absent. Eh bien ! on sort de la ville dans une ber-
line aussi paresseuse qu'une diligence française ; on gravit la monta-
gne bien avant le rayon de l'aube; on passe devant une double fan-
tasmagorie d'arbres tragiquement posés ; on arrive au sommet de
la moiuagne, où les brigands peuvent vous arrêter, sont de com-
plicité avec les nuages, et nul être vivant n'apparaît sur cet antique
cimetière de voyageurs : et l'on arrive sain et sauf a Ronciglione,
après six heures d'innocente promenade sur les domaines de l'Am-
bigu-Comique et de la Gaîté. C'est a faire désespérer du crime !
Un seul instant j'ai élevé quelques doutes sur la moralité ac-
tuelle des V iterbois. C'était au lever du soleil , et sur le vereant
méridional de la montagne. Mes compagnons de "voyage me firent
remarquer, "a droite, dans une éclaircie rocailleuse de la forêt, cinq
hommes armés de fusils ; ils contenq:)laient notre berline avec luie
immobilité méditative de convoitise. A n'envisager que la partie
artistique de cette rencontre, ces hommes posaient admirablement
pour le paysage. C'était comme l'original vivant du tableau des
chasseurs de Salvator Rosa. A ma demande, notre postillon flo-
rentin avait répondu : « Ce sont des chasseurs ; » et sans doute il
disait vrai ; mais ces hommes , partis chasseurs la veille , pouvaient
s'iniproviser bandits le lendemain , dans la forêt de Viterbe , a la
vue iVune berline. Que lisqnaicnl-ils a rliaugri ainsi subitement
UEVUt: OK PAKiS. 'J.lJ
<Je profession? Ils avaient en main les outils du métier ; la solitude
du lieu était une mauvaise conseillère a l'oreille de cinq chasseurs
drapés de haillons et courant après un gibier fabuleux. Honneur
a la probité viterboise! Elle sera désormais proverbiale pour moi.
Ces hommes nous tournèrent le dos, et descendirent par un sentier
rude dans cette plaine oii dorment les eaux mélancoliques du lac
de Vico.
J'étais donc sur le point de quitter l'Italie sans avoir vu face
de brigand ; c'était pour moi une race éteinte , une autre mytho-
logie morte sur la terre des fictions. Il m'était pourtant réservé de
voir le dernier des bandits, comme Cooper a vu le dernier des
Mohicans.
A Civita-Vecchia , nous étions assis "a table d'hôte, et chacun
causait pour tromper son appétit. J'avais demandé vingt fois un
mets quelconque dans tous les idiomes de l'état romain, rien
n'arrivait; je demandai la carte a payer, la carte arriva-, elle ne
mentionnait que le prix. Je payai six pauls le droit d'avoir attendu
mon dîner, la serviette sur les genoux. Le maître de l'auberge me
dit que toutes les provisions avaient été enlevées par quinze fa-
milles anglaises qui envahissaient la maison. Je le priai de me
donner une chambre et un lit: le dernier lit disponible venait
d'être livré a un amiral et a son équipage. «Alors je vais me pro-
mener dans votre ville, dis-je a l'aubergiste : qu'y a-t-il a voir a
Civita-Vecchia? • — Rien du tout, monsieur, a moins que vous
n'obteniez la permission de visiter la citadelle ; la vous verrez le
fameux Antonio Gasneroni, le bandit de Terracine et des marais
Pontins. — Eh! que ne disiez- vous cela plus tôt! A qui faut-il
s'adresser pour celte permission?
— Allez chez votre consul, il vous obtiendra cela. — J'y cours. »
En un instant j'obtins ma carte d'entrée et un officier du pape
pour m' accompagner.
La citadelle de Civita-\ ecchia a été bâtie par Michel- Ange,
qui était ingénieur aussi, parce qu'il était tout; elle est du style
de ses fresques et de ses statues ; elle est signée sur toutes ses
pierres : ce sont des bastions largement assis , puissans a dévorer
•j.lC) lŒVUE LIK f'VKlS.
Ja mer; des murailles de diamant. La citadelle se défend elle-
même; elle n'a ni soldat, ni canons, et n'oppose a ses ennemis que
Kécusson pontifical incrusté sur la porte : cela tient lieu de batte-
ries et de garnison.
Chemin faisant, l'officier qui m'accompagnait me parlait d'An-
tonio Gasperoni et de ses quarante-cinq assassinats. «Il y a de
quoi frémir, monsieur, me disait- il , quand on se trouve en pré-
sence de ce terrible bandit. Il a ravagé pendant dix-sept ans la
campagne romaine. Voici le plus effrayant de ses crimes ; écou-
tez, monsieur :
» Sur la route de Naples , il arrêta la chaise de poste d'un An-
glais qui voyageait avec sa fille ; il prit tout l'or de l'Anglais , ne
lui fit aucun mal, et le laissa partir, mais il retint sa fille en son
pouvoir; c'était une jeune personne extrêmement belle. Gasperoni
l'emporta dans ses montagnes. Le malheureux père, en arrivant
a Rome, mit a prix la tête du brigand. La fierté de Gasperoni se
révolta contre cette prétention aristocratique du lord. Un simple
citoyen anglais mettre a prix la tête d'un chef illustre qui avait
déclaré la guerre aux papes , et livré vingt batailles rangées aux
dragons pontificaux ! C'était une insolence qui blessait l'orgueil du
bri<^and. Un matin, l'Anglais reçut a Rome un coffret a son
adresse; il s'empressa de l'ouvrir; le malheureux père y trouva la
tête de sa fille ! »
A ce dénoîiment je reculai dix pas; j'eus même quelque regret
d'être entré dans la citadelle; le monument de Michel- Ange n'é-
tait plus a mes yeux qu'une ménagerie de tigres. Cependant la cu-
riosité l'emporta sur mes impressions d'horreur, je me fis ouvrir
la terrible porte du bagne.
Une muraille percée de vingt cabanons était a ma gauche; j'a-
vais 'a droite de loigues croisées ouvertes sur une cour ; dans cette
^alerie vingt brigands se promenaient ; ils s'arrêtèrent tout court
a mon entrée. Je ne pus m'empêcher de sourire a l'idée que j'a-
vais ainsi arrêté la bande de Gasperoni . ils me saluèrent pohment,
ce qui me rassura un peu , car je n'étais pas fort a mon aise au
milieu de ces redoutables galériens. Je me hâtai de demander An-
REVUE DE l'AIUS. 2I7
touio Gaspeioiii; toutes les mains me le désignèrent; il était de-
bout et encadré dans la porte de son cabanon. Il ne daigna pas
s'avancer vers moi; il se contenta de me saluer d'un air de bonté
calme. La conversation était difficile a établir sur le pied des mé-
nagemens ; je l'entamai par une question insignifiante, en donnant
à mon organe plus de hardiesse que je n'en avais au cœur. « Eh
bien! Gasperoni, lui dis-je, vous trouvez-vous bien ici?
— On est toujours mal quand on n'est pas libre, me répondit-
il en haussant les épaules. Ce mouvement lui était habituel.
— Vous vous êtes donc laissé prendre par les dragons?...
— Moi ! jamais personne ne m'aurait pris ; je me suis rendu avec
toute ma troupe. Le saint-père m'avait promis la liberté; il ne m'a
donné que la vie : le saint-père a manqué a sa parole. »
L'officier, (mon cicérone, me tira a part dans un angle de la
galerie, et me dit : « Je vais vous expliquer, monsieur, com-
ment tout cela s'est passé. Gasperoni était ennuyé de la vie qu'il
menait depuis quinze ans. Un jour il fut se confesser a un
curé de village et lui fit part de son désir d'abandonner le métier
de bandit. Le prêtre lui promit d'écrire au saint-père pour qu'il
lui fût accordé sa grâce et le droit de rentrer dans la société.
Gasperoni ajouta pour condition expresse de comprendre aussi
ses compagnons dans la faveur demandée pour lui. Les né-
gociations furent donc entamées. Notre gouvernement avait un
grand intérêt a se débarrasser de ces bandits ; ils désolaient la route
de Naples, assassinaient les voyageurs, frappaient des contribu-
tions, commettaient mille excès. On leur envoyait des soldats;
mais les soldats buvaient avec eux, au lieu de se battre. Les pay-
sans prenaient d'ailleurs parti pour les bandits contre les soldats,
parce qu'ils recevaient toujours une petite part du butin pris aux
voyageurs. Les seuls dragons pontificaux n'entendaient pas rail-
lerie ; mais les montagnes servaient d'abri aux brigands contre ces
terribles cavaliers. Aussi on ne balança pas de traiter avec Gaspe-
roni par l'entremise du curé. Voici la décision qui fut rapportée
au chef de bande par son confesseur : Le saint- père accorde la vie
a Gasperoni ; que le pécheur s'empresse de faire acte de sounn"s-
7.1 8 lŒVUE D1-; PAIUS.
^ioii chrétienne, et tout lui sera parJoiiué; mais il faut d'abord
qu'il se constitue prisonnier, avec sa bande, dans la citadelle de
Civita-Veccliia. Le rusé Gasperoni balança long-temps ; le curé
usa de son influence : on dit même qu'il lui promit d'intercéder
plus efficacement et d'obtenir un pardon entier s'il obéissait au
saint-père, et qu'a coup sûr les portes de la prison se rouvriraient
pour lui dès qu'il y serait entré en chrétien respectueux et sou-
mis. Gasperoni , obsédé par le prêtre et toujours plus fatigué de sa
vie criminelle, consentit enfin b se livrer. Ses compagnons, depuis
long-temps habitués k lui obéir, le suivirent gaiement dans sa pri-
son. Depuis quelques années ils attendent leur grâce ; mais je pense
qu'on ne laleuraccorderajamais. D'ailleurs le saint-père a donné ce
qu'il a promis; il s'en tiendra la : ce sont des hommes trop dan-
gereux. »
Je m'avançai de nouveau vers Gasperoni , qui n'avait pas changé
de position. Il ne ressemble nullement aux brigands de nos théâ-
tres des boulevarts. lia une figure douce, des traits forts réguliers
et un sourire aimable et spirituel ; ses cheveux sont noirs et plats,
longs par derrière et noués négligemment avec une ficelle. Il ra-
conte avec bonhomie ; sa phrase est indolente ; il est sobre de
gestes, à l'inverse des Italiens, qui les prodiguent; mais lors-
qu'une question hardie lui arrache une réponse a laquelle il ré-
pugne, alors seulement l'homme supérieur se trahit; son visage se
fait menaçant, son œil orageux, sa lèvre convulsive ; son langage
vif, saccadé, pittoresque : on reconnaît le brigand aux quarante-
cinq assassinats.
«Quel est votre véritable nom? lui dis-je. On m'a dit que
vous vous nommiez Barbone.
■ — -C'est mon surnom dans la montagne; mon nom est Antonio
Gasperoni .
— Vous vous êtes fait une bien grande réputation ; on parle de
vous en Italie connue de Catilina, de Spartacus, et d'autres de
vos conqiatriotes illustres qui avaient déclaré la guerre "a Rome...
(Il sourit et s'inclina modestement.)
— Quel inniif^ (Tasperoni , vous a jeté dans cette profession^
HKVIJK UK l'AlUS. '->- I ()
— Une rixe a Naples.
— Une rixe ! c'est bien peu de chose; c'est un ni;)tif" Ijien léger
pour rompre avec la société.
— Oui; mais dans la rixe je tuai mon ennemi.
— Ah! c'est différent. Combien de temps avez - vous exercé
votre profession?
— Dix-sept ans.
— Avez-vous des blessures?
— Partout.
— Vous vous êtes donc battu bien souvent?
— Oh! bien souvent, oui, bien souvent.
— Avec les soldats du pape?
— Les soldats, non (il fit un geste de pitié) ; avec les dragons.
— On m'a parlé de votre aventure de la cabane des charbon-
niers (un éclair brilla dans ses yeux , et son visage devint sombre).
Pourriez-vous avoir la bonté de me conter cette histoire? Je vous
serai reconnaissant. »
Toute la bande nous entoura pour écouter le terriljle récit de la
bouche de son chef.
« Ils étaient dix -sept, dit Gasperoni; dix -sept, les charbon-
niers: ils m'avaient vendu aux soldats du pape. Moi , je les croyais
mes amis : nous mangions et buvions tranquillement dans leur ca-
bane. Je n'avais point placé de sentinelle : grande faute , mon-
sieur; mais je m'étais toujours dit : Ces charbonniers sont de braves
gens. Vous allez voir. Au milieu de la nuit, j'entends le pas des
soldats ; mon oreille connaissait ce pas d'une lieue. — Trahis! tra-
his! mes camarades! Nous sautons sur nos armes. Les papalins
étaient a vingt pas de la cabane ; nous n'étions qne douze , ils
étaient trente. Nous nous fîmes jour a grands coups de fusil ; j'en
tuai quatre pour ma part; je fus blessé au bras , la : regai^dez la ci-
catrice. Les papalins nous laissèrent passer; ils n'en prirent pas
lui seul des nôtres, ils n'en tuèrent point. Les papalins tirent fort
mal le coup de fusil. S'il y avait eu des dragons, nous étions per-
dus. Ce n'est rien encore : écoutez. Trois jours après, dans la nuit,
'}.).0 l'vKNLi; I)i. PAIUS.
nous descendons de la montagne ; je conduis ma troupe a Ja ca-
bane des charbonniers: ils dormaient, les misérables! Une voix
du dedans crie: — Qui frappe a la porte? — Ouvrez, nous ré-
pondons ; ouvrez a vos amis les soldats. Un charbonnier crie : —
N'ouvrez pas ; c'est Gasperoni! Moi, j'enfonce la porte d'un coup
de crosse de fusil. Nous entrons, l'écume a la bonche; nous mas-
sacrons tout. C'était juste, n'est-ce pas? Il fallait bien tous les
tuer, ces bandits, pour leur trahison! Après, je compte les ca-
davres ; il n'y en avait que quatorze! Je fouille la cabane , je re-
garde partout : rien ; trois s'étaient échappés : moitié de vengeance !
J'avais des pleurs de rage sur les joues. Oh! je les trouverai! je
les trouverai! criai -je a mes camarades. J'aurais couru toute l'I-
talie pour les trouver! Deux ans après, un soir, nous entrâmes
pour boire dans une petite cabane isolée , près de la mer. Nous
étions en connaissance de l'endroit. Il y avait des paysans assis
autour d'une table. J'ai bon œil pour découvrir l'ennemi : j'aper-
çus nos trois charbonniers cachés dans un coin. Ah! que je fus
content! — Les voila enfm! me dis-je. Ici, ici, vous; approchez,
qu'on voie votre visage : vous avez peur? Ils étaient tremblans et
pâles, les trois bandits. — Il y a bien long-temps que je vous
cherche, leur dis-je en riant comme cela. Ils se jetèrent a mes
pieds pour me demander grâce. Je fis un signe à mon homme
d'exécution; il leur tira trois coups de pistolet à bout portant.
Pour moi , je ne verse le sang que dans le combat ; hors du com-
bat, je n'ai jamais tué personne, pas même ces misérables char-
bonniers qui m'avaient vendu. »
Tous les brigands attestèrent le fait d'un signe de tête et de la
main; c'était lui certificat de moralité en pantomime donné a
leur respectable chef,
« On conte pourtant dans le monde bien des choses de vous ,
lui dis-je...
— Oui, oui, je sais, je sais; on vous dira cent fables. . .
— La fille de cet Anglais qui mit votre tête a ])rix,.,
. — Ce n'est pas vrai, dil-il en m'inlerroiupant avec vivacité; je
iTai jamais l'ait tuer des Icmiuos.
KKVLK DE PARIS. 221
— Vous en avez jioiii'taiu niiiené quelquefois dans vos moii-
tai^nes ? »
Cette question le fit soiuire , et il prit la pose d'un fat a bonnes
fortunes qui se tait d'un aii- de réserve, pour laisser a son silence
l'interprétation qu'on voudra bien lui donner.
— Vous devez peut- être regretter cette vie indépendante que
vous avez quittée de votre plein gré. Si le saint-père vous donnait
votre grâce, que feriez-vous de votre liberté -"
— Je serais honnête homme , j'irais a Naples et je travaillerais.
— Cela vous serait difficile , Gasperoni ; vous avez des habi-
tudes...
— Non , non, monsieur, la vie des montagnes m'ennuie. Je l'ai
faite dix-sept ans; j'étais jeune, et la fatigue m'était agréable ;
mais je vieillis , je souffre de mes blessures, j'ai besoin de repos.
— Répondriez-vous de tous vos camarades?
— De tous !
— Est-il ici celui qui était votre homme d'exécution, celui
qui tuait pour votre compte ?
— Oui, le voila ! >
Un serpent glissé dans ma main ne m'aurait pas donné pins
d'effroi. Ce hideux bourreau était juste h ma gauche, et pressait
mon bras de son bras. Tout entier jusque-là aux paroles de Gas-
peroni, je n'avais pas remarqué l'exécuteur de ses hautes-œuvres.
Il ne quitte jamais son maître ; il veille et dort a ses côtés comme
sur la montagne, comme s'il attendait encore au cachot quelque
ordre irrévocable d'exécution. Rien de plus horrible h voir parmi
les êtres ; la stupidité du crime est empreinte sur sa longue, maigre
et pâle figure ; son œil est recouvert de l'épiderme cadavéreux de
l'œil de l'orfraie ; une contraction habituelle de faux sourire court
sur ses joues; mais son regard est glacé de sérieux. Pendant que
je l'examinais , lui considérait avec une attention étrange les bou-
tons de mon habit, comme s'il n'avait pu se lasser de les compter
lentement. «Comment t'appelles-tu?» lui dis-je pour le distraire
de son singulier examen. Il resta courbé; son regard ne prit pas
la peine de remonter au mien , ses lèvres ne parurent pas se des-
•}•)'). Ri:VUK l)F, l'AniS.
serrer, sa poitrine raiique répondit : Géronimo. — C'est donc toi ,
lui dis-je , qui étais le bourreau? — Oui , monsieur (toujours l'œil
sur mes boutons). — Et en as- tu beaucoup tué, Géronimo? —
Eh, oui ! toutes les fois qu'on m'a dit : Tue ! (amazza). — Je te
défie bien d'obtenir ta grâce du saint-père, toi! »
Un bruyant éclat de rire de toute la bande accueillit ma ré-
flexion. Géronimo fit un signe d'insouciance, et poursuivit le
compte des boutons de mon habit.
Je m'adressai a la compagnie. «Il paraît, leur dis-je, que vous
êtes fort gais, et que vous ne maigrissez pas en prison? »
Un bandit, qui avait un ventre énorme, chose rare chez les ban-
dits, me répondit que le saint-père les nourrissait fort bien. «Nous
mangeons du poisson, de la viande, de bons légumes , me dit-il ,
de tout ce que nous voulons ; nous avons cbacun par jour une
paie de deux pauls (22 sous).
— Mais vous êtes plus heureux ici que la moitié de l'Italie,
que tous les mendians des états romains! Comment! on vous
donne deux pauls par jour !
— Oui, monsieur, me répondit Gasperoni, c'est une bonne
politique du gouvernement. Ceux qui font notre métier ou qui le
feront savent qu'en se constituant prisonniers ils mangent bien ,
dorment dans de bons lits et sont bien payés ; on ne trouve pas tou-
jours cela dans la vie des montagnes. Cela peut engager a se livrer
quand on est dégoiité de courir sur les grandes routes. Et puis il
y a les gratifications des voyageurs.
— Allons, je suis charmé que vous soyez tous heureux. «
Mon guide me confirma tout ce qui venait de m'être dit sur la
générosité du pape.
Avant de sortir de ce repaire, j'examinai long-temps et en dé-
tail la bande de Gasperoni. Il n'y a pas une figure a peindre, le
chef et son bourreau exceptés; ils ont des faces si bourgeoises, si
prosaïques, qu'on les prendrait pour des honnêtes gens victimes
d'une méprise de police. J'ignore s'ils ont jamais porté le costume
pittoresque que les artistes donnent aux bandits napolitains; leur
vêtement de bagne est celui des ouvriers italiens ; les pantalons
REVU F. DF. PARIS. 'XÏ,i
gris, les vestes brunes, les bas bleus, détruisent tonte la poésie
de leur profession. Ils n'avaient aucune de ces poses pittoresques
qu'on admire dans les lithographies; ils contemplaient sans la
moindre expression de souvenir le ciel lumineux, l'atmosphère
romaine, le doux soleil de printemps qui dorait les arcades, et
se glissait, comme un ami de la montagne , sons la voûte du ca-
banon. La mer , qui chantait au pied de la citadelle, ne les jetait
pas en rêverie; ils paraissaient indifféi'ens a tout, mais sans
abattement, sans émotion visible d'espoir ou de désespoir; ils
fumaient, le sourire sur les lèvres, les bias croisés, le front épa-
noui. Telle est la bande qui a désolé quinze ans les marais Pon-
tins, qui a fait trembler les soldats du pape, livré bataille aux
dragons, et dépouillé tant de riches Anglais, ces éternels contri-
buables de la voie Appienne. Probablement ils mourront dans la
citadelle, en attendant leur grâce, et avec eux s'éteindra la der-
nière des bandes. Nous verrons bien encore quelques cas isolés
de maraudeurs entre Viterbe et Ronciglione, entre Rome et Ter-
racine, mais plus d'agglomération organisée de bandits , ayant chef,
uniforme et drapeau. C'est un bonheur pour l'humanité vovageuse,
un malheur pour les artistes. La campagne de Rome sans les ban-
dits, c'est le désert de Syrie sans caravanes. Ainsi partout meurt
la pauvre poésie, étouffée par la morale et la civilisation. L'Orient
nous restait encore; hélas! voila que les Turcs s'habillent de re-
dingotes bleues : le fade Bavarois recueille l'héritage de Périclès :
et le Sultan porte des bottes a l'écuyère et se coiffe d'un castor fin
de Paris.
MUa
CHRONIQUE.
M. Dupuytren est mort. C'était un de ces hommes qui ont le bonhcir
de résumer dans leur nom ou une science , ou un art , ou un gouvernement,
La chirurgie , c'était M. Dupuytren. Demandez-le à ces savans qui se sont
re'unis autour de sa tombe , à ces élèves qui se trouvaient toujours moins
actifs, moins exacts , moins ardens que leur maître , à tous ces malades
de l'admirable hôpital oii il a laissé tant de souvenirs , à tous ces malades
du monde qui ont dû la vie à la promptitude; , à la sublime intelligence de
ses soins.
Agé de cinquante-six ans , M. Dupuytren a succombé à une pleurésie.
Il y a deux ans , une attaque d'apoplexie était venue le frapper: des se-
cours donnés à temps l'arrachèrent à une mort immédiate; mais la ma-
ladie laissa sur son visage des traces de décomposition. Les muscles de sa
bouche péniblement contractés, son œil terni , sa difficulté à parler . affli-
geaient ses amis. Avant ce premier avertissement de la mort , M. Dupuy-
tren était beau , actif, plein de mouvement et de chaleur; sa brillante cli-
nique attirait sur ses pas une foule d'élèves et de médecins, qui ne se las-
saient jamais d'admirer ce diagnostic prompt et sûr , et cette exécution
non moinsprompte, non moins assurée. Passionné poiu- la science, amoureux
d'un art où tant d'autres ne trouvent que dégoût et découragement , il con-
sacrait sa vie entière aux malades de l'Hôtel-Dieu , son domaine , son
royaume. Un des plus beaux éloges qu'on puisse faire de ce savant illustre,
c'est que pendant l'hiver , à six heures du matin , pendant l'été à cinq
heures, il n'a jamais manqué un seul jour d'être à son poste: souvent ,
quand le souvenir d'une opération faite le matin le poursuivait jusque
dans les travaux de la ville , il revenait interroger le malade de l'hôpital,
lire dans ses yeux, lui apporter des soulagemens , des secours, des vins
fortifîans, le recommander lui-même aux infirmiers.
Mous 110 citons pas ces laits comme dos actes d'hiiinanilc. 11 serait niais
de cioiie (jii'iin médecin éprouve par tant d'horribles spectacles puisse être
allendi'i par les souffrances de malades cpi'il ne connaît pas. La sensibilité
est chose assez commune; mais ce cpii est rare, malheureusement pour
la science , pour les arts , c'est cette conscience du devoir , ce besoin de
cc'leljrite, qui ont fait de M. Dupuytren le premier chirurgien du monde.
Spirituel et poli dans toutes les l'elations sociales , M. Dupuytren
s'honorait des plus illustres amitic's. S:i conversation était piquante, inci-
sive, le son de sa voix doux et agréable ; et cependant un préjuge fort sin-
gulier a fait passer M. Dupuytren pour un praticien brusque et intraitable.
Voyez le beau malheur I Un homme qui a tant de membres à couper n'a
qu'une chose à vous dire : « Monsieur, voulez- vous ou ne vouiez -vous
pas vous faire couper la jambe ? Je vous donne cinq minutes pour relle'-
chir. » D'autres attendent. M. Dupuytren a fait des cures merveilleuses.
Qui ne voudrait être brutalise' au prix d'une gue'rison?
Le style d'e'pitaphe s'est déjà empare' du nom du chirurgien. Laissant
à d'autres un travail ne'crologique , nous avons voulu rappeler seulement
ce qu'était l'homme ; les formes et les habitudes de cette chronique ne
permettant d'ailleurs aucune énuraération de ses traités et ouvrages scien-
tifiques.
— Le bal de M. Dupin avait rassemblé un nombre suffisant d'avocats ,
d'huissiers , de gardes de commerce et de députés tiers-parti ; les femmes
de ces messieurs resplendissaient de parures de topaze , de faux camées ,
d'améthistes et de niccolos. Beaucoup de robes en châlis et en cachemire
français , des fleurs de la rue Saint-Denis , des coiffures en coques , com-
plétaient ce bel ensemble de toilettes de bazoche. On a consommé beau-
coup de quarts de glace j des petits clercs se sont grisés avec de l'orgeat ,
et M. Etienne a perdu 4- francs aux dominos , pendant que l'orchestre exé-
cutait des quadrilles composés sur des airs du Rossignol.
— THEATRE FRANÇAIS. — CHATTERTON. — On a prétendu qu'il était
impossible de représenter avec succès un poète au théâtre ; que les lueurs
d'inspiration dont il est éclairé rejetaient dans l'ombre tous les personnages
qui l'approchent j on citait plusieurs faits , et un fait récent, le lord By-
uoTV de M. Ancelot. A l'appui du raisonnement contraire, on peut à pré-
sent apporter aussi un fait, Chatterton. S'il fallait absolument préciser
de quelle école relève le drame de M. Alfred de Vigny, de quelles théo-
ries il est l'application , quelle voie il ouvre , quelles imitations il va
provoquer, à l'instant même on pourrait déclarer que ce drame n'appar-
TOMF. XIV. FiîvRinR. j5
•_>•}.() KEVUE I)K PAIUS.
tient à aucune école, qu'il n'applique aucunes théories, n'ouvre aucune
voie, et n'aura pas d'imitateurs. Simple et sûr dans sa marche , il n'a pas
besoin de ressorts surnaturels pour atteindre une conclusion; écrit dans un
style beau pour tous et pour tous les temps , il n'est pas place dans une
juridiction spéciale et temporaire; individuel, propre à M. de Vigny,
par la conception et par la nature des développemens , il ne doit éveiller
chez personne \m stérile désir d'imitation , et même la pensée et la forme
sont ici tellement dépendantes l'une de l'autre, qu'elles ont dû apparaître
toutes deux à la fois à M. de Vigny; et quand vous avez vu le drame de
Chatterton , après avoir lu l'épisode de Stello , vous pouvez, dire que
l'auteur avait bien plutôt réduit les proportions de son récit, qu'il n'a de-
puis été forcé de le paraphraser; ce complément qu'il a reçu dans les
transformations de la scène , vous le désiriez , vous le deviniez. Aussi ar-
rivc-t-il là ce qui est inouï , c'est qu'un drame fait avec un livre ne dé-
truit pas les impressions reçues, et qu'au contraire, les nouvelles im-
pressions ravivent les premières. Cependant le récit du docteur suffît à
remplir quelques pages ; mais chaque mot porte si bien coup, que personne
n'a été désappointé en écoutant ce récit traduit en pièce de théâtre , et re-
cevant un développement que la pensée de chaque lecteur avait exécuté
par anticipation.
Que le rideau se lève et vous découvre cet intérieur anglais , avec son
aisance confortable, cette famille riche de son travail, de son économie et
de ses beaux cnfans, petites créatures qui viennent placer les boucles co-
quettes de leurs blonds cheveux sous les doigts de leur mère, vous recon-
naissez Kitty Bell, la pâtissière, qui nourrissait de ses petits gâteaux le
poète Chatterton, non parce qu'il était poète, mais parce qu'il était jeune
et malheureux. Que son mari fasse entendre, d'une pièce voisine, sa voix
rude et commerciale, vous saisissez d'un coup d'œil la nuance de ce mé-
nage. Une femme aimante , sensible , contemplative , attachée à un époux
brusque, avide, et simplement honnête homme : c'est une vie d'angoisses et
de luttes , un combat perpétuel entre la délicatesse de l'un et la rudesse
de l'autre; on est bien vite initié aux subterfuges qu'emploie l'ingénieuse
humanité de Kitty, pour dérober aux regards de mnsler Bell les miettes
dont s'alimente le pauvre diable. Ces ruses pieuses , qui prennent pour
point de départ la charité , et arrivent à cette conclusion fatale , l'amour ,
elles sont ignorées du fier et noble Chatterton, qui, dans son illusion de
poète de dix-huit ans, croit vraiment que le travail de ses veilles sera
assez rétribué , pour lui gagner cette mince subsistance, pour payer sa
chambre humide; mais le vieux quaker, qui remplace ici le docteur noir,
n'a pas l'esprit tellement simplifié par les pratiques de sa secte, qu'il ne
puisse lire une grande )iassiou dans ce (pir se passe autour de lui; il ras-
«F.VLK DE PARIS. îl'^.^
stinljle toutes ses forces , toute son autorité de vieillard, pour détourner un
si grand malheur.
Ingénieux à troubler les tcte-à-tète , à empêcher les rencontres de Chat-
terton et de Kitty, il est bientôt force de quitter ce rôle , entro|iris dans
(ui but de pacification impossible. Le poète est tout à coup découvert dans
sa solitude par déjeunes lords, ses camarades d'université. Leur ton railleur,
leurs plaisanteries avinées, leur familiarité insultante, ont trouble sa
tète rêveuse, de'truit sa félicite' d'isolement et les joies de sa misère. Il
ne faut rien de ])lus que cette frivole circonstance pour conseiller à Chatter-
ton la fuite... et le suicide. Ici l'humanité' entraîne le quaker hors des li-
mites de l'honnêteté'. « Vous ne mourrez pas seul : une femme jeune , ver-
u tueuse, mourra aussi... Kitty Bell vous aime. » Maigre' le prix d'une
pareille re'vêlation , Chatterton paraît attriste de voir qu'un lien le relient
à la vie. 11 n'apprend pas l'amour de Kitty avec ces transports qui agitent
un heureux du monde. L'ini'ortune' I il semble demander à cette femme de
quel droit elle s'est venue placer entre la mort et lui.
Alors, puisqu'il faut vivre , eh bien! il acceptera la protection du lord-
maire , dont la bonté n'a jamais ete' soUicite'e en vain ; il attendra sa visite ,
car le lord-maire promet de venir lui-même. L'entrée de ce haut fonction-
naire , l'ëclat qui l'entoure, la puissance de son nom et de ses actes , jet-
tent un rayon de joie sur tous les visages de la maison. Master Bell est stu-
pidement eliloui par la richesse des livre'es qui suivent lord Beckford. Le
vieux quaker espère ; Kitty , tremblante , fait aux émotions qui l'as-
siègent une diversion maternelle; elle embrasse ses enfans : la mère donne
à ses fils un baiser d'amante. Rien n'est rapide, senti , naturel , comme
l'expression de ces divers sentimens. Mais Chatterton ! seul il est calme ,
indiflërent , pâle devant le lord -maire , froid sous l'influence de cet astre
de la cite'. Ici commence une des pins belles scènes du théâtre : comique
par les interpellations du magistrat, terrible par les réponses du poète et
par les arrière- pensées de chagrin et de mort qu'elle fait pressentir. La
bonhomie insultante du lord-maire, ses poignantes exhortations, son dé-
dain paternel , viennent précisément choquer toutes les saillies du caractère
de Chatterton , l'orgueil , la persévérance , la conscience du talent.
« Jeune homme , vous faites des vers ; eh I eh I c'est de votre âge , mon
» beau garçon : cela plaît aux jolies femmes ; mais , voyez-vous , moi , je
» suis franc et je vous parle en père : quand même ils seraient très-beaux,
» à quoi bon? je vous le demande , à quoi bon? Un bon Anglais qui veut
» être utile à son pays doit prendre une carrière qui le mette dans une
» ligne honnête et profitable. Voyons, enfant, répondez-moi. Quelle
» idée vous faites-vous de nos devoirs? » Et Chatterton répond par une
lumineuse et éclatante comparaison, qui traduit en langage poétique l'ap-
I).a8 REVUE DE PAHIS.
prcciution la plus judicieuse des foimcs gouvernementales. — Relisez
Stkf.lo.
Après cet interrogatoire comme en fait subir à son fils un père ignorant,
dans les loisirs des vacances, lord Beckford sort content de lui , enchante' de
ses façons populaires et cordiales , et va rejoindre à table une bande de
jeunes chasseurs qui i-e'pandent du vin sur leurs habits rouges.
Chatterton remarque à peine que la protection du lord-maire s'est éten-
duejusqu'à lui. Les premières pensées qu'il exhale quand il est seul , ex-
priment le dégoût pour la vie , son me'pris pour les hommes , ses regrets
de poète me'connu; mais enfin , puisqu'il le faut , il la subira , cette protec-
tion. Quelle est-elle? Il lit ces papiers que lui a laisse's son protecteur :
le premier qui s'offre à sa vue, c'est un journal qui le dénigre , qui le de'-
chire , qui met en lambeaux et jette aux vents tous ses travaux pénible-
ment amasse's pendant des jours sans pain et des nuits sans sommeil ; on
l'accuse, lui Chatterton, d'avoir dépouillé un poète, de s'être pare' de
ses vers , comme un voleur de grand chemin prend à sa victime son ar-
gent et son passe-port ! Malheureux ! ne va pas plus loin : tu n'es que ca-
lomnie. Mais il faut que tu sois insulte en face , il faut que tu meures de
désespoir , de faim , d'humiliation ; que tu meures comme Gilbert : lis donc
ce que te réserve la protection du premier magistrat de la cité , il te nomme
premier valet de chambre dans sa maison , à lui lord-maire. Maintenant ,
bois les soixante grains d'opium que tu possèdes (pour le malheureux ,
il y a toujours du poison, jamais de pain) , et meurs.
Mais Kitty a deviné cette résolution ; elle a surpris Chatterton envoyant
dans les flammes du brasier les lambeaux d'un poème qu'il déchire avec
une froide rage ; elle lit l'invasion de la mort sur ce visage déjà contracté ,
sur ces lèvres qui prononcent en frémissant : — Je vous aime, Kitty î —
Ah ! vous voulez donc mourir , puisque vous osezwe le dire ! Chatterton
monte péniblement l'escalier et va mourir dans sa chambre.
Le pied de Kitty heurte la fiole vide qui a roulé sur le plancher : plus
de doute. Elle appelle : le quaker arrive. — Kittv, crie la voix sonore ,
rude et pleine de master Bell. Kitty tombe morte sur sa chaise : — Vous
ne mourrez pas seul , avait dit le quaker à Chatterton.
Il ne faut pas demander à ce drame les élémens d'action qui consti-
tuent une œuvre de théâtre faite dans les conditions ordinaires. Heureux
de pouvoir s'en passer , il ne renferme pas , comme dit spirituellement le
préambule du docteur noir, la moindi'e complication de jiersonnages
nouant leurs intérêts tout le long d'une petite ficelle entortillée que dénoue
proprement le dernier chapitre ou le cinquième acte. Aussi point de ces
coups inattendus, de ces effets de scène qui vivent de mouvement et se
colorent (les prestiges de ranangement ; le sujet est sinq>le , transparent.
RKVUK DK l'AîllS. Ot'J.C)
ne demande pas mieux que de laisser deviner sa terrible péripétie. Vous
pressentez que Chatterton mourra : eh ]jicn I l'auteur ne fera rien pour
vous susciter un doute, vous donner une espérance; mais cette certitude
que vous avez ne vous fatigue pas , vous la pre'fe'rcz même à ces comljinai-
sons qui constituent ce qu'on appelle l'intérêt : elle vous met plus à l'aise
pour suivre cette horrible étude du suicide raisonné. Une fois dans la con-
fidence de Chatterton , quand vous avez assisté à une de ces nuits de
veilles où il se frappe le cerveau pour en tirer des idées qu'attend le li-
braire , où , abandonné de tous , assis sur un grabat mince et enfoncé , les
épaules abritées par une couverture (car les autres ont un lit pour dor-
mir, et lui il a un lit pour travailler), il accuse d'infertilité sa tête malade
et plombée par le brouillard , alors vous dites : Chatterton , meurs I tu as
raison .
Dans la rigueur du mot drame, qui veut dire action , l'œuvre de M. de
"Vigny ne serait pas un drame; que ce soit alors une belle méditation enri-
chie de tableaux pieux et chastes , de peintures fraîches , de détails intimes
et suaves , féconde en révélations douloureuses. Appro])riée pourtant aux
besoins de la scène , elle a revêtu cette facilité de dialogue , cette tournure
prompte et vive auxquelles le public est peu habitué , et qui soutiennent son
attention. Il faut dire encore que peu d'ouvrages ont été représentés avec
plus de talent et d'ensemble. M™" Dorval fait ressortir le rôle de Kitty
par cette diction parfois si heureusement inspirée , parfois si heureusement
simple. Dans tout le dernier acte , qui renferme les plus grandes beau-
tés, elle a été d'autant plus sublime dans l'élan de sa passion qu'elle en
avait plus artistement dissimulé les symptômes. Le talent de Geffroy de-
vient plus vrai à mesure qu'il a plus d'occasions de se montrer varié. L'Am-
bitieux et CnAïT£KTO>f l'ont placé tiès-haut ; Joanny est un assez bon-
homme de quaker, et Guiaud un industriel fort tolérable. Qui ne voudrait
être le père de ces deux charmans enfans qui voltigent comme deux anges
autour de leui mère Kitty?
Le Chatterton de M. de Vigny aura, nous l'espérons, une longue
suite de représentations ; il s'agit ici d'une étude littéraire faite en con-
science , et à ce titre nous examinerons prochainement plus en détail sa
valeur et sa portée comme œuvre d'art.
THEATRE DES VARIETES. AU CLAIR DE LA LUNE, OU LES AMOURS
DU SOIR. — IMM, Varin, Desvergers et Lubize ont fait comme le réver-
bère de la chanson de Désaugiers , ils comptent ti'op sur la lune , et l'obs-
curité qui règne dans ce vaudeville de leur façon ne permet pas toujours
d'ensuivre l'intrigue. H faut convenir pourtant qu'on distingue à merveille
2.jO uf.vuk or paris.
la façon dont le galant Blondeau est jeté par la fenêtre d'un hôtel , et que
rien n'est plus risible que cet acte de brutalité commis par un mari jaloux.
Personne , au reste , ne méritait mieux que Blondeau ce traitement , assez
inusité', par bonheur. Après avoir abusé de la jeunesse de la mercière Thë-
mire, femme violente, calcinée par les p-issions, telle enfin que M"*" Flore
sait nous les représenter, le volage Blondeau veut échapper à des liens de-
venus odieux, et vient chercher un refuge dans la chambre de son ami
Rémon, employé, comme lui, dans un ministère. Or, il n'y a pas de
repos possible pour Blondeau ; il est réclamé par son beau-père futur ,
M. Baget , et par la féroce Thémire, qui veut faire manquer son mariage;
mais le libertin surnuméraire ne perd pas la tête quand il s'agit de galan-
terie , et , à la place de son ami Rémon , il vole à un rendez-vous qu'in-
diquait une baronne logée sur le boulevart. Cette lettre a été écrite par le
mari de la baronne ; mais la femme adultère a eu le temps de prévenir
Rémon, par une seconde lettre, qu'il court risque de tomber dans un
piège. Blondeau , croyant à une bonne fortune , court sur le boulevart
comme un chat de gouttière , rencontrant Thémire , la mercière , qui ne
veut plus le lâcher; puis son beau-père futur arrêté par la garde, et qui
veut se faire réclamer par lui. Il échappe enfin à tous ces fâcheux; et,
voyant une lumière placée derrière le rideau de la baronne , signal con-
venu , il s'élance dans l'hôtel, où il reçoit une volée atroce, et se fait ,
exactement , à la lettre , en propres termes , jeter par la fenêtre. Son corps
vient rebondir sur le pavé; il n'a fallu pour cela que les soupçons
du mari et l'aide de deux domestiques. Pendant cette galante expédition ,
Rémon a rencontré nuitamment M"" Baget , égarée dans les rues, séparée
de son père, qui , arz'êté au spectacle par la garde municipale, a perdu
du même coup sa canne et sa fille. Il résulte de tant d'épisodes accomplis
au clair de la lune, que M^'" Baget est recueillie par Rémon, passe la
nuit dans sa chambre, et l'épouse. Quant à Blondeau, il est tellement aba-
sourdi par les réclamations de Thémire, qu'il consent à devenir son mari,
pour voir sans doute si cela ne vaut pas mieux que d'être son amant. On
ne saurait dire quel est le plus comique , dans cette pièce , de Cazot ou de
sa canne. Cazot est charmant dans ce rôle de vieux provincial , à tête
chaude , malencontreux , qui se fait de mauvaises querelles , que la garde
arrête, qui perd tout, son mouchoir et sa bourse, sa fille et sa canne ,
cette canne qu'il aime plus cpie sa fille, puisqu'il demande des nouvelles
de l'une avant de s'inquiéter de l'autre I Cette canne n'est pourtant qu'un
jonc , mais l'adoration de Cazot la rend comique ; et quand sa fille , sortie
toute seule du spectacle, après la mise au violon de son père , se promène
dans les rues, cette canne à la main , on conçoit que l'aimable enfant a re-
cueilli dévotement ce fétiche paternel pour le lui rendre intact, persuadée
•{u'iinc maladie de laugueur lui enlèverait M. Baget, sun père, s'il était
condamne à passer sans canne les derniers jours de sa vie.
— La prochaine livraison des Études philosophiques de M. de Balxac
doit contenir une œuvre d'une haute importance , dont le titre a déjà sou-
levé' la curiosité de quelques administrateurs. En effet , les Aventures ad-
ministratives offrent une liistoire vraie qui met à nu les passions ignobles
et les intérêts mesquins qui entravent , en France , la réalisation des idées
les plus importantes. Le fait est encore viA^ant dans celle de nos admi-
nistrations oit devrait se rencontrer le plus de bonne foi , où sont beau-
coup de gens à talent , et où néanmoins des intrigues pleines de petitesses
arrêtent l'essor des idées les plus utiles.
— Code des Codes , par- Î\DI. Crêmieux et Balson. ^ oici im ouvrage
d'une grande importance et qui a dû exiger à la fois beaucoup de patience
et de savoir. C'est la codification de toutes nos lois ; ce n'est pas seule-
ment une codification qui re'unisse sous un même titre , dans un même
cadre , toutes les lois qui traitent des mêmes matières , ce qui serait déjà
d'une grande utilité ; c'est une codification raisonne'e , méditée , qui éla-
gue toutes les lois A'irtuellement ou formellement abrogées par des lois pos-
térieures.
Cette publication, rédigée par MM. Crémieux et Balson , avec la colla-
boration des hommes les plus distingués des chambres , du barreau et de
l'administration , doit fixer l'attention publique d'une manière particu-
lière j c'est un travail précieux pour les juriconsultes , utile à tous.
— M. Michaud , aux soins duquel on doit la grande Biographie um-
VERSELLE , le pi US couiplct ouvi'age qui existe dans ce genre , poursuit tou-
jours avec le même zèle cette belle publication. Le tome LMF vient de
paraître à sa librairie. Parmi les articles qui le composent , on distingue
les suivans : Bergasse, Boissy-d'Anglas , par M. Villenave: Bervic ,
par M. Artaud; Beschi, par M. Klaproth; Bonati , par I\L deProny;
BoisjOLLv , Berry , par M. du Rozoir ; Beurnoville , Billaud-Varen-
WES, par M. Michaud; Bertholet , Bolivar, par M. Parisot; etc.,
— Le même éditeur continue les publications des IMemoires secrets
TIRÉS des papiers d'un HOMME d'etat , attribués généralement à un cé-
lèbre diplomate allemand , et dans lesquelles se trouvent des documens
d'une haute importance. Le neuvième volume vient de paraître.
i;evue 1)K pai'js. '>.3->
— M. Pillot, éditeur d'une belle édition deBuffon et de Laccpède, pu-
!)lic en ce moment, pour faire suite à ces deux ouvrages , une Histoi ri-
naturelle DES Insectes , par MM. Audouin et Brulle'. Cette pu])lication,
pour laquelle l'e'diteur n'a rien ne'glige' , se recommande à toutes les per-
sonnes qui s'occupent d'entomologie , ainsi qu'aux souscripteurs de Buffon.
— Une publication qu'on annonce comme fort curieuse va paraître
dans quelques jours chez le libraire Renducl j c'est celle des Mémoires et
de la Correspondance du général Dumouriez. Ses manuscrits autogra-
phes sont en la possession de l'e'diteur chez qui l'on peut en prendre con-
naissance.
— Depuis quelques années , la littérature allemande s'est propagée en
France avec rapidité; aussi , une librairie spéciale pour les ouvrages écrits
en cette langue était-elle devenue indispensable à Paris. Nous signalons
celle de MM. Heideloff et Campé , rue Vivienne , où l'on trouve un assor-
timent complet de tous les classiques allemands , anciens et modernes , les
publications nouvelles de l'Allemagne et du Noi'd , les dictionnaires ,
grammaires , ouvrages de linguistique , etc. , etc.
— Les Mémoires de la dlxhessi; d'Aeiuntls étiient depuis long
temps épuisés; l'éditeur, M. Marne, vient de les réimprimer; la nou-
velle édition , quoique aussi complète que la précédente , ne se composera
que de douze volumes.
— M. Ch. Cauchois vient de publier , chez l'éditeur Dumont , I'An-
nuaire CHRONOLOGIQUE DE 1854-, coiitenanljrhistorique dc tous les cvé-
neincns de celte année.
Bulletin cF Annonces de la Revue de
PRIX : 75 C. LA LIGNE.
15 février 1835£^
M. CHARPENTIER , rue de Seine, n» 34 , ett seul chargé de la direction des annonces. Il (se ch^rae d'ei^i^r
dans les 24 heures, toutes les demandes qui lui seront adressées des départemens , lorsqu'elles Wont^-^iOKMPn^
d'une remise sur Paris. Affranchir. \> •y*''*^^^"^»^^
CODE DES COD
M-À*
4" Le code constitutionnel;
2" Le code civil, avec les lois qui s'y rattachent;
.H" Le code de pbocedure civile , avec le tarif, etc.,
4» Le code de commerce , avec la loi nouvelle des
faillites, elc;
5» Les codes d'instruction criminelle et pénal ;
avec les lois qui s'y réfèrent , et qui en sont les an-
nexes, et un traité du système pénitentiaire ;
6» Le code des eaux et forets, contenant les traités
du régime des eaux de toute espèce et du régime
forestier;
7' LE CODE MUNICIPAL ET RURAL, OU traité de la légis-
CONTENANT
lation des communes et des itablissemens publics
qui leur sont assimiles , sous le rapport des per-
sonnes et des propriétés ;
8" Le code MILITAIRE, renfermant tontes les lois d'ad-
ministration et de juridiction relatives aux armées
de terre et de mer. le droit maritime et lei prises
9° Le CODE ADMINISTRATIF, divisé en code de l'admini-
stralion publique et CoJe du contentieux adminis-
tratif;
1 0" Le CODE DES FINANCES OU DES REVENUS PUBLICS ■
H" Le CODE INTERNATIONAL : '
12» LE CODE OU RECUEIL DES FORMULES"
Avec des Notes, Analyses, Commentaires, tirés soit des débats parlementaires , soit de la jurisprudence soit de la doc
Irinedes auteurs, et tous lesdéveloppemens nécessaires pour rendre faciles a tous les citoyens
l'interprétation et l'application des lois.
CHAQUE MATIÈRE PRÉCÉDÉE D'LN EXPOSÉ DES PRINCIPES ET DE L'HTSTORIOIJE DE I A T ÉrT«î
LATION, ET SUIVIE DES FORMULES D'ACTES QUI Y CORRESPONDENT : '^
Par m. GRÉMIEUX,
Avocat aax Conseils du Roi et à la Cour de cassation ;
Et m. BALSON,
Avocat à la Cour royale de Paris.
AVEC LE CONCOURS ET LA COLLABORATION DE
MM. HENNEQUIN, avocat, député;
^P.^'^.^.?^',*"''*"^"' ^" procureur-général, député
MACAREL, conseiller d'état;
MAUGUIN, avocat, député;
MM. ODILON-BARROT , avocat , député;
LE DUC DE RASSANO , pair de France , ancien
ministre ;
BERRYER, avocat, député;
BLOND EAU, doyen de la Faculté de Droit de Paris;
CHASLES, maire de Chartres, député;
CORMEMN(DE),dépufe;
DELANEUVILLE, infendant militaire ;
DUPIN Jeune, bâtonnier de l'ordre desavocats à la
cour royale de Paris ;
DU^TRGIER , avocat , auteur de la Colketion
complète des Lois.
GERANDO (DE;, conseiller d'état , professeur de
droit adminislralif à la Faculté de Droit de Paris ,
Le Code des Codes seradiviséen douze parties distinctes,
ou Codes particuliers de chaque matière.
Chaque Code sera précédé d'un exposé général du sys-
tème de la législation.
Chaque titre ou livre du Code sera également précédé
d'un exposé des principes.
Ces ar'icles de docirine seront rédigés et signés par les
honorables collaborateurs qui vealent bien prêter leur
conconn à cette publication. Les articles de chaque loi
•erontexpliqnés et coœmentés nar des notes et renvois qui
épargneront des recherches laborieuses , indiqueront net-
tement le but et le véritable sens de la loi , et résoudront
les difficultéi que son interprétation fait naître. Indépen-
damment des tables des sommaires, une table alphabé-
tique et analytique terminera chaque Code. Enfin l'ensem-
PLAN DE L'OUVRAGE
MILLOT, ancien élève de l'Ecole Polytechnique ;
PAGES (DE l'arie'ge) ;
PARQUIN, avocat, ancien bâtonnier;
ROYER-COLLARD , professeur de droit des cens
^la Faculté de Droit de Paris;
SAUZET, avocat, député;
TESTE, avocat, député;
YATISMÉNIL (DE), avocat, ancien ministre;
VIVIEN, conseiller d'état, député.
bie sera complété par une table générale e» raisoonée des
matières. Les formules seront indiquées par des renvois et
formeront une partie séparée pour ne pas jeter la confu
sion dans le système de l'ouvrage.
Tel est le plan que nous avons arrêté. iVoits ne voulons
pas produire un corps de doctriiies scientifiques, nous
voulons fonder un ouvrage populaire.
Puisse notre travail donner les fruits que nous en atten-
dons! Dans un siècle ou l'éducation du peuple doit tenir
un? si grande place, la pensée de mettre la connaissance
des lois à la portée de tous les citoyens sera , nous en avons
I espoir, universellement ipprouvée. Noos aurons ouvert
la route; plus lard, d'autres feront sans doute mieux que
nous; les premiers , nous applaudirons de grand cœur à
leur succès, puisqu'il devra tourner à l'avantage du pays'
AD. CRÉMIEUX. V. BÂLSON.
CONDITIONS DE LA SOUSCRIPTION.
«„7« ^?^â^ •°^^- ^^o^« "^'■^ P"**''^ en trois volumes très-grand in-8°, à colonnes, sur beau papier, et paraît à
parUr du lOjanrin- 1835 , par livraison d'une feuille chaque semaine. l^-rai», a
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trois volumes, aux pnx snivans: wiici^uuu aes
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.nnniimlT 'vraisous dcpassait celui que nous indiquons , les Souscripteurs recevraient gratis les livraison»
SoZÏÏfvrrPc'^'' '^••fP^'-t'"«.° des livraisons sur chacun des douze Codes n'ayant été faiteV d'une maSre
iSSSi^âïin^^l7^Tri^'^'r '^ «'^""«'•^'«nt P«^ à l'ouvrage entier, paieront 30 centimes chaque livraisoS
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■■ Cette Pâte guérit les rliumes , catarrlies , toux , coqueluches , asthmes , enrouemens et autres maladies de la poi-
trine. Ne contenant point d'opium, son usage n'apporle aucun lroul)le dans les fonctions digestives. Ce rare
avantage d'être constamraeut efficace et de ne nuire jamais, lui a valu la préférence des médecins les plus distingués.
Dernièrement encore on vient de constater, par des expériences comparatives laites dans les hûpitaui de Paris, la
SUPÉRIORITÉ MANIFESTE DE LA PATE DE RÉONAULD AINE SUr tOUS ICS autrCS peClOraUX.
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Bac. t!); Touche, faub. Poissonnière, 20; Toutain, rue Saint-André-des-Arts , 52; aux pyramides, rue Saint-
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Appartient à MM. DEBAUVEetGALLATS. anciens
pharmaciens, rue des Saints-Pères. 'lf>. — On ne peut
donc espérer trouver que chez eux ces ChocoLits pré-
parés d'après les formules qui ont été l'objet des rccom-
mandatioQs des médecins. ( Voir la Gazelle de Santé ,
i" décembre 1806, t-^' décembre t «09, i" février t«l3,
5 septembre 1829. ) i
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portant le cacht't (Cl- drssiisi et la >li;n.itiin' ries fermiers de vtcliy.
Eltcsexclleiit l'appétU. lailllli'nt la dieestlon et iM-wriillsent les
alerturs de l'estomac Leur ettlcac tl«- est aussi reconnue «onlre la
pierre et la gravelie. ( Voir rinslnutlon qui acompagne la txtlle.)
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Aeflrlilc. 3 Bile 30
Dœmmeiiingcn in Dcul?clilan<l. 43
Ueber Zu^aInlIlpnëetzang dcr
DoppeUvrertcr 4
Politische raslenprciligten 2
Hcibslblumlne i ]^d^ i2
Mars mid Phœbus I 5o
Hespciu-,oder45 Iluu.l.'postlJiîe,
eineLebensbcEcbicibunj. 4 T.
in-8 24
On vend scparéinenl :
(v.
l.ebcn des Qiiintus Fi^ilcin. 8. 12
Dcr Koniot, oder Xikolau- Mar-
graf; cinelomi-cbeGe-cliiclae
3Tl.k' in-S 22
Tiati. 4 Bde mit cintm komi-
sc'.ien Anhaiige,in2 Bdrlicn8. ?.8
FieibeitsbiKhIciii 2
Muséum 2
Sclina.2Thle 8
Kleine Bucbervchau. 2 Bde 12
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Uebcr das Immergriin unferer
Gefùble t 5o
DrKatzciibei-seif Badcreire 3B. 18
Die iinsicblbare Loge 2 Bde... i4
I ev.nna. 3 Thle iG
blumen und Dnrn^tiibe in der
Heiia'.bs- und Elieslands-Ge-
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LE COMTE DE BAGNERES.
II. BRUXELLES.
Les idées les plus tristes suivirent Olivier dans son voyage. Ce voyage
«'e'tait-il pas un exil? Sa mère lui avait dit de partir, avec une voix pleine
de larmes j Olivier l'avait embrasse'e en homme blesse' au cœur qui de's-
espère des autres , de lui-même , de l'avenir. 11 arrivait dans une ville où
il n'avait pas d'ami j une ville de masques où personne n'a sa figure , où
la socie'te' se barricade chez elle , tant elle a peur des nouveau - venus î II
allait voir un pays auquel il n'avait jamais songé , des gens dont il ignorait
la vie*, et qui se trouvaient également ignorer la sienne. Sa mère ne lui
avait donné qu'une seule lettre de recommandation , une lettre écrite dans
le trouble de ses idées ; mais une lettre de mère, n'est-ce pas ce quelque chose
de sublime qui reste souvent incompris ? Quand la mère d'Olivier avait
reconduit son fils à la voiture , elle avait pourtant au front quelques-uns
de ces rayons divins qui ne tombent que sur les anges. Elle semblait tran-
quille et résignée à cet amer sacrifice. Les femmes ont de ces courages
sublimes qui nous font rougir I
11 faut avoir monté , joyeux ou triste , le marchepied d'une diligence ,
pour comprendre les romans d'angoisse ou de bonheur que les esprits les
plus indifférens poursuivent en route. Les objets et les sites les plus pitto-
resques parviendraient difficilement à les disti'aire. La route que parcourait
Olivier par un mois assez rigoureux d'hiver n'était guère fertile en acci-
dens ou en coquetteries de paysage. Ce fut donc avec un œil presque éteint
TOME XIV. FÉVRIER. 16
>.u
REVUE DE PARIS.
Wi
'slSSi'
([lie le jeune homme observa ces tristes vallées de givre, ces terrains se-
més de rigoles tristement gonflées par les pluies. Bien avant Lille et Cam-
brai , il reconnut pourtant avec un certain amour de peintre les clochetons
en échiquier, et les églises aux lourds bourrelets d'ardoise. Quelques tons
de verdure fins et tristes , quelques saules mutilés , et de longues avant-
gai'des de moulins aux larges ailes, les unes ployécs au repos comme les
voiles d'un navire , d'autres animées et sifflantes ; puis encore quelques
chariots fort bas à quatre roues , et s'annonçant dans les bourgs par le
bruit de leurs chaînettes j des circonvallations et des fossés de place forte j
tout ce monotone coup d'œil ne pouvait offrir au jeune homme qu'un plus
long sujet de méditations et d'ennui. Il se prenait alors à regretter sa vie
parisienne , quelque triste et pâle qu'elle eût été. Il songeait à cet avenir
perdu , à sa mère , son unique joie de famille et de bonheur. Dans cette
granae capitale qu'il délaissait , Olivier ne regrettait aucun amour; il n'a-
vait laissé à Paris d'autre femme triste que sa mère. Pour être aimé des
femmes , il faut arriver chez elles la joie au front , et des phrases roses sur
les lèvres. Or la tristesse d'Olivier, sa sauvagerie , et le poids du chagrin
iiitime qu'il portait, cette stricte probité de cœur, et cette insouciance de
réputation qui allait chez lui jusqu'au dédain , n'étaient pas de nature à
l'avancer près des femmes. Les femmes comprennent rarement ces carac-
tères , ces missions décolorées dans ce grand siècle de bruit. Se relever au
milieu de ceux qui rampent , aspirer les fraîches brises , marcher pur et le
front haut , n'être sali par aucun contact d'ambition , passer sans flétris-
sure et sans croix d'honneur à sa boutonnière , dormir libre de pen-
sées d'envie , de pensées basses et mauvaises , se contempler enfin soi-même
comme la prairie qui se mire dans l'eau avec son luxe de sève et de fleurs,
c'est là une vie intime et noble , mais c'est une vie d'honnête homme qui
joue son jeu sans s'inquiéter de la galerie , une vie que respectent les aga-
ceries des femmes et la faveur des ministres. Olivier, ayant vécu de cette
vie-là , avait donc encouru l'oubli.
Au premier coup d'œil , l'aspect de la ville où il entrait lui sembla en
harmonie avec sa tristesse. Dans cette ville , les monumens eux-mêmes
avaient une teinte de brouillard et de fumée. A compter le nombre des
lanternes de gaz , à voir les tabagies , les rues sombres et montucuses , il
se crut d'abord dans quelque quartier de Londres. Comme il arrive après
une forte crise, il se laissa aller bien vite, et à son insu , à ce retentisse-
ment de voix et de carrefours. Eu vérité, pour un homme qui parcoiu't la
REVTJE DH PARIS. a35
Flandre , Bruxelles est un singulier début. C'est une ville anglo-française
au milieu de ce riche pays flamand , de ce pays si beau que ses peintures
s'y épanouissent comme des roses! Olivier, dont les rêves d'artiste avaient
deviné ces gais villages aux grandes pelouses , aux maisons peintes ainsi
qu'un jouet d'enfant, maisons dont les portes vertes rayonnent au soleil
avec leurs marteaux de cuivra et leurs grandes dalles lavées , se trouva
bien triste de n'avoir rien vu de ces choses avant Bruxelles. Cette nature
heureuse et grasse, opulente et pauvre à la fois , l'eût réjoui. L'impres-
sion des objets extérieurs agit souvent avec tant de force sur la pensée
qu'elle l'endort et la maîtrise. Olivier n'éprouva point cet effet ; il se sen-
tit chagrin à la seule vue de Bruxelles. Bruxelles lui semblait une contre-
épreuve de Paris. Supposez en effet un homme doué de la vue bizarre que
Joseph Delorme a donnée à son héros des rayons jaunes , puis amenez-le
par la main jusque dans Bruxelles : tous les oljjets se réfléchiront cette lois
à sa prunelle avec la même teinte , de manière à rendre ce conte fantas-
tique une vérité. Partout l'uniformité d'un reflet et d'une couleur unique,
partout les rayons jaunes de ce grand centre nommé Paris. La contrefa-
çon de la librairie , contre laquelle on a tonné tant de fois , est la
plus mince des contrefaçons. La contrefaçon de la douane et des places
fortes vous attend à la frontière; celle de l'armée, de la garde nationale
des deux chambres , de la croix d'honneur et des arlîrcs de la liberté à
l'intérieur de la ville. La Seine elle-même, cette rivière huileuse dont
Paris est si fier , donne son nom dans Bruxelles à un petit ruisseau qui
s'écrit Senne. La contrefaçon de la vie anglaise nommée confortalde est
une mode. Olivier ne s'en plaignit donc pas , malgré les poêles , le thé et
l'horrible charbon de terre. La contrefaçon de la langue française lui sem-
bla plus curieuse. Il vit des ministres qui dans la même phrase se disaient
sais-tu et sai>ez-vous; plénipotentiaires charmans qui ne donnaient pas
après tout de plus affreux crocs-en-jambe à la langue que ceux de notre
chambre des députés. Il les entendit se harceler mesquinement à la tribune
pour quelques dépenses bouffonnes , telles que les florins de poste de
M. Lehon , et des comptes de frais de courrier qui feraient rougir la mes-
quinerie d'un maire de banlieue. Il trouva partout des sociétés d'agricul-
ture et de beaux-arts , des sociétés de jjienfaisance pour les provinces et une
société d'Apollon qui avait M. le bourgmestre de Bruxelles pour président
honoraire. Il était disposé à applaudir à la découverte de ces philantropiques
institutions, quand il se souvint de l'inutilité de celles de Paris, nommées con-
iO.
>.:](]
REVUE DE PAKIS.
»JÏ/
servatoircs, instituts^ académies. A peine arrive', il rcti'ouvaitle monde pari-
sien qu'il fuyait. Napoléon et Mayeux en plâtre le poursuivaient sous la vitre
grasse des boutiques. Le monument belge de'die' aux martyrs de septembre n'e'-
tait guère plus avance que celui dédie' aux marf^^^ de juillet par le préfet de
Paris. On lui fit voir la rue Vivienne dans la Montagne de la cour; il se
demandait , au noml^re des journaux épars dans les cafc's , s'il n'était pas à
Tortoni. La bière de Louvain et le faro, les estaminets et les tables d'hôtes
ne lui promettaient que des jouissances matérielles , une vie de commis-
marcliand. Qu'allait-il faire , pauvre peintre , au milieu de ce monde si
gourmet et si positif? Comment et sous quel nom s'annoncer dans cette ville
où des gens déhontés changent leurs noms , sans doute afin de mettre leurs
spéculations et leurs personnes h l'abri? Olivierpressentait déjà la défiance
de cette société nouvelle qu'il allait voir , cette société dont l'ennemi le plus
naturel est Vélranger. Son mince bagage d'artiste lui causait autant de
honte que la malle d'un banqueroutier. II lui semblait maintenant qu'il
était pauvre , que chacun devait lui demander compte de sa vie. Olivier
résolut de mettre à profit son talent pour la peinture. Il se souvint fort à
propos de la lettre de recommandation que lui avait donnée sa mère ; sans
doute elle allait lui donner accès dans quelque bonne maison. Olivier fut
très-surpris de lire sur l'adresse : yi M. Vanderhoék , grainier du roi.
M. Vanderhoèk habitait la place de l'Hôtel-de-Ville. Le jeune homme
ressentit une véritable ivresse d'artiste en traversant ce magnifique marché.
C'était par un jour de jn-illant soleil; les maisons à sculptures dorées, dont
on retrouve encore aujourd'hui des traces dans tant de villes flamandes , foi--
maient la draperie élégante de cette grande place, où tomba, le 1 '^' juin 1 568,
la tête de l'ami de d'Egmont, la tête du comte de Homes. Les ornemens bi-
zarres de ces toits en escalier, les vitres innombrables, les balA)ns aux médail-
lons sales et empâtés , la grâce des lignes et le fini des détails , tout enfin
conserve encore à cette grande place l'empreinte de la fantaisie espagnole.
La ville une fois endormie et la lune haute à l'horizon , ces blanches mai-
sons s'entourent d'ombres colossales; ces ])âtimens et ces murs géans , aux
mille fenêtres semées en gouttières sur leurs toits d'ardoise , se Aoilent
de tristesse et de souvenirs. Olivier remercia le hasard du choix de ce
grand quartier, où le bruit seul devait l'empêcher d'être reconnu. Là,
personne sans doute ne s'inquiéterait de sa vie et de ce qu'il venait cher-
cher dans ce misérable pays d'aventuriers. Peut-être d'ailleurs se répan-
drait-il quelque charme imprévu sur son existence uniforme et triste... Il
REVUE DE PARIS. ^3^
sourit amèrement à cette pense'e; car il e'tait de ceux chez qui le malheur
tue les croyances : il avait trop nouvellement souffert pour espérer I
En côtoyant les hautes murailles de cette grande place , son œil s'arrêta ,
comme par instinct, sur une enseigne peinte qui représentait le bœuf Apis.
Ce bœuf Apis , fruit de l'imagination flamande de quelque artiste en orne-
mens du pays , était enveloppe d'un immense collier de graines vertes et
rouges, sur lesquelles il semblait marcher , au milieu d'un parterre de ja-
cinthes de Hollande et de tulipes. C'était l'enseigne de ce bon M. Vander-
hoëk, marchand grainicr de Sa Majesté'. Un parfum très -prononce' d'hor-
ticulture s'échappait de la porte proprette de celte maison , à laquelle on
montait par trois degrés de pierre , semés de sacs et d'arbustes. Le com-
merce de M. Vanderhoëk s'annonçait au dehors par une foule de graines
empaquetées , de giroflées en caisse et d'autres fleurs d'agrément , que le
passant distinguait à travers les losanges de la croisée. On lisait sur ces
sacs mille étiquettes différentes , étalées avec faste pour la plus grande ten-
tation du botaniste , avec des noms inintelligibles , pour la plupart , à ce-
lui qui ne s'est point égaré sous les ombrages studieux du Jardin des
Plantes. Cétalfntle rhododeJidrum pontique , Vhjsope bicolor, le némo-
phyle phacéolides , Vononis ou bugrane natrix , V ornilhogale d' Amé-
rique et Vorohe à pétales jaunes. Il est vrai de dire qu'à peine entré
dans l'établissement de M. Vanderhoëk , le désir d'étudier cette science cé-
dait au mal de tète le plus invincible. Les tubéreuses et les violettes vous
donnaient un véritable vertige. Le gros personnage coiffé d'une casquette
de loutre, qui présidait alors à ce comptoir , n'en reçut pas moins Olivier
avec cette dignité grotesque qui est le synonyme de la bêtise : il leva ses
lunettes vertes sur son front , et brossa son toupet de ses deux mains , en
homme qui sait ce qu'il vaut. Quand le jeune honmie lui remit la lettre,
il se redressa comme une cupidonne bleue sur sa tige, avec une coquetterie
orgueilleuse , cherchant à rassembler quelques phrases semi-belges et semi-
françaises , auxquelles sa prononciation flamande donnait un cachet de nou-
veauté pour Olivier.
a Cela est vrai , jeune homme, j'ai connu madame votre mère, une bien
brave femme ; c'était la fleur de l'une de nos bonnes maisons de Malines ,
savez-vous? une giroflée grecque pour la beauté. Elle est veuve , je crois?
Oh ! ca, c'est vrai , elle était bien jolie I
— Veuve , dit Olivier en regardant son interlocuteur d'un air triste. Ce
seul mot lui avait rappelé la douloureuse image de sa mère.
9.38 REVUE DE PARIS.
— C'est bien; Catlierine et moi nous aurons grand soin de vous. Ca-
tiierine , qui est occupée à jouer de la musique en haut, va avoir fini
tout de suite. Vous attendrez bien un peu? Nos chambres ne sont pas aussi
grandes que celles de madame votre mère , ça je ne peux pas vous don-
ner. Le duc de chose, le duc de attendez : comment il s'appelle
donc ? dit le bonhomme en se grattant le front , y a logé. La bonne ma-
dame que ca faisait , madame votre mère ! Elle a passé , du temps des
émigrés , chez ma défunte , jusqu'à l'heure où M. Dumont , votre père , l'a
mariée. Attendez : comment ce qu'il était donc , monsieur votre père ?
Un des plus beaux farceurs qu'elle ait jamais vus , disait encore ma dé-
funte , M™" Vanderhoëk. Ah ça , mais vous êtes pâle comme une digitale
blanche... Est-ce que vous ne vous chauffez pas un peu?
Le grainier prit en sifflant des pincettes d'acier , avec lesquelles il attisa
son feu de houille. Gela fait , il proposa au jeune homme un verre de
lambik et un reste de fromage de Hollande. Olivier refusa modestement.
— Concois-tu , jeune homme , dit l'honnête grainier , la bouche pleine
(il em])loyait, d'après les us du pays, le toi et le vous dans la même
phrase sans aucune distinction) , concevez-vous que l'on puisse chas-
ser un peuple qui a de si bon fromage? C'est pourtant là le fruit des ré-
volutions. Ils pillent chaque jour depuis votre glorieuse sans compter
qu'ils n'ont rien fait en faveur des arbres à fruit... Aimez-vous la botanique?
— J'avoue mon ignorance, dit Olivier. Votre boutique me donnerait
presque envie de l'appreuflre.
— Et vous feriez bien. Nous avons un comte français qui s'en occupe
beaucoup , un bien aimable homme , qui nous fait souvent l'honneur de
nous visiter. Est-ce que vous le connaissez ? C'est le comte de Bagnères.
Ce nom m'est étranger , dit le jeune homme.
La conversation fut interrompue en ce moment par l'arrivée de Cathe-
sine. M''*^ Catherine Vanderhoëk salua son hôte nouveau d'un air assuré.
C'était une fort belle fdlc de dix - neuf ans , parf;iitement blonde et pâle
comme toutes les Flamandes. Elle avait la coiffure la plus haute et la plus
ridicule qui se pût imaginer. Le grainier sourit en voyant sa fille ha-
billée ce jour-là comme pour une procession. En parcourant du regard sa
robe à larges raies bleues , son petit corsage bombé , ses souliers hauts cl
SCS manches à mitaines de velours , l'honnête M. Vanderhoëk s'applaudit
de ce trésor de fdle, sa charmante enfant, son enfant unique I Catherine
avait les joues délicatement arrondies. Elle rachetait par la grâce de sa
UEVUE DE PARIS. .{Sq
personne le défaut d'une taille un peu trop forte. Ce qui manquait à celle
physionomie de jeune fdie , c'était l'animation ; elle avait l'air indolent
d'une femme de harem. Chez Catherine, ce n'était pas calcul , mais
plutôt engourdissement. Sans doute que la jeune fille végétait dans cette
boutiquej l'air manquait à cette fleur. Rien que dans cette simple
entrevue, l'instinct parisien d'Olivier découvrit dans la jeune fdlc le
germe de toutes les coquetteries féminines , le besoin de plaire , le désii'
de briser sa chaîne. Il lui parut impossible que Catherine ne dépérit
pas au milieu des amaryllis. Le grainier examina lui-même et avec
l'attention scrupuleuse d'un maître de cérémonies chaque ruban et chaque
boucle de sa fille. Il l'encourageait de son petit œil gris , allumé comme
un charbon.
— Allons , Catherine , songe que je vais , à quatre heures , au jardin bo-
tanique, ïu recevras V étranger, pendant ce temps, avec gentillesse : c'est
moi, ton papa, principal membre de la société d'horticulture et grainier du
roi , qui le veux. Je vous salue , monsieur- Olivier j il y a aujourd'hui grande
séance, et je ne peux pas rester. Catherine, donne-moi mes boucles d'ar-
gent et ma canne.
Le grainier , qui n'avait pas encore renoncé aux vieux usages, sortit
donc, vêtu d'un large frac brun , dans les poches duquel il eût pu faire
tenir deux rhododendrum. Olivier ne douta pas que la recommandation
faite par- le père Vanderhoëk à sa fille , au sujet de ï étranger , ne le con-
cernât. Il prit un tabouret et s'assit respectueusement devant le comptoir,
où Catherine , la jeune fille , trônait en reine. D'abord il ne lui dit rien ,
d'après le principe de tous les héros de roman , qui s'adressent à la cor-
niche et à la voûte. Il suivit de l'œil les longues traverses du plafond , les
casiers remplis d'herbes et les assortimens d'ognons en fleurs. Catherine
brodait au tour pendant ce temps , et Olivier frappait en mesiu-e du bout
des doigts le ventre en plâtre d'un gTOS petit homme peinturluré de cou-
leurs tranchantes , comme tous les dieux lares qui se trouvent sur les
comptoirs de Bruxelles. De temps à autre il jetait un regard furtif à Ca-
therine , comme pour s'assurer de sa bonne foitune , à laquelle il ne pou-
vait croire , tant ce deTsut charmant l'intimidait. Pour Olivier , cette na-
ture assoupie de jeune fille eut bien vite un irrésistible attrait : elle était
conforme à ses sympathies d'organisation et de souffrance. Voilà une pauvre
fille bien ennuyée, se dit-ilj mais jepaniendrai peut-êtrcà m'en faire aimer.
Alors je serai joyeux . et elle ne sexa plus triste. 31a mère m'a souvent dit
24o REVUE DE PARIS.
que les mariages étaient écrits dans le ciel. Cela serait drôle si j'épousais la
fille de ce M. Vanderhoëk I
Le champ des rêves est vaste à vingt-cinq ans. Olivier s'épuisait donc
en illusions d'amour. De son côté , la fille du grainicr , en entamant une
conversation timide avec le jeune homme, en lui répondant d'un air distrait
et gêné , cherchait peut-être à se dissimuler l'impression exercée sur elle
par cette rencontre. Olivier devait trancher du premier coup sur la teinte
monotone de sa vie de jeune fille. Bien qu'il fût dépouillé de sa fortune,
Olivier avait encore dans sa mise un parfum d'élégance et de suavité char-
mante. Son habit de voyage consistait dans une veste de velours noir qui
lui donnait l'air d'un chasseur anglais • ses guêtres en cuir d'Espagne, son
fouet de chasse et sa petite toque complétaient cet ajustement digne du
crayon d'Halkins. Le jeune homme regardait encore Catherine , quand un
équipage elnanla les dalles de la boutique , et , à sa grande surprise , Oli-
vier en vit descendre un homme escorté de deux domestiques. Catherine
se leva et s'en fut elle-même sur le pas de la salle , comme pour recevoir
plus dignement cette visite. L'étranger , d'un air galant , la reconduisit
jusqu'au comptoir.
Olivier, comme malgré lui , éprouva un frémissement de jalousie
L'homme qui venait d'entrer avec fracas dans cette boutique avait fait sen-
sation dans le quartier. Peut-être était-on en droit de s'étonner en voyant
une si magnifique voiture à la porte du giainier du roi ; car , malgré son
titre, les mœurs de M. Vanderhoëk étaient fort simples. Il n'avait jamais
reçu ni ministre ni grand seigneur. Le coupé du personnage était attelé do
deux grands ('hevaux bais sanguins , qui laissaient battre avec orgueil sur
leur poitrail des martingales chargées de cuiATe. Aux yeux de la foule,
cet équipage devait être sublime; mais aux regards exercés d'un Parisien
tel qu'Olivier , le mauvais goiït et l'éclat du faste le rendaient presque ri-
dicule. Des compas d'argent plaqué formaient les cerceaux de la voiture;
les panneaux étaient couverts d'un écusson aussi riche et aussi large que
relui de certains fiacres de Paris. Le mélange des couleurs rendait cet
écusson tellement confus qu'il devenait impossible à un généalogiste d'ex-
pliquer l'arbre héraldique de ce blason , surmonté d'une lai-ge couronne
de comte. Depuis 1850 , le grainicr n'était pas en grand parfum à la cour
pour ses opinions : on le soupçonnait d'être orangistc. Les commentaires
ne manquaient donc pas sur cette belle visite.
Olivier ne s'inquiétait en rien de ces bruits du dcliors , mais il considé-
KEVUE UE PAllIS. 'IJ^l
rait le nouveau-venu avec une attention dont il ne pouvait se rendre
compte. Le pauvre Olivier se trouvait presque honteux du sentiment se-
cret de sa misère devant ce brillant monsieur. Ce personnage , après quel-
ques propos de fade galanterie adresses à Catherine , s'e'tait moellcusement
enfonce' dans le arand fauteuil à oreillères de l'excellent INI. Vanderlioèk ,
en parcourant avec son binocle d'or le catalogue de fleurs et de plantes d'a-
grément, qui se trouvait sur le comptoir du grainier. C'était un homme
gras comme im chanoine , pour me servir de l'expression consacrée , l'œil
limpide et bleu, les mains potelées et bordées de manchettes d'un blanc
parfait. Sa chair n'était aucunement plissée , mais fraîche , délicate , une
chair d'Anglais. Il n'avait au front aucune de ces rides qui font présager
la souffrance , les chagrins intimes et voilés. La quantité de bijoux et de
bagues qu'il portait, lui donnait peut-être l'air d'un marchand de chaînes,
mais l'ordre de la légion-d'honneur passé en losange à sa seconde bouton-
nière , annonçait plutôt un fonctionnaire public ou un général retiré. Il
parlait très-haut et avec une grande volubilité. Sa valeur intrinsèque per-
çait dans l'assurance de son maintien j de temps à autre , et comme par
habitude , il faisait tinter les pièces d'or contenues dans son gousset. La
pureté de son jabot ne le disputait qu'à la grâce anglaise de son frac , un
frac noir, ample et large de basques, comme ceux qu'affectionnait M. Can-
ning. Il avait au moins trois gilets apposés avec méthode les uns sur les
autres, de manière à former un véritable arc-en-ciel avec leurs couleurs. Ce
qui complétait ce singulier homme , c'était un parfum de locutions pari-
siennes de l'ancien régime dont il embaumait ses phrases, avec la coquetterie
surannée d'un marquis de la Comédie-Fi'ançaise, qui se baibouille le nez
de tabac.
Le jour baissait quand ce personnage entra. En vérité et du premier
coup , il formait un énergique contiaste avec Olivier : ce jeune homme
était souffrant et malheureux; le comte de Bagnères était riche, épanoui,
dans toute la force de l'âge. Les cinquante-trois ans du comte ne le fai-
saient pas plus vieux que les vingt-trois ans d'Olivier; la jeunesse d'Oli-
vier était un mensonge , un sol maigre et sans eau , comme aurait dit un
poète. Olivier , on l'a vu déjà , éprouva lui-même un pressentiment ja-
loux, en voyant cet homme à broderies et à belles phrases , di'oit et in-
solent de toute la puissance de sa richesse et de son rangl Le pauvre en-
fant comprit bien vite l'énorme distance qui le séparait de ce comte , qu'il
jugea devoir être au moins un millionnaire. Le comte minaudait avec la
0.[\}. REYUE DE PARIS-
fille du grainici' de l'air d'un Moncade qui s'encanaille. Il prenait l'ai-
guille de Catherine et brodait devant elle avec la souplesse d'un chat. H
entonnait des airs de l'empire , tels que la victoire est à nous , ou Lien
encore : Enfant chéri des dames , avec une liberté de poitrine qui sur-
prenait Olivier. Catherine était loin de le regarder avec amour , mais très-
certainement elle le recevait avec plaisir. Ce devait être un homme amu-
sant , puisqu'il savait ainsi chanter et broder. Olivier enrageait de ne pas
connaître cet homme. Très-certainement , il ne l'avait rencontré dans au-
cun cercle parisien , et cependant on ne parlait que de lui dans les salons
de Bruxelles ! Voilà du moins ce que faisaient pressentir à Olivier les nom-
breuses commandes qu'insci'ivaient les jolis doigts de Catherine sous la
dictée nonchalante du comte.
— Un dahlia fleur pourpre, et un dracocéphale de Virginie pour la
serre de M'"'' E. ; un zinnia jaune et rouge pour l'ambassadeur du Brésil;
une pervenche de Madagascar , fleur rose, pour moi. Savez-vous que vous
êtes charmante aujourd'hui? dit-il à Cathexine. Petite masque! Je suis
sûr que le papa Vanderhoëk vous mariera avant la fin de l'année. IS'ou-
bliez pas mes amaranthes tricolores , et prenez aussi cette bague-là })our
vousl
Olivier considéra en silence la rougeur de Catherine qui n'eut pas
même le temps de remercier le comte , il était parti comme un trait. Le
jeune homme la complimenta ironiquement sur son cadeau.
— Voilà , mademoiselle , un grand amateur de botanique , dit-il à Ca-
therine d'un air piqué. L'œil plein de bonté de la jeune fdle le rassura. 11
semblait qu'elle devinât les réflexions secrètes du jeune homme. Olivier
attribua ce mouvement à la pitié. Son père lui aura dit à l'oreille que j'é-
tais pauvre! pensa-t-il, je vais être à la charge de ces gens-là!
Quelques jours se passèrent sans que le comte revînt. Olivier se façon-
nait déjà à sa nouvelle vie; il reprenait , à la lettre, comme une plante,
et legrainiers'en applaudissait. — Vois, ma fille, dit-il un jour à Catherine,
M. Olivier est gaillard comme un chevreuil , lui qui nous est venu comme
une citrouille tardi\>el Sais-tuh'\exi , jeune homme, qu'on fait des can-
cans sur vous dans le voismage ? On dit , monsieur le peintre , que vous
n'allez au spectacle que pour croquer les belles dames? Ces farceurs de
Français nous attrapent toutes nos cadettes. Ils ont volé noire citadelle
d'Anvers ! Ça , les Belges auraient pu faire aussi!
Ah! j'oubliais, jeune homme : j'ai passé à la poste où il n'y a poinl
REVUE DE PARIS. l/i'A
de lettres pour vous. Après tout, fit le grainier avec un hum qu'il affec-
tionnait , votre mère ne peut vous écrire tous les trois jours.
Olivier s'attrista de ce silence , maigre' le hum du grainier. Il avait
c'crit à sa mère longuement et tendz'ement. 11 lui avait explique en détail
ses occupations et son nouveau genre de vie. « Je commence , bonne
» mère, lui disait-il, à croire un peu plus en moi-même. J'ai des res-
» sources et j'espère trouver un appui. J'ai ete' voir hier l'atelier de Ver-
» boeckoven, un jeune peintre flamand qui fait à merveille les animaux.
» C'est une singulière ménagerie que la sienne ! Un loup , une chèvre et
» un lion ! Cela a l'aii- d'une fable de La Fontaine. IMais ce qui n'en est
» pas une , c'est qu'il m'a promis de me pousser, et dès demain , je com-
» menée le portrait d'ime comtesse. Je te dirai que j'aimerais bien mieux
» t'envoyer celui de Catherine , une jolie fille qiù est mon hôtesse , et
» mettre au bas : Madame Olivier Dûment. Mais cette -pauvre fille
'> m'a l'air d'être encore condamnée pour long-temps au parfum des
» graines et des tulipes. Le père Vanderhoèk m'a fort bien reçu. J'attends
» des nouvelles de ta santé et de tes affaires ; ne me cache rien sur- tout , et
" songes , etc. , etc. »
Le reste de la lettre était rempli des protestations filiales du jeune
homme. Quelques jours après , Olivier se représenta vainement à la poste;
il n'y avait rien pour lui. Cette journée resta dans sa mémoire comme le
cauchemar d'un rêve. Il courut la ville en insensé , évitant de rentrer chez
M. Vanderhoèk qui n'aurait pas manqué de l'ennuyer encore de ses excel-
lentes excuses. Le soir venu , il entra machinalement au spectacle. On
s'entretenait beaucoup au balcon d'un pai-i curieux qui avait eu lieu la
veille entre un des premiers dandys de la ville et un Anglais. Ce jeune
homme, qui avait gagnéà l'insulaire 57,000 fi'ancs en divers paris aux eaux
de Spa , lui proposa noblement une revanche. L'Anglais accepta , et posa
en fait qu'il marcherait toute la nuit sans s'arrêter, dans sa chambre même.
Les enjeux an-êtés, et les juges du camp choisis , l'Anglais qui avait pris
des musiciens pour lui jouer des airs toute la nuit , commença à se prome-
ner dans la chambre. Il buvait du thé toujours en marchant, et pendant
que l'orchestre allait. Enfin , il avait gagné.
On causait de ce pari et de mille auties choses encore , quand un chu-
chotement général circula dans la salle : c'était le comte de Bagnères qui
venait à la comédie. Dès qu'il parut , les lorgnettes des femmes se bra-
<pièrent toutes sur lui ; il était dcvcuu le |)oint de mire des réflexions et des
244 REVUE DE PARIS.
hypothèses. Plusieurs jeunes gens racontaient, à ce balcon, qu'il avait
passe cette semaine trois nuits au bal , et il était aussi frais et aussi rose
que le plus brillant d'entre eux. Certainement, dans cette salle flamande ,
la figure du comte de Bagnères était une importation visible , une denre'e
parisienne. Il avait un air d'opulence et de conquête qui donnait envie à
la plupart de ces jeunes hommes , lesquels n'osaient pas même se livrer
envers lui à la moindre supposition injurieuse. Le comte de Bagnères, d'a-
près les renseigTiemens que recueillit Olivier , devait être un homme cui-
rasse contre l'examen , un prote'e qui déconcertait l'analyse. Imaginez que
dans le même soir il vous parlait bouffes , littérature , coui'tage et beaux-
arts , assaisonnant le tout de noms propres , depuis C(aix des premiers pairs
de l'Irlande jusqu'à celui du ministre le mieux en cour à Paris. Il a'ous
re'citait des tirades entières de Voltaire , et prétendait e'crire des sonates
pour le piano. C'était une de ces natures souples et rompues à toutes les
thèses j les systèmes et les hommes passaient par ses mains comme les boules
par celles du jongleur. Il étourdissait dans le monde et fascinait. 11 y a,
dans Paris et dans toutes les capitales du monde, de ces sortes de gens qui
courent les eaux, que l'on trouve en hiver au balcon de l'Opéra , au prin-
temps à Rome, sur la voie Appienne , et l'e'te' à Londres , sur les dalles
de Picadilly. Interrogez la multitude sur la vie et la position de ces
hommes , elle se taira ; leur suisse lui-même serait embarrasse de vous la
dire. Leur britska ou leur calèche demeure perpe'tuellement sous la re-
mise , prêt et ficelé' pour le départ, avec la paire de roues supplémentaires ,
en cas d'accidens de grande route. Les ordres étrangers ruissellent oïdinai-
rement sur leur frac. Ces gens-là sont de toutes les nations , Espagnols en
France , Français en Espagne , Italiens en Russie. Quelquefois il se passe
un laps de ti'ois ans pendant lesquels ils s'abîment au fond de quelque
province , loin des capitales et du monde ; mais bientôt ils se ravisent ; ils
maîtrisent tout , même le hasard : aous les croyiez engloutis , et les voilà
qui reparaissent , en plongeurs acharnés , au-dessus du gouffre. Le privi-
lège de leur existence consiste dans ce mot : illusion. Ce sont des émigrés
d'un nouveau genre, dans cette Belgique encore tiède des souvenirs char-
mans et empommadés des émigrés de Coblcntz. Quand on exige d'eux la
vérification de leurs titres , ils ont une réponse pleine et péremptoire : le
pistolet. Vous pouvez les croire impudens ou vertueux, probes ou fri-
ponsj mais il vous est défendu de le leur dire. Voilà la vie de ces hommes,
de ces mystérieux des eaux , comme on les nomme quelquefois tout bas..
REVUE DE PARIS. 24^")
En les observant , on comprend qu'ils aient dû choisir Bruxelles. Bruxelles
a des rues larges où l'on respire tout à l'aise , des rues tortueuses où l'un
peut aussi se cacher. Bruxelles est proche de Paris, et à Bruxelles on ne vous
demande pas compte de votre mouchoir troue ou de vos deux millions.
Que vous soyez diplomate, escroc, faux dauphin , mangeur d'opium,
écrivain, vendeur de sabres d'Alger , journaliste français paye' à gage pour
écrire dans lesjournauxbelges contre la France, soyez certain que votre passe-
port est inutile : les franchises du sol le veulent ainsi. Sans doute il doit
y avoir pour cette indolente société d'affreux me'comptes, pour elle qui ac-
cepte ainsi sans douane préalable tous les visages nouveaux. Mais cette
galerie d'acteurs et de portraits amuse sa paresse. 11 faut de ces di'ames à
son apathie flamande , et ces drames ne lui manquent pas. Leur commen-
cement fait peu d'effet j leur de'noîiment a seul de l'éclat. Olivier qui , en
d'autres circonstances , eût partage cette indifférence générale , ne pouvait
cette fois s'y livrer à l'égard du comte. La figure de cet homme réveillait
en lui la plus sinistrs impression. 11 l'avait trouvé sur sa route dès le pre-
mier jour; Catherine lui parlait aussi trop souvent de lui pour qu'il ne le
détestât pas bientôt. Quand le comte sortit du spectacle , Olivier le suivit
d'un air envieux et triste. En arrivant au logis du grainier, et quand il fut
remonté dans la petite chambre qu'il occupait, il trouva M"" Vanderhoëk,
un bougeoir de cuivre à la main , sur l'escalier. — M. le comte de Ba-
gnères vous prie de vous rendre demain chez lui , dit-elle au jeune homme.
Mon père lui a parlé de votre talent de peintre , et il veut sans doute que
vous fassiez son portrait.
— Pour quelque maîtresse? pensa Olivier. Je n'irai pas , je ne suis point
à ses ordres. 11 n'avait qu'à me prévenir d'ailleurs , à m'en parler. Très-
certainement je n'irai pas.
Mais il lui devint impossible de se soustraire à cette envie implacable
d'approcher et de pénétrer plus pi'o fondement cet homme; il se fit conduire
à l'hôtel du comte qui demeurait à deux pas du parc. Olivier le trouva à
déjeuner, enveloppé d'une robe de chambre à fleurs : il cassait sa mouil-
lette avec la grâce d'un incroyable de Carie Yernet.
— Vous vous appelez Olivier? dit-il au jeune homme. C'est, je crois ,
le nom que m'a dit M. Vanderhoëk.
— Olivier, répondit-il en rougissant. Il tremblait que l'imprudent grai-
nier auquel il avait demandé instamment de ne l'appeler jamais que de son
nom de baptême , eût trahi ses intentions. Mais comme la lettre écrite
7.^6 REVUE DE PARIS.
par sa mère à M. Vanderlioëk contenait la même recommandation , il se
trouvait à l'abri.
— Olivier, reprit le comte en regardant ses pantoufles ," c'est par Dieu
un fort joli nom. Et nos parens? continua-t-il d'un air ne'gligent,
— Je n'ai plus que ma mère , dit le peintre. — Puis , comme s'il eût e'te'
pressé : Monsieur le comte veut il me donner une séance ?
Le comte de Bagnères sonna un domestique , lequel l'arrangea de son
mieux dans son fauteuil , lui passa les cheveux au fer , lui mit des man-
chettes blanches et une cravate. Ce mannequin nouveau une fois arrangé ,
Olivier se mit à l'œuvre. Le comte ouvrait vingt albums y il était entouré
de cartons comme un homme d'affaires. Olivier ne s'expliquait pas com-
ment la main lui tremblait en poursuivant le vague croquis de cette figure ;
il ne se rendait pas compte de ce frémissement et de cet effroi. En étu-
diant pour ainsi dire à la loupe chaque trait du comte , il s'étonnait de sa
facilité à les repi'oduire comme s'il les avait entrevus déjà. Une observa-
tion qui frappa le peintre , ce fut la teinte étrange des cheveux de son
modèle; ils étaient d'un noir mort , tué par les préparations chimiques,
un noir de travestissement. Le comte parcourait encore quelques journaux
d'un air soucieux quand Olivier le quitta j il marchait toujours en rêvant à
cette figure , quand , à la rue du Pont-de-Fer , son œil rencontra sous la
vitre d'un magasin un médaillon de moyenne grandeur. Olivier ne l'envi-
sagea pas plus d'une seconde; il venait de reconnaître le médaillon vendu
à Paris par sa mère. Cette rencontre l'indisposa; il n'avait jamais entrevu
ce portrait sans une secrète amertume. Ce portrait était pour ainsi dire le
livre des douleurs intimes de sa mère; quand elle le regardait , des larmes
toml^aient de ses joues.
— De qui tenez-vous ce portrait? demanda-t-il au marchand.
— D'une femme qui me l'a cédé, reprit celui-ci. C'est une drôle
d'histoire ! continua le marchand qui ne se rappela pas les traits d'Olivier ;
cette femme avait besoin d'argent , elle me l'a vendu pour payer les dettes
de son amant.
Le jeune homme allait s'emporter en entendant un aussi injurieux men-
songe , quand il discerna dans l'ombre la figure du brocanteur russe. Il fit
valoir près de lui sa qualité d'artiste , et ])aYa ce po)trait d'un prix fort
mince , du prix qu'il valait. Il l'emporta chez lui, radieux et triomphant.
La nuit était venue , et Catherine avait allumé la lampe de la chambre
d'Olivier. Le jeune homme s'épuisait en conjectures vaines sur cette figure
REVUE DE PARIS. ^47
inconnue... Il avait développé sur une table ses crayons et ses pinceaux.
Soudain , et en voulant passer une teinte sur les cheveux détériorés de ce
portrait , cheveux jadis blonds, il se trompa, et les couvrit par mégarde
d'un ton de bistre... Cette nouvelle couleur pensa le faire crier de sur-
prise... car avec ses cheveux noirs l'original du portrait ressemblait en-
tièrement au comte de Bagnères î
Et le jeune homme haletant rapprocha dans sa stupeur ces deux visages,
l'un soigneusement fini, c'était le médaillon vendu j l'autre seulement
e'bauché, c'était son esquisse du comte faite le matin. Ces deux hommes
n'en formaient qu'un i
Pour comprendre en même temps la rage secrète d'Olivier , il faut se
souvenir de l'influence fatidique de cette peinture. Le chaos de ses soup-
çons commençait donc à se débrouiller : c'était bien le visage de l'homme
qui avait pesé sur les jours douloureux de sa mère, l'homme de la voiture
qui avait causé son évanouissement. Olivier alla plus loin , et cette fois sa
découverte fut terrible ! Un procureur du roi qui cherche un coupable au-
rait moins frémi qu'Olivier en reconnaissant encore dans cette figure, pour
dernier trait de lumière , le fantôme inexplicable de la fenêtre , l'homme
de cette lutte nocturne dans le jardin , l'homme enfin dont le souvenir de-
meurait ardent comme un fer rouge au cœur d'Olivier. Tout allait donc
seconder enfin sa haine. Ce rival séduisant , qu'il craignait encore le ma-
tin , était le héros de quelque secrète infamie. Olivier conçut dès lors le
projet de le démasquer, de se venger sur lui , et d'un seul coup , de tous
les tourmens et de toutes les anxiétés de sa mère. Il saurait enfin pourquoi
elle aA'ait protégé la fuite de cet homme qui ne lui avait pas même dit
merci I Pourquoi ce comte de Bagnères, brillant et doré , avait été cette nuit
un fuyard pâle et honteux? Il voulait jouir de cette vengeance devant
Catherine, il assassinerait cet homme de questions; et au besoin même
il aurait recours à l'épée. Olivier ne dormit pas de joie et de bonheur
ce soir-là; il allait se venger et venger sa mère.
Le lendemain , de fort bonne heure, il avait pris son parti. Il voulait
dénoncer cet homme , le flétrir tout haut du nom de banqueroutier, le dé-
masquer à ses risques et périls ; il alla trouver la police de Bruxelles. La
police de Bruxelles est toute flamande, une bonne police qui abandonne la
ville aux voleurs , une police qui dort dans son bonnet de bourgmestre.
C'est la police de Bruxelles qui regarde , en se croisant les bras , les pil-
lages du peuple pendant le jour, et qui livre ensuite le peuple aux voleurs,
y/j8 REVUE DE PARIS.
aprfcj minuit, dans ses rues. Le prince de Ligne a fait à cette police la
plus spirituelle des insultes. On avait enlevé' son argenterie, et il porta
jdaintcj les tribunaux renvoyèrent les auteurs du vol absous. Le gouver-
nement voulut rendre alors au prince de Ligne sa vaisselle : «Gardez tout,
dit-il ; puisque vous les avez absous , c'est que probablement la vaisselle
était à eux, »
— Ceci ne nous regarde en rien, répondit un chef à Olivier, D'ailleurs,
que nous impoi'te l'arrestation de votre homme de Paris? Nous avons,
mon cher monsieur , bien assez de nos écrivains d'opposition ! Ce n'est pas
d'ailleurs avec 25,000 francs qu'on vous fera du Fouche'. Or nous n'a-
vons, monsieur, que 50,000 francs pour la police entière du royaume (^).
Adressez-vous à monsieur le bourgmcsti'e !
Le jeune peintre ayant laisse' une plainte écrite , rentra chez lui plus
sombre que jamais. Depuis quelque temps, je crois l'avoir dit, il ne re-
cevait aucune nouvelle de sa mère; cette lacune , qu'il ne pouvait s'expli-
quer, mettait le comble à son chagrin. Toutefois il rentra fier chez le
grainier , en songeant que lui seul, dans cette maison , avait le secret du
comte. Le comte de Bagnères n'était pour le jeune homme qu'un honteux
banqueroutier I Olivier le voyait toujours le pied sur la treille de sa cour,
les cheveux en désordre et la prière sur les lèvres. Il le voyait rampant
comme un criminel devant son juge. Quelques jours se passèrent ,
pendant lesquels Olivier compta sur l'arrestation du comte. Sans doute, se
disait le jeune homme, on est aux aguets, et l'on a l'œil sur ce parvenu.
La police m'a dit ce qu'elle dit toujours ; mais son bras vengeur est là I
Hélas I le pauvre jeune homme se faisait à lui-même des phrases d'avocat
du roi; il ignorait que la loi d'extradition n'était pas encore promulguée;
il n'osait d'ailleurs attaquer lui-même , comme un voleur de grand che-
min , un homme lié à des intérêts si chers , un homme dont sa mère avait
protégé la fuite. Quand il en parlait en termes vagues à la fille du grainier,
il s'étonnait de trouver dans Catherine une sympathie étrange pour cet
homme, un amour de fascination. Catherine excusait toujours le comte aux
yeux du peintre. Le comte étaitun seigneur de manières charmantes, un gail-
lard très-farce, disait le père Vanderoèk; l'apathie de Catherine s'accom-
modait plus volontiers des saillies et des contes plaisans de M. de Ba-
gnères, que de la préoccupation d'Olivier, Les longues soirées d'hiver por-
(') Historique.
REVUE DE PAI'.IS. 9./^^
taient leur fruit , la petite aimait le comte j elle lui avait entendu dire tant
de belles choses ; il avait e'të pour elle prévenant à l'égal des vieillards rusés
de comédie; il lui apportait chaque mois des chaînes , des perles de prix.
Olivier , à côté de lui, n'était qu'un jeuîie homme sans jeunesse; Olivier
était le vieillard, lui qui ne riait jamais. Peut-être d'ailleurs existe-t-il
dans l'organisation des femmes d'inexplicables mvstères de choix et de
cœur. 11 y a des filles de dix-neuf ans qui préfèrent le bras d'un sexagénaire
aux baisers ardens d'un jeune homme. Olivier souffrit moins pourtant de
ce dédain oublieux de la belle Catherine ; maintenant il pouvait y mettre
un terme , il pouvait reconquérir cet amour dès qu'il le voudrait.
Au sujet de ceWo pauvre fille , nom sous lequel Olivier désignait Cathe-
rine dans une lettre à sa mère , nom qu'il lui donnait sans doute, en raison
de l'ennui de son commerce , le jeune homme ignorait une particularité
secrète : elle possédait un million. Ceux qui auraient vu Catherine, au grand
matin , ouvrant les volets de la boutique du grainier , époussetant les sacs
de crin du bonhomme , et rangeant ses jonquilles avec une sorte d'amour .
n'auraient certes pas soupçonné une héritière dans la pauvre jeune
fille. Le père \ anderhoëk avait eu grand soin lui-même de cacher à
Catherine sa fortune ; il l'élevait , disait-il à quelques intimes comme
une /m enserre chaude. Seidement, de temps à autre, les petits veux
du grainier du roi s'animaient, et il s'écriait en pirouettant: Je veux
que Catherine soit comtesse ! elle épousera un officier des guides ou un
lancier I
Un jour que M. Vanderboëk, établi dans son fauteuil, se livrait à ses
paternelles réflexions, le comte de Bagnères entra. Il v avait bien huit
joiu-sque le digne grainier n'avait entrevu le comte. Celui-ci, après lui
avoir pris amicalement les deux mains, et les avoir croisées, en si"ne d'at-
tention , sur l'abdomen du marchand , baissa la voix d'un air mystérieux
pour lui dire :
— Nous sommes seuls, papa Vanderhoëk?
Le grainier fit alors un signe d'assentiment, non sans regarder une pe-
tite porte par laquelle il venait de sortir, et qui conduisait à son cabinet
Ôl éludes. Elle ét.tit encore échancrée par une gerbe de lumière.
— Je travaillais dans mon laborandum dit le grainier d'un air imiior-
tant; mais parlez, monsieur le comte.
— Papa Vanderhoëk, reprit M. de Bagnères, il ne s'agit pas ici de re-
noncules ou de tulipes simples; l'affaire mérite attention. Vous savez si
TOME XIV. .SUPPLEMENT. 17
9.JO KF.VtiF IJE PARIS,
dans le peu de rapports que nous avons eu tous deux, la probité' la plus
seVcre n'a pas e'te' la base de ma conduite. C'est dans le sang des Bagnè-
res, ces clioses-làl On voit un homme de cœur, un botaniste distingue,
que la foule appelle Grainier du roi , mais qui est digne de figurer à l'In-
stitut de France , et l'on se dit : Pourquoi ne figurerait-il pas à l'Institut ?
Goûtez un peu ce raisonnement-là. Que vous manqiie-t-il pour être un
parfait académicien? Vous savez le nom du Tilhonia tagetijlo et celui du
Lupin 7>arié. Vous avez fourni des graines à son altesse le prince d'Orange,
et la force des circonstances vous oblige encore d'en fournir à sa majesté
le roi Lëopold. Vous êtes honnête homme et de la garde civique de Bruxel-
les. A coup sûr, voilà des titres; mais il vous manque une exploitation. Il
vous manque l'idée , l'ide'e mcrel! Écoutez, papa Vanderhdëk. Je veux
bien vous la donner, moi , cette idée. Il n'y a que nous deux, dans toute
l'Eurojie, qui puissions d'abord faire le coup. Une })artie do la province
de Virginie m'appartient. Voulez-vous du tabac de Virginie? (Ici le comte
entr'ouvrit sa boîte.) Eh bien ! là-dessus je greffe mon plan; vous avez
quelques capitaux, et là-dessus je respecte vos secrets. Chacun est libre de
montrer ou de voiler ses capitaux. De plus, papa, vous avez des graines
en bloc. Eh bien I je vous propose, dans le seul but de l'ait, et comme ex-
ploitation agricole des plus nouvelles, de fondre vos graines avec mes ter-
rains, d'ensemencer celles-ci à l'aide de celles-là I
Le grainier sourit.
— C'est comme si je vous proposais, cher papa Vanderhoëk, de plan-
ter de la manne de la Chine en Chine même. Songez un peu à ce terrain-
là. Un sol admirable, un sol tiède, chauffé au bain-marie, pour ainsi dire,
et dans lequel pousseront des gesses odorantes, des lins vivaces, des pieds
d'alouette, des résédas d'Egypte et des nigelles de Damas I A votre retour,
je vous compose un mémoire pour l'Académie des sciences,' sur le psorasea
bitumineux. Vous quittez Bruxelles avec moi , cette Bruxelles où vous
baissez... parce qu'on accuse votre opinion, vous ancien grainier de l'an-
cien gouvernement! Mes nègres de Virginie vous portent à bras; vous
êtes le La Fayette de la capucine! Et moi, continua-t-il, moi, je suis l'es-
clave à côté du char de triomphe; je vous rappelle seulement que vous
êtes homme... et grainier du roi! Cela a^ous va-t-il? papa Vanderhoëk,
— Je vous remercie, disait le grainier, je vous remercie, monsieur le
comte; assurément l'idée est fort belle... Mais j'admire ici les similitudes
d'esprits. J'ai là quelqu'un, dans ce cabinet, qui m'a fait une proposition
\
lUiVUK DK PAlllS. y5l
sciublablc. C'est un planteur araeVicain, avec lequel je veux vous ahou-
olicr, si cela ne vous répugne pas. Tl a de fort Iwnnes manières, et je le
crois verse dans la partie.
Le comte de Bagnèrcs avait sans doute alors d'excellentes raisons pour
redouter un vcritalile savant d'Amérique; mais il n'osa tirer le grainicr
par la basque de son habit. Le bonhomme s'en fut ouvrir la porte
du cabinet, on se frottant les mains d'un air de prince. Il se voyait
déjà , peut-être , ensemençant ses graines sur le sol du comte, et roi d'une
colonie.
— r Je vous laisse, dit-il; nous reparlerons de cela, Messieurs. En
même temps il les reconduisit sur le pas de la boutique.
Lorsque le planteur américain et le comte se trouvèrent en pre'sence,
ce deniicr, profitant du bec de gaz appose' près de l'enseigne du marchand,
reconnut le pei'sonnage.
— Monsieur le planteur , dit-il , vous m'avez tout l'air d'un gentil-
homme appartenant à la maison des Raimbert !
— Monsieur le comte de Bagnères, autrefois Dumont, repondit YAinc-
ricain , je ne chercherai point à me justifier de ma conduite. C'est bien
moi, je ne le nierai pas; moi, Raimberg , qui vous ai donne' la chasse, et
cela pendant que vous dansiez en gants jaunes... Lorsqu'il vous vint à
l'ide'e de simuler ces cre'ances maudites, dont vous m'avez fait attendre si
long-temps ma part, je trom'^ai bouffon de vous laisser là et de revenir ici.
J'aime la Belgique, moi I Je conviens, ajouta Raimbert, du côte fâcheux
de la plaisanterie... Mais aussi, mon cher Pylade, pourquoi ne confier
que trente mille francs à ma loyauté'? N'aviez-vous pas la contre-lettre?
Mais comme, grâce au ciel, j'espèi'e bien entamer d'autres affaires avec
vous, je vous rends, à celte heure, votre moitié' intacte des quinze mille
francs...
II fît mine d'entr' ouvrir majestueusement son portefeuille... Le comte,
par un geste grotesquement gc'ne'reux, l'en empêcha.
— Allons donc, lui dit-il en l'attirant avec une politesse charmante;
allons donc, mon cher ami, ne parlons plus de cela; j'ai bien autre chose
à vous proposer. Et d'abord, combien veux-tu ? (Le comte en e'tait venu
au tutoiement.)
— J'aimerais assez cent mille francs, dit Raimbert. Cent mille francs
à gagner! cela m'irait. J'aime les affaires en grand. Tes proiels sur le grai-
nier sont licites?
17.
2'J>. REVUE DE PARTS.
— Licites, dit le comtej mais il me semble ({iic, ])oiii' un planteur amé-
ricain, tu as bien de l'ambition.
Le bonhomme a un million, je le sais. Nous opérons sur un million. Je
veux donc mes cent raille francs.
— Tu promets de me seconder?
— Je serai l'homme de la chose. En tout et pour tout , comme à la
loge maçonnique du (j.*. O.*., où je viens d'êti'c reçu rose-croix. Mais que
veux-tu faire, ensemenceur ?
— Mon ami Raimbert, dit le comte en s'asseyant sur la marche même
d'un perron qui formait l'angle de la rue oîi ils causaient, je me fais vieux
et casse. Te rappelles-tu le temps où je dansais chez la citoyenne Tallien?
et me vois-tu, plus tard, aux petits-soupers de Cambacérès? J'e'tais loin
alors, tu le sais, de songer à m'e'tablir. Je pris une femme qui vd'ennuja ,
une véritable bégueule, une fille noble qui ne comprenait rien à son mari î
J'étais né avec la bosse du million! Tâte mon crâne, à gauche j elle est
là, Raimbert! D'un autre côté, j'avais en amour le vin et les femmes j j'é-
tais, tu ne l'ignores pas, perdu de dettes à vingt ans. Dans ce monde, où
il faut avoir les pieds chauds, j'ai donc réussi bien vite, parce que je l'ai
voulu. Vouloir, Raimbert, c'est la vie ! Donc, j'ai réfléchi, et je me suis
dit : Puisque je puis faire mon bonheur par des vices qui me sont natu-
rels, (pie j'ai acquis sans travail et que je conserve sans effort; que ces
vices, d'ailleurs, cadrent parfaitement avec les mœurs de mon temps et
sont du goût de mes amis, j'y tiens et je m'y cramponne, à ces chers vices.
J'ai donc usé de toute cette énergie-là. J'ai mené d'abord la vie du direc-
toire, tu le sais, la vie qui commence à minuit et près des tapis verts où
l'or flamboie; la vie des munitionnaires qui rongeaient l'armée, et qui
n'avaient pas même besoin d'être hypocrites : tant cela était de mode. J'ai
pratiqué avec toi, en mille circonstances , la science de Y alibi. Aux eaux
(le Ba"nères, comte de Spa; à celles de Spa, comte de Bagnères. Je dois à
Il perspicacité philosophique la progression ascendante de ma vie. ïum'as
fait voir, Raimbert, que nous autres, gens ruinés, nous pouvions fort bien
encore tenir le monde avec trois étapes : la Belgique , où nous prenons
l'argent des dupes ; l'Angleterre, où nous l'exploitons; et l'Amérique enfin,
où nous finissons par le manger. Je t'avouerai que, pour la troisième fois,
j'ensuis revenu à la Belgique, première étape. La Belgique a du charme
j)our un vieux Macédonien comme moi; elle a des dots de salrape. Le papa
V anderhoëk est un trésor, une graine de niais délicieuse. De sou côté, je crois
UKVUE DE PAIUS. vT)'^
(]iio je ne suis pas indillcieut à la petite j c'est un oiseau (pic je tiens en caye,
Raimbert. Tu ne comprends pas? Je te paie sur ma dot. Oh! ne crains
rien, continua Dumont; les écritures seront franches, je n'ai qu'un mot à
dire, et le père me la donne. Quant à mon nom , j'ai là-dessus mon dossici
en règle. Toi, de ton côte', presse l'ensemençage des graines. Adieu, mon-
sieur le planteur d'Amérique !
— Au revoir, comte deBagnèresI
Pendant que ces deux hommes échangent encore , eu se quittant, quel-
ques signes d'intelligence , l'obscurité de la nuit a enveloppé la place d»-
rHôtel-de-\ ille j on ne voit guère, par les rues, que quelques femmes
encapuchonnées de leur faille , qui regagnent au pas de course leurs portes
vertes. Une seule viti-eest éclairée sur la grande place, c'est celle d'Olivier.
Enfin le jeune homme a reçu une lettre de sa mère 1 II tient entre ses doigts
<:es caractères chéris, à demi effacés sous des larmes. C'est Catherine elle-
même qui vient de la lui donner . celte lettre; elle était adressée sous un
pli à M. Vanderhoëk. Le secret terrible qu'y devait lire Olivier semble
déjà tout empreint sur son visage. Sa respiration était pressée quand il en
!)risa le cachet. Cette missive était de deux écritures très distinctes : l'une
effacée, tremblante, l'autre ferme, et contenue dans un mince postscriptum.
De rAbbaye-au-Bois, 17 seplenibie.
« C'est te récrire bien tard , mon cher Olivier , te récrire du fond d'une
1) retraite dans laquelle tu ne croyais pas me A'oir confinée. Depuis six
« jours , je suis morte au monde , moi qui n'y ai pas du reste vécu plus
» de six ans , c'est-à-dire pendant mon mariage. Je trouve ici un parfum
» de douceur et de repos qui peut-être rendra la force à ma santé. Je le
» désire avec ardeur , mon cher Olivier , non pour moi que le temps doit
» atteindre, après tous les coups affreux qu'il m'a portés , mais pour toi,
« cher enfant , dont le bonheur doit racheter ma souffiance. Non, je le li-
» sais hier encore dans saint Augustin , il est impossible que le fils de
» tant de larmes périsse. La désolation de mes jours est pour moi seule ;
» si tu savais combien j'ai souffert, mon Olivier! Que de fois tu m'as
') dit, les yeux au ciel, et avec des larmes : Ma mère, est-ce là-haut
» que vous pleurez? Par ce mot , tu semblais exclure, Olivier, toutes les
» douleurs terrestres. Tu revais pour moi un culte de tristesse ayant ,';oii
» étoile et sa mémoire dans les cicux; tu croyais, sans doute, que c'ét.iil
•i54 REVUE DE PARIS.
)> un souvenir adore que je pleurais! He'las ! cher enfant , ce que j'ai à te
M verser de douleurs est bien amer, et je voudrais, au prix de mon sang,
» éloigner ce calice impur de tes lèvres. Cette lettre, rassure-toi, n'est
» point dictée par mon confessem- , et je ne suis pas si affaiblie que je
» n'entrevoie encore ta blonde tête à côté de mon chevet. Ecoute-moi
» donc , en posant ta main dans la mienne , mon Olivier. »
La pauvre mère reprenait, comme si Olivier eût pressé en effet, sa pâle
iiiain :
(( Tu sens battre mes artères ; tu vois , n'est-ce pas , que je suis exempte
» de fièvre? Eh bien ! cher Olivier, du jour oii je t'ai fait un mensonge ,
» je la sentis s'éteindi-e, cette lièvre qui me brûlait ! Oui , Olivier , je t'ai
)' menti ^ le mensonge que je t'ai fait était un crime de mère , une mère
y seule pouvait te cacher pendant six ans que ton père vivait 1 Oui , Oli-
» vier, vous vous êtes mépris sur ce deuil qui a trompé tout le monde ,
» vous avez cru que votre père était mort. Votre père existe, il est près
» de vous , à deux pas de vous , Olivier ! Vous l'avez cru enseveli , et
» c'est moi qui l'avais enseveli , mort depuis long-temps , et c'est lui qui
» m'a fait mourir ! Cet homme , Olivier, que vos larmes pieuses ont ho-
!) noré, n'était pas digne de ces larmes j je vous le dis , pâle de honte ,
» il promenait d'ignobles maîtresses le jour même que vous portiez son
» deuil. Olivier, je ne voulais pas que vous puissiez mépriser votre père.
» J'ai placé pendant six ans un ange dans les cieux , pendant que le dé-
» mon de mes nuits eldcmes jours promenait encore sa honte ici-bas. Qui te
» dira, moucher fils, cettelongueviede larmes? Je me relevais et m'étaignais
)) conmie la flamme d'une lampe; j'achetais, par les tourmens du martyre,
1) mes journées de joie et d'orgueil avec mon enfant. M. D... s'emporta
.) un jour jusqu'à lever sur moi la cravache qu'il tenait. «Je suis voli'e
)) maître , dit-il , je vous ai aclietée , vous n'aviez rien I » Notre famille
-> était en effet très- pauvre. Ton grand-père, Olivier, était un honnête
)' marchand; les spéculations les plus absurdes amenèrent la ruine de
» M. D... l<ln se séparant de moi, il m'enleva sans houle le peu de res-
» sources qui me restaient. Tu ne pourras jamais approfondir, Olivier,
:> riiéroisinc d'excuses qu'une femme emploie pour défendre son mari !
-• Dans tous les cercles où l'on accusait ton père, c'était moi qui le dcfen-
» dais, moi, la vielimc opprimée I Tu te rappelles ce bizarre portrait ,
KEVUE DE PA.K1S. ^-J^
» ce portrait fatal que tu avais toi-mèine pris en dégoût, Olivier, c'était
)) le sien ! Tu te souviens aussi de cette soirée et de cet homme poursuivi,
» n'est-ce pas? Olivier, c'était ton pèrel
» Et maintenant, ajoutait encore la pauvre femme, si tu me demandes
» pourquoi je te dis ces choses , c'est que tu dois les savoir. Olivier , tu
» es homme, et ta douleur ne répand pas des larmes de sang, comme la
» mienne, sur ces pages. Cette lettre m'a bien coûté ! Mais il fallait l'écrire, et
» Dieu m'est témoin que je m'étais promis depuis long-tempsde t'apprendre
» la vérité. Tu vis dans une ville où se cache ton père , m'a-t-on écrit ,
» une ville oii d'ailleurs son nom peut chaque jour t'être jeté comme une
» insulte. Il s'y montre avec éclat sous le nom du comte de Bagnères ! Ne
.) le provoque pas , mon cher Olivier ! souviens-toi qu'il est ton père , et
i> pense à Dieu. Dieu est le pci-e des orphelins, le tuteur des pauvres veuves I
» Ma tête est lourde , je te quitte , mon cher enfant ! Adieu , et prie pour
» celle... »
Une date postérieure précédait ces autres lignes...
« M""' Dujuont est fort mal. Si vous pouvez venir, venez.
» Le docteur Mag »
Olivier tordit ses mains. Sa mère expirante , et son agonie annoncée par
im froid billet de médecin! Puis toutes les émotions horribles de cette lec-
ture , le secret le plus horrible dévoilé , sa haine contre le comte devenue
impossible, car cet homme était son père ! Courons et prenons des chevaux
de poste , dit Olivier, en poussant du pied la porte de sa chambre.
La pluie tombait; le jeune homme entra machinalement dans une porte
ouverte, c'était la poste. « Encore une lettre timbrée de Paris! » Mais
cette fois les dents lui claquaient. La lettre était timbrée d'un cachet noir...
et de l'écriture du médecin...
Ce soir-là , un concours inaccoutumé de gens franchit le seuil du grai-
nier. Le jeune homme ignorait sans doute que c'était le soir choisi pour
le contrat de mariage avec Catherine. Le mariage devait recevoir sa léga-
lisation définitive dans le cabinet même de M. Vanderhoëck. 11 y eut en-
combrement de carrosses sur la place de l'Hôtel-de-Ville , non pas de ces
brillans coupés à panneaux armoriés , mais de ces confortables berlines
9.56 REVUE DK PAUIS.
numérotées qui placent si haut la variété' bruxelloise dans la grande es-
pèce des fiacres européens. Les tartines de beurre et les tranches de jambon
flirci circulèrent dès huit heures du soir parmi les nombreux invités. Toutes
les qualités de bière qui se brassent de Bruxelles à Louvain y furent pro-
f'usément versées par les mains de la vieille Mieke , serA ante sexagénaire
de la maison , laquelle suppléait ce soir-là la charmante Catherine dans
les fonctions de sommelier.
Catherine était adorable dans sa robe neuve de jaconas anglais. Ses jo-
lies épaules débarrassées, pour la première fois de la guimpe qui les
voilait d'habitude, semblaient rougir d'un sentiment de pudeur et de
lionte enfantine. Le regard de son futur époux faisait palpiter sa poitrine
délicate comme une toufie de roses sous la dent d'un bouc affamé. Cathe-
)ine se sentait heureuse d'être la femme du comte de Bagnères , soit que
la vanité l'éblouît , soit que les manières inaccoutumées de cet homme
eussent véritablement séduit cette petite fille , neuve aux impressions du
monde qu'elle n'avait pas jusqu'alors entrevu.
M. Vanderhoëck n'avait rien changé à son costume non plus qu'à ses
fiçons d'agir, si ce n'est qu'il prononçait plus souvent que de coutume
l'interpellation de mon gendre ou de M. le comte, notre gendre; et cela
particulièrement quand une nouvelle figiu-e s'introduisait dans le salon. Le
notaire vint compléter la fête , et son style officiel dissipa le nuage odorant
des madrigaux ambrés que le comte faisait pleuvoir autour de lui à mains
pleines. Bientôt parens , alliés et amis , tout le monde eut apposé sa signa-
ture au bas de la minute. Raimbert lui-même exécuta son calligraphique
paraphe , comme témoin du marié. L'homme de loi se leva pour prendre
congé de la compagnie. Alors le comte souleA'a délicatement du bout des
doigts la main potelée de Catherine, et la portant à ses lèvres qu'enjolivait
le plus élégant souriie :
— Me sera-t-il permis , dit-il , de vous donner le titre de comtesse qui
vous ira si bien , ma chère Catherine. Là ! là I ne baissez point la tête avec
cet air ingénu. Il faut vous résigner aux adorations dont je ne cesserai de
vous entourer , mon ange, puisque, grâce au ciel et à l'heureuse idée de
votre excellent père , me voici votre protecteur et votre mari.
— Son mari I murmura une voix sourde au milieu de la fouie. Oui ,
monsieur, vous pouvez prendre ce titre désormais , puisque vous venez de
tuer votre fenmie I . . .
Tous les yeux se portèrenl sur l'hoinnicqui avail p.ulc'. Le conilc lui-
15KVIJK DK PAHIS. 20'^
même perdit un instant l'assurance de son maintien. Il se fût même évade
sans en entendre davantage , si la retraite n'e'tait devenue pour lui plus
périlleuse cpie le combat. Force lui fut de faire tête à l'orage. Il se jeta donc
bravement au-devant de son audacieux agresseur.
Olivier s'avança , pâle et défait , les cheveux en desordre , portant dans
ses yeux la marque du plus profond abattement. Il se trouvait en présence
de son père , tenant à la main l'arme dont il pouvait l'écraser : la lettre
d'une mère expirée dans la douleur de l'abandon. Et celui pour qui sa
mère était morte, il le voyait là, devant lui; et cet homme, chai-gé descrimes
les plus odieux , cet homme, c'était son père, et c'était sur son père que sa
vengeance devait éclater. Olivier, glacé d'horreur, essaya vainement d'arti-
culer une parole. On l'aurait pris pour le coupable; pendant que le comte,
le front levé et l'œil serein, semblait un juge appelé à prononcer sur lui.
Olivier ne répondit pas aux premières interpellations du gendre de
IVr. Vanderhoëck. Il évita aussi le regard de Catherine, comme s'il eût
craint d'ajouter une nouvelle étincelle au feu intérieur qui le consumait.
Cependant les atteintes du comte devinrent tellement insultantes que la fu-
reur du jeune homme déborda.
— Oui, vous avez tué votre femme 1 reprit-il d'une voix tonnante et
frappant du poing sur la table où venait de se signer le contrat. Vous l'avez,
tuée , non à la façon des meurtriers vulgaires , avec le fer ou le poison ,
mais par les désespoirs dont vous n'avez cessé d'abreuver sa vie. Vous
n'avez pas de sang aux mains, aucune souillure n'a rejailli sur votre visage,
mais dans votre conscience , monsieur , ne tremblez-vous pas quelquefois
d'y pénétrer? Lisez! lisez , monsieur , ces dernièi'es paroles d'une mou-
rante , poursuivit-il en étalant sous les yeux du prétendu comte la terrible
lettre datée de l'Abbaye-aux-Bois j vous saurez à quel titre je viens vous
adresser ces reproches , et vous comprendrez pourquoi je ne m'explique
pas ici davantage.
Puis se tournant vers le grainier et sa fille :
— Permettez que j'aie quelques instans d'entretien avec M. le comte
de Bagnères. Dans un quart d'heure j'aurai quitté votre maison et cette
ville.
Le gendre de JM. Vanderhoëck _, un peu rassuré par la discrétion d'O-
livier, fit mine d'user de grandeur d'ame vis-à-vis d'un jeune fou qui ve-
nait de l'insulter sans motifs, et il daigna consentir à l'entrevue qu'il sol-
licitait de lui. T<ais,sant donc la compagnie encore tout étonnée de la scène
•.>58 REVUE DE PARIS.
qu'elle venait d'entendre , le comte serra en souriant la main de son beau-
[)ère , et suivi d'Olivier , il passsa dans une pièce voisine.
Quand ils furent seuls i
— Écoutez hien ceci , monsieur, lui dit le jeune homme : je n'avais
(ju'une croyance , vous me l'avez ôte'e. Je pensais que ce père que je n'a-
vais pas connu , ce père sans caresses et sans baisers pour mon enfance , cet
homme dont la voix est à peine chez moi un vague souvenir, et que chacun
rae disait s'appeler mon père , ne pouvait me donner le nom de fils que là-
haut! là-haut! c'est-à-dire où est ma mère. J'entends et j'exige que mon
père soit toujours mort. Oui , vous êtes mort ! monsieur le comte , et je ne
vois plus en vous qu'un cadavre. Je n'insulterai pas la tombe d'un mort ,
je ne clouerai pas la honte à votre e'pitaphe. Monsieur le comte de Ba-
gnères , sortez I
Et voyant qu'il hésitait :
— Soyez ti'anquille , monsieur, je prote'gerai votre fuite; je ferai plus,
je vous donnerai mon bras. Un vieillard au bras d'un jeune homme est
toujours respecte' , dit Olivier avec un amer sourire ; d'ailleurs on ignore
ici votre vrai nom. Partons donc , partons tous deux ! Vous n'avez rien à
craindre sous le masque du comte de Bagnères j demain peut-être il serait
trop tai'd pour sauver M. Dumont.
Ces dernièi es paroles d'Olivier retentissaient encore ;. il se fit dans le sa-
lon de M. Vanderhoëk une rumeur soudaine , au milieu de laquelle on
distinguait des pas lourds et des voix d'bommes qui paraissaient disputer.
M. Dumont pencha l'oreille vers la porte, semblable à un vieux soldat tou-
jours sur le qui-vive d'une embuscade. Olivier lui-même se tut , et quel-
ques mots de la conversation du dehors purent de la sorte arriver jusqu'à
eux; le nom du comte de Bagnères e'tait prononcé , mêle aux e'pithètes d'es-
croc et de banqueroutier, llaimbert tremblant comme une feuille , ne
repondait aux charges dont on l'accablait que ])ar de simples paroles.
— Je dcfîe que l'on produise une preuve contre moi. Monsieur le com-
missaire, mon arrestation est un abus de pouvoir, un acte arbitraire dont
je demanderai justice à la chambre des repre'senlans.
— Nous sommes perdus ! s'e'cria Dumont. Qui donc a pu nous àé-
noncer?
La porte s'ouvrit au même instant; un honune s'avança, vêtu d'une
longue redingote indigo, traversée d'un baudrier noir avec imc plaque de
Saint-Michel sur la poitrine. Les genoux de Dumont se dérol)crcnt sous
RtVUE Dli l'AlUS. 'l'jC)
lui quaiul il reconnut cet odieux uniforme. II eut pourtant assez de force
encore pour demander sur quelle preuve reposait l'accusation. L'officier
de police lui présenta une lettre signe'e Olivier Duraont.
— J'ai dénonce' mon père! murmura doulom-eusement le jeune homme j
et maintenant me voici le fils d'un banqueroutier I
Dumont suivit l'agent; Catherine s' évanouit ; Olivier ne rencontra
même pas le regard de la jeime fille : elle se cachait dans le sein de
M. Vanderhoëk. Cette noce lugubre avait vu disparaître tous ses acteurs.
Le lendemain , Olivier , un crêpe au bras , sortit de la ville.
Quand il partit, le digne grainier fut le seul qui l'accompagna.
A quelques mois de ceci, dans la galerie de M. Skamps , à Gand, je
rencontrai un peintre qui considérait attentivement l'esquisse du magni-
fique tableau appelé la Peste de Rubens. Il portait un mauvais manteau
à collet de martre. Son visage fiévreux et ses yeuxe'teints annonçaient une
vive souffrance. Je persistais à le croire jeune; mais quand il ôta sa cas-
quette de voyage , je vis avec une indicible surprise que ses cheveux étaient
blancs.
Ce vieillard, c'était Olivier.
Il avait ainsi résume' lui-même sa génération , génération passive des
fautes de ses pères, étouffée par eux, comme les enfans de Saturne; fruit
d'une époque malheureuse, en ce qu'elle récolte les torts de cette ancienne
société qu'elle n'a pas connue et qu'ont perdue les sophismcs ; génération
où s'est éteint le respect du nom , et où le nom se venge en vous pour-
suivant toujours !
RoGtR DE IjtALVOU,.
LES MASQUES PARISIENS
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.
§11.
Fatiguée de promener sa vue a Luciennes sur les clous d'or
de sa chambre, dont les têtes figuraient en relief des images
lascives, et sur les pastorales de Fragonard , IVl"'*^ Dubarry se
sauvait fréquemment a Versailles, dans son pavillon de l'Ave-
nue, où elle conviait l'Opéra et le danseur Dauberval au loisir
de ses nuits. Dans les derniers jours de février 1773, ne sachant
plus comment réveiller les sens de L<)uis, elle imagina de monter
au pavillon même Endjmion , ballet inédit de Vestris , œuvre
chorégraphique où toutes les lubricités de la pantomime étaient
savamment l'éunies. Les appartemens de la favorite se changèrent
en coulisses ; les lieux les plus secrets devinrent des loges et des
vestiaires ; les écuries accueillirent le personnel de la danse et de
la musique. L'hospitalité était de bon goût comme la fêle, et rien
ne manquait à l'illusion du spectacle.
Jamais les grands hôtels de Versailles , aujourd'hui muettes et
régulières nécropoles , n'avaient lépété des cris plus désordonnés
sous leurs voûtes, et des figiuTs [lUis ivres dans leurs trumeaux.
FIKVUF, DE PARIS. 9.Gl
Je me trompe : il y eut un moment, plus tard, où les bottes fer-
rées du Nord , insolentes comme des talons rouges , résonnèrent
dans rcscalier monumental de ces palais. Alors ce ne furent pas
des cris, mais des hurlemens; ce ne fut pas de l'ivresse, mais de
la rage. A l'orgie des Prussiens en i815, il ne manquait pour
convives dans cette Palmyre, que les squelettes des roués qu'ils
vengeaient avec tant d'imagination. Et puis, aux plaines de Cas-
sel , un vieil Hessois qui fume sa pipe, sa belle pipe de Hongrie,
le bras en collier autour du cou de sa jument, ce vieillard aura
dit un jour a ses fils qu'il a vu Versailles, le bazar du grand roi
et de la grande révolution, Versailles où l'or ruisselle sur les
murs , l'eau dans des bassins de marbre , et la verdure en mille
rivières de gazon. Le Hessois a dit cela , et tandis qu'il parlait
ainsi, ses fils regardaient a l'Ouest, la jument intelligente hennis-
sait en grattant la terre du sabot; car ses quatre jambes ont
volé à travers la mitraille de Waterloo , ses naseaux ont rougi la
Seine , et son œil firuve brillait le soir à la fenêtre des métairies
champenoises. A son flanc est restée l'estampille d'une blessure.
Elle avait écrasé l'enfant d'un laboureur , et l'épieu d'un paysan
lui ouvrit le ventre.
Mais le pavillon de la comt esse Dubarry, festonné de médaillons
erotiques et scintillant de bougies colorées, n'était pour le moment
que la petite maison du roi. On n'y connaissait encore l'étranger
que d'après les dessins tartares envoyés de Pékin par l'empereur à
son cousin d'Evu'ope. D'ailleurs Louis avait le cœur trop fier pour
être Chinois , Italien ou Saxon dans la débauche. Ses jouissances
les plus neuves, ses raffinemeus les plus imprévus, ses maîtresses
même, tout cela fut gravement national. A Versailles on exé-
cutait avec une rage patriotique Castor et Pollux ; on toisait avec
impertinence le chevalier Gluck , cet Allemand barbare. Il y avait
des roses partout : des roses au collier des petits chiens, des roses
aux branches des candélabres , et en guirlande dans les aubussons
du parquet, des roses a. la gorge des femmes demi-nues , des roses
au soc des pendules, où le temps passait avec sa faux et sa longue
barbe sur des fleurs. Vous le vovoz, rien n'était plus français. Si
f.G-?. REVUE DE PARIS.
lo comte de Saint-Germain eût prédit aux violons de la courtisane
que les trompettes de Blucher étoufferaient un jour le dernier
écho de leurs gammes, Torchestre, en belle humeur , eiit pendu
en effigie , comme Jean-Jacques , le Cassandre empirique et Prus-
sien lui-même. Le règne du Bien- Aimé paraissait éternel comme
la gloire de Rameau.
Le 28 février, Jeanne Vaubernier vint prendre place en face
de son théâtre, au milieu de sa cour, entre M™fs Je Valentinois,
de Mircpoix et de L'Hospital. Au-dessus de la chaise longue de
la favorite on voyait le portrait en pied de Charles I^r^ roi d'An-
gleterre, cette précieuse toile de Vandyck que vous admirez main-
tenant au Louvre , et que la comtesse nous garda pour dix mille
écus. Tout se réunissait pour exalter jusqu'au délire l'orgueil de
Jeanne : le matin , dans l'atelier de Vernet , elle avait signé de ses
jolis doigts, et sur un bout de papier, une ordonnance de 50,000 li-
vres payables a vue a l'artiste par Beaujon, le banquier du l'oi , et
le soir, en se montrant dans la salle où les trois premiers théâtres
de la nation députaient humblement a sa fête leur répertoire et
leurs coiyphées, elle tenait a la main une lettre de Voltaire. Au
moment oii la foule s'ouvrait avec le plus d ivresse sur son pas-
sage , un œuf énorme se fit jour entre les aigrettes de plumes et
les robes h queues, et sembla tout a. coup éclore sous les pas des
duchesses; œuf en carton peint, œuf ravissant de. blancheur et
poli comme le fruit d'un pigeon. L'œuf ainsi tombé du ciel se
brisa, et il en sortit un enfant ailé, armé, frisé, nu, mais en-
core h cet âge où la nudité s'ignore ; l'enfant repoussa de son
pied mignon la coquille, arracha d'une main le bandeau qui lui
meurtrissait les yeux , et de l'autre déposa sur les genoux de la
comtesse ses flèches et son arc. A cette ingénieuse surprise, il s'é-
leva un murmure d'admiration; le maréchal de Richelieu lui-
même, balançant son vieux corps de bouquin, chuchota à l'o-
reille de la sultane, et lui dit avec agrément : « Vénus a paru ,
et l'Amour est né. »
L'Amour sans bandeau, c'était Louis XV. Toutes les fois que
les allégories sont inintelligibles, on les saisit. En 1775, Louis,
REVUE DE PARIS. aG3
roi «le France, devait ressembler a Ciipidon a peu près comme
M. de Richelieu ressemblait a Mercure. Mais ce rapport de phy-
sionomie était officiel, indiqué par le programme, et sous les
ordres du premier gentilhomme de service : nul ne s'y trompa , le
roi fut reconnu. Un peu confuse, les yeux brillans, la comtesse
étala magnifiquement son bonheur et son pouff. Le poiiffau sen-
timent, coiffure intellectuelle, édifice toujours encyclopédique,
était une œuvre supérieure où les plus petits détails représentaient
des idées. Ordinairement le pouff racontait une histoire. Si l'his-
toire de Jeanne Vaidaernier était écrite sur sa tête, il y a beaucoup
de romans au dix-huitième siècle qui ne valaient pas seulement une
mèche de ses cheveux. Pour le succès d'une telle coiffure , il fal-
lait la vie et le rang de la comtesse. Quel génie dans Tartiste qui ,
tous les soirs , de son peigne léger, en crêpait amoureusement les
boucles en repentir, et les nattes indiscrètes! — J'ai dit encore
que Mni^ Dubarry était aussi rayonnante de son bonheur que de
son pouff. Oui, pendant cinq années, ce fut la plus heureuse
créature ! Elle posa son joli pied, chaussé de la mule royale, sur
la mitre des évêques ; le premier trône du monde a été sa chaise
longue, et le fils bien-aimé de l'Eglise la préférait a ses autels ; re-
ligion, ministère, argent, intelligence, dynastie, elle a tout serré
dans sa main mignonne. Hier, pour un écu, la France entière
possédait cette femme ; aujourd'hui , pour un baiser, cette femme
possède la France entière. Si ce roman-la ne méritait pas l'écha-
faud, il méritait bien un pouff.
Mais tandis que Guimard , Dauberval et Vestris faisaient agréa-
blement de la mythologie avec leurs jambes, que faisait donc le
roi, ce véritable maître des ballets? A quelques toises du pavillon,
dans la tribune de la chapelle de Versailles, il écoutait le troi-
sième sermon de l'abbé de Beauvais. Le roi était assis a la même
place et dans le même fauteuil d'où Louis XIV , vieillard faible ,
monarque déchu , entendait , avec une terreur si profonde , les
harangues diversement chrétiennes de Massillon, de Fléchier
et de Letellier. Quand la voix du jeune prédicateur montait vers
les orgues avec plus de courage et d'éclat, le roi , caché par les
2Gf[ niî\^UE DE PARIS.
piliers, mais ne déguisant pas son émotion, se penchait involon-
tairement sur le balustre; il regardait dans l'église; et, au milieu
des courtisans , des gardes et des gens de sa maison qui étaient Ta
debout, chapeau bas, immobiles, épouvantés de la hardiesse du
lévite, a travers la vaporeuse lumière de la nef et les lourdes
draperies du chœur, il croyait voir la bière de son aïeul. Depuis le
jour de la Purification, toutes les semaines, l'abbé de Beauvais
changeait ainsi le carnaval du monarque en austère examen de
conscience. Le zèle du prêtre fut démenti par l'issue profane du
carême, et pour effrayer Louis XV d'une manière décisive, il ne
fallut rien moins , dans l'automne suivant, que la mort de Chau-
velin, foudroyé d'apoplexie sous ses yeux, comme le pauvre mar-
quis ramassait l'éventail de M™^ Je ]Mirepoix ; mais , dans ce
moment, aux tonnantes paroles de son prédicateur, le roi était
déjk sérieusement triste. Il se fit donc un silence extraordinaire
autour de la comtesse , lorsque M. de Bissy, entrant dans le salon
avec fracas , s'écria d'un air d'importance : sa majesté ne viendra
pas. A ces mots, Diane, qui allait embrasser Endymion, remonta
dans ses nuages. Le rideau tomba, les panaches se dispersèrent,
l'Amour-Vestris resta seul en téte-a-tête avec ses coquilles d'œuf ,
encore éparses sur le parquet. On n'entendit bientôt plus dans le
pavillon que les voix bruyantes des valets, qui appelaient les
équipages. Atterrée par ces dévotions imprévues de son amant, la
favorite se jeta dans sa voiture et s'enfuit a Luciennes pour se con-
soler en artiste. M^^^ Raucour et Phèdre l'y attendaient.
Voila comme le carnaval du dernier siècle , a tous les éîages de
la société parisienne, se montrait inépuisable de forme, drama-
tique en ses allures, tantôt frivole et tantôt grave, réjouissant et
mordant. Il y aurait des volumes a écrire sur son histoire. Nous
aurions pu dire, en leçon aux fils de famille, l'incroyable farce
de ce M. de Chalus qui renouvela , dans le carnaval de 1 785 , la
bouffonnerie du légataire, se mit au lit a la place de son oncle,
dicta un testament où il s'instituait lui-même pour héritier unique,
et le lendemain se présenta effrontément chez le notaire pour tou-
cher les espèces du défunt. Nous aurions pu vous dire comment
I\F.VLiE l)K PAniS. 'AIK)
en -1770, M. de La Harpe dévora, heure pour heure, a lui seul,
l'hiver entier par les irrésistibles lectures qu'il faisait de sa lar-
moyante Mélanie aux femmes de Paris, et comment la religieuse
qui s'était pendue de désespoir dans le parloir du couvent de la
Conception, rue Saint-Honorc, devint tout a coup et en même
temps, un épisode de carnaval, un sujet de tragédie, et une victime
à la mode, de l'intolérance, grâce aux poumons de cet adorable
autenr. Nous aurions pu encore vous dire que le comte d'Artois ,
maintenant a Prague , fit la plaisanterie d'envoyer a Londres un
courrier diplomatique, afin d'avoir l'opinion des joueurs anglais
sur une partie de creps qu'il suspendit jusqu'au retoiu' de ce mes-
sager extraordinaire. Mais aujourd'hm" , ces inspirations de la
folie ne réveilleraient que des sentimens de pitié ou d'orgueil. Le
Français , quoique né malin , ne se permet cependant plus d'être
fou, même dans le vaudeville.
Le carnaval actuel n'est plus qu'ombre, fumée, néant, je ne
sais quoi de vide, de terne, de sali et de crispé ; a sa vue, il me
souvient toujours de ces boutiques où les revendeuses viennent
i-égulièrement , après chaque saison d'hiver, déposer ses falbalas
huileux, ses caprices affadis et ses toilettes détrempées, comme
des bancs de quartz ou des alluvions marines; le tumulus croît et
s'élève, les cristallisations se forment; bientôt il ne reslera de la
folie primitive que déboires, loques et ennuis, ruines de toute
espèce et de toute laideur. Si les masques ont encore gardé une
signification , cherchez -la dans le tombereau fangeux qui, le pre-
mier matin du carême, nous voiture de la Courtille : ces femmes
ivres de danse et brisées de sommeil , ces têtes enluminées qui
ballent aux cahots du fiacre , ces flambantes joues où les tacljes
(le vin lavent maintenant les mouches , ces paillasses endormis
sur un cheval étique, ces torches qui pétillent avec un éclat
funèbre, n'est-ce pas Sodome entière, agonisante et rendue? La
gastronomie elle-même a répudié le carnaval; on ne mange plus
démesurément, à nioHj comme mangeaient nos pères. Parmi les
é'ucubrations sensuelles et les voluptés abdominales, le dix-hiw'-
TOME XIV. FKvnun. i;;
•iGG UEVUE DF, PARIS.
tième siècle, lui, n'a rien oublié. Aussi terminerons-nous ces
simples notes par le récit d'une orgie à la fois historique et pri-
vée. Nous la citons comme document; nous la donnons pour
exemple.
Le carnaval de i 785 fut rempli par un homme. En des années
moins socialement tourmentées , sous Tinfluence de Law ou de
]\Ime de Châteauroux , cette circonstance seule eût apporté des
entraves à la marche du gouvernement-, en 1783, elle n'amena
qu'un personnage de plus sur le trône de la mode où déjà Mont-
golfier prenait place hardiment entre l'inoculation et Beaumarchais;
pendant six semaines , de la Chandeleur au mercredi des Cendres ,
ce personnage gouverna despotiquement les idées , les femmes et
les mœurs , en dépit de M. Necker , plus célèbre par l'hôpital qu'il
a fondé que par le ministère qu'il a conduit : nous voulons parler
de maître Grimod de la Reynière, avocat au parlement, Zoïle des
fermiers généraux et flatteur du cochon. C'est un des origi-
naux du dix-huitième siècle qui ont fait le plus d'ingrats dans le
nôtre.
Grimod de la Reynière, fils unique de l'administrateur en chef
des postes du royaume, menait un genre de vie si bizarre que ses
contempoi'ains ont toujours hésité à le reconnaître, soit pour un
garçon d'esprit, soit pour un grand fou. La nature, qui lui avait
donné tout ce qu'elle n'accorde jamais qu'aux plus heureux, lui
refusa des mains. Il était extrêmement riche, beau diseur, écrivain
spirituel: sa figure avait de l'agrément, son cœur des qualités
généreuses; il plaisait aux femmes, aimait beaucoup sa mère,
jetait l'argent par les fenêtres : mais à l'extrémité de ses avant-
bras, il portait un moignon terminé en pattes d'oie et renfermé
dans un gant. Otez cette rare difformité a Grimod, et peut-être
le siècle de la philosophie eût-il compté une lumière de plus. Sans
la fameuse chanson : Mon plus beau surplis, Boufflers n'eût jamais
été qu'un évêque; Grimod, se voyant des moignons, resta culino-
phile. Ainsi va le monde. Grimod cependant fut un philosophe,
mais il la manière d'un homme qui a des pattes ; il résolut de pa-
lŒVUE DE l'Al'.lS. 9.(J7
raître moins extraordinaire encore par ses mains que par sa
conduite, et c'est a une semblable détermination qu'il est redevable
d'avoir survécu a son époque ; tant la gloire tient a peu de cliose !
Issu de la ferme générale, il se déclara pour le peuple; il appela
hautement les fermiers généraux oppresseurs, tyrans et sangsues.
Figurez-vous un gros banquier, soutenant de la parole et de sa
caisse un journal républicain! Poursuivant jusqu'au bout sa chi-
mère absurde, Grimod demeura simple avocat au parlement ; il
plaidait les affaires des misérables, ne recevait aucun salaire et ne
perdait aucune occasion de fouetter en ses discours la finance,
l'aristocratie et les abus. Et puis , avec sa fortune , il devint ce
qu'il voulut, littérateur, musicien , chansonnier , journaliste, mais
principalement et toujours culinophile. A ces mérites de genre ,
la Reynière fils joignait des originalités estimables. Il fit rencontre
d'un mécanicien genevois fort habile qui utilisa ses moignons, en
y adaptant des doigts artificiels; dès ce moment, il imita d'Alem-
bert dans l'exagération de sa reconnaissance pour la vitrière de la
rue Michel-le-Comte, et transporta sur le mécanicien la meilleure
partie de sa tendresse filiale. Le mépris qu'il affichait pour son
père était d'ailleurs moins un effet honteux de l'égoïsme qu'une
amusante monomanie. A cet égard, il dit un mot remarquable.
On lui demandait pourquoi il n'avait pas acheté une charge de
conseiller au parlement. « En devenant juge , répondit Grimod, je
me plaçais dans le cas de faire pendre mon père ; en restant avocat,
je conserve le droit de le défendre. »
Comme Restif de la Bretonne et Mercier, il avait pour Jean-
Jacques Rousseau un enthousiasme religieux ; il copiait scrupu-
leusement le grand homme dans ses manies , et k son exemple , il
vendait avec un sang-froid très-séiieux des ustensiles de toilette
qu'il fabriquait malgré ses doigts. Son atelier était établi dans le
somptueux hôtel de l'administrateur des postes , rue des Champs-
Elysées ; on vit l'empereur Joseph et le grand duc de Russie ne
pas résister k l'envie d'y marchander eux-mêmes les produits de
M. Grimod ; l'appartement et le locataire excitaient une double
curiosité. Lorsque M. de la Reynière reconduisait un ami dans sa
H8.
9m
niîVUE DE PARIS.
voiture, il exigeait le prix de la course, jouait le rôle triin cocher
de fiacre, et gardait ses profits pour des aumônes et des souscrip-
tions. Le caractère burlesque de ces fantaisies était parfaitement
rendu par le blason significatif de ses armes , qu'il portait de
gueules , a une croix d'argent , relevées par deux chats tigres et
entourées des emblèmes de la justice, de la liberté, de l'éloquence
et de la folie, avec cette devise : (/uieti et musis. Jamais devise ,
comme vous en verrez bientôt la preuve, ne fut mieux justifiée.
Dans la plus élégante de ses bouffonneries, Grimod choisit le
carnaval de -1785 pour occasion; mais le prétexte en était drama-
tique et même lugubre. Nous ne sommes plus de force vraiment à
la comprendre.
Au commencement de janvier était morte a quatre-vingt-trois
ans, comme elle s'appliquait une mouche devant sa toilette, et
dans l'impénitence finale, M'^*^ Quinault, soubrette émérite de
la Comédie-Française, la plus célèbre et la meilleure des Lisettes de
Marivaux. Cette dame avait succédé k MUcLespinasse, a M^eGeof-
frin, dans la charge de premier cordon-bleu de la coterie encyclo-
pédique ; M'"'' Necker n'était que lesecond. Rousseau, Duclos, Saint-
Lambert, d'Alembert, Fagan, Grimod, M'"e d'Epinay, étaient les
habitués de la vieille comédienne. Au dessert, on renvoyait les valets
et la nièce; on supprimait les carafes, on mettait les coudes sur
table, et on entamait la conversation avec une tournure si expres-
sive que Jean-Jacques, un certain soir, n'y tenant plus, jeta sa
serviette, se leva précipitamment et demanda son chapeau. C'est
la que Saint-Lambert, inspiré par le vin, réclamait, dans une sortie
brûlante, la consommation du mariage en public sur l'autel de la
nature; c'est aussi laque Duclos, pénétrant d'autant moins l'exis-
tence de Dieu qu'il avait bu plus de Champagne , se trouvait à la
fin du souper ivre et matérialiste. M^^e d'Epinay, ou plutôt Grim,
a soin de nous transmettre fort crûment des détails encore plus
étranges dans ses IMémoires. M. de la Reynière trouvait beaucoup
de charme dans ces i-éunions philosophiques où ses apologies du
cochon excitaient de sincères applaudissemens. La mort du cordon-
bleu lui causa une vive douleur; il rcva loug-lcnips au uioyou de
r.KVUK UK PAJ\1.S. '»{)()
r.(']ébier, a sa manière, les funérailles de la vieille soubrette, et eiilin
imagina une parade dont l'exécution satisfaisait a la fois la noblesse
• le ses regrets et la trempe de sou esprit. Ajoutons que le cai-
naval n'y perdit rien de ses droits.
M'l«= Quinault expira le 20 janvier, au matin. Quelques heiucs
après cet événement , la folie du jour étalant toutes ses paillettes
et vidant toutes ses pintes, Grimod saisit aux cheveux la circon-
stance, laissa deux ruisseaux de larmes maculer dignement ses
joues, et de sa main artificielle traça le brouillon de la circulaire
suivante :
— « Vous êtes prié d'assister au convoi et enterrement d'un
gueuleton qui sera donné le samedi, premier février i785, par
maître Alexandre-Balthazar-Laurent Griuiod de la Reynière ,
écuyer, avocat au parlement, membre de l'Académie des Arcades
de Rome , associé libre du Musée de Paris , correspondant pour
la partie dramatique du Journal de Neufchâtel , en sa maison, rue
des Champs-Elysées, paroisse delà Magd^leine-l'Evèque. On fera
son possible pour vous recevoir selon vos mérites; et sans se
flatter encore que vous soyez pleinement satisfait, on ose vous
assurer dès aujourd'hui que , du côté de l'huile et du cochon , vous
n'aurez rien a désirer. Ou s'assemblera a neuf heures et demie
pour souper a dix. Vous êtes instamment supplié de n'amenei
ni chien ni valet, le service devant être fait par des servantes
ad hoc.
Vingt-deux copies de ce brouillon, magnifiquement libellées,
furent envoyées a vingt-deux convives choisis de manière a for-
mer du banquet une véritable mosaïque sociale. Les garçons tail-
leurs devaient y prendre place a côté des jurisconsultes, les comé-
diens tendre la main aux apothicaires, le philosophe toaster
sans rancune avec le jésuite. Sauf le but et la teneur de l'invita-
tion, les circulaires ressemblaient, a s'y méprendre, pour la
figure, a des billets d'enterrement; au lieu des crânes hideux que
Les graveurs de l'époque disposaient avec coquetterie au frontis-
2'jO REVUE DE PARIS.
pice, M. Giimod y fit ouvrir en taille-douce, et sur des faces le-
bondies, uue rangée de bouches artistenient béantes, allégorie que
les gourmands interprétèrent dans un sens profane. Ces lettres, en
raison de leur petit nombre et de leur format, eurent même tant
de vogue dans ce siècle de chiffons, que Louis XVI s'en procura
difficilement un exemplaire qu'il exposa sous un cadre aux yeux
et aux rires de ses courtisans.
Mais ce n'était pas tout que d'inviter au banquet vingt-deux re-
présentans de la société française au dix-huitième siècle; il fallait
encore que l'administrateur des postes , ce puhiicain^ comme di-
sait évangéliquement son fils, prêtât sa vaisselle et l'hôtel des
Champs-Elysées aux burlesques fantaisies de maître Grimod. L'a-
vocat au parlement connaissait le faible de l'administrateiu' des
postes; il savait que le bonhomme, redoutant beaucoup le tonnerre
et la poudre, s'était réservé un appartement dans sa cave, où il se
réfugiait a l'approche d'un orage ou au bruit d'une explosion.
Connue il ne pouvait pas amonceler un orage , Grimod s'en tint
aux chandelles romaines et aux girandes. On venait de conclure
la paix avec l'Angleterre , les dames raffolaient déjà de PVanklin
cl des lunettes vertes , et l'engouement du peuple pour la jeune
république descendait même, vous l'avez vu, jusque dans les fa-
céties du carnavaL M. Grimod dit à son père qu'il avait com-
mandé des feux pyriques a La Varinière , artificier en vogue , et
(|u'il se proposait de brûler dans les jardins de l'hôtel une certaine
quantité de poudre nationale en l'honneur de la liberté améri-
caine. Ces mots suffirent ; l'administrateur décampa , et Grimod
resta maître des clefs qu'il remit a Dugazon. Comédien spirituel,
effronté viveur, Dugazon était le poète ordonnateur de la parade.
Klle coûta dix mille écus.
Et d'abord, en arrivant au rendez-vous, aux portes de l'hôtel
des Champs-Elysées, le convive, gentilhomme, robin , ou petit
collet, trouva im premier suisse, personnage cabalistique et nuiet,
dont les doigts châtoyans de bagues et empêtrés de manchettes, ou-
vrirent lentement son billet d'invitation. Ce concierge fit au pa-
pier une mystérieuse corne, et adressa le néophyte a un second
.-^"^.^
REVUE UE PARIS. 27 1
suisse plus éloquent; celui-ci demanda d'une voix basse au con-
vive s'il était invité par M. de la Reynière l'oppresseur du
peuple, ou par M. de la Reynière le défenseur du peuple. Après
avoir répondu d'un manière satisfaisante a cette question, l'invité
monta rapidement un escalier, et fut reçu dans une espèce de corps-
de-garde par des savoyards vêtus en hérauts d'armes , et brandis-
sant des hallebardes dorées. De ce corps -de -garde, le convive
passa dans une galerie, où un frère terrible j un inconnu, comme
dans les loges maçonniques, ayant le casque en tête, la visière
baissée , la cotte de n^ailles et la dague , marqua une seconde fois
le billet et introduisit son homme dans l'avant-dernière salle. La
se tenait un monsieur habillé d'une robe noire, coiffé d'un bon-
net carré; il ressemblait "a ce prêtre égyptien qui gourmandait ses
morts et leur disait : Qui êtes-vous? Le prêtre de INL Grimod ,
qui n'était peut-être que Dugazon lui-même, questionna le con-.
vive sur ses inventions, sur sa demeure, sur ses mœurs, ses qua-
lités et son appétit; puis il dressa procès-verbal, et enfin prenant
le mystifié par la main, l'annonça a voix haute dans la salle d'as-
semblée , dont la porte a deux battans se referma sur ses pas. Ce
dernier salon gardait au convive la plus douce et la plus flatteuse
des surprises ; il y fut accueili par deux enfans de chœur qui ba-
lançaient respectueusement sous ses narines leurs encensoirs, où
fumaient des parfums d'Orient; M. de la Reynière, en habit de
cour, et avec le maintien le plus grave, tempérait ou accélérait
du geste l'hommage de ces lévites. Les invités réunis , l'assemblée,
silencieuse et pensive, se rendit dans une pièce où ne brillait pas
une seule lumière; on y retint les convives près d'un quart
d'heure, les portes soigneusement closes. Au bout de ce temps,
elles se rouvi'irent avec fracas, et on vit la table du festin éclairée
de raille bougies et dressée sur un théâtre; une balustrade ré-
gnait circulairement; les hérauts d'armes, la hallebarde toujoius
au poing, s'y montraient dans une majestueuse immobilité; les
encensoirs et les marmots reparurent aux quatre coins de ces tré-
teaux de la foire. Au milieu de la table s'élevait pour garniture
un catafalque bariolé de charades et flanqué de lampes a l'antique.
fi7'>. REVUE DE PARIS.
Les viiigl-deux chalands ébahis piireiit place , et l'Amphitryon
ayant déplié sa serviette, le souper commença.
La collation sembla magnifique; neuf services y figurèrent tour
a tour, mais le premier fut exclusivement offert en cochon. Les
assaisonnemens étaient variés ; le fond de la langue , comme dit Fi-
garo, restait le même. Quand les jeux de fourchette se furent un
peu ralentis, le correspondant pour la partie dramatique du Jour-
nal de Neufchâtel suspendit tout a coup ses morceaux et s'écria
plaisamment :
— Messieurs, celte entrée me parait de votre goût-, elle vient
des officines de M. "***, charcutier, demeurant rue Saint-Denis, et
le cousin de mon père. Je vous recommande ses saucisses. •»
C'était la une parole évidemment incendiaire. Personne avant
Grimod n'avait encore exprimé d'une manière plus saisissante et
plus nette les conditions d'égalité civile et les besoins d'un nivel-
lement prochain. Son bref discours était rationaliste, provoquant,
irrésistible ; car les circonstances politiques , le sombre éclat de la
fêle, les vapeurs de l'orgie, exaltaient les vingt-deux appétits
mandataires de la civilisation parisienne. Il formulait une vérité
triviale, mais de jour en jour, de saucisse en saucisse, plus re-
marquablement lumineuse : il mêlait le sang du charcutier au
sang de l'ex- fermier- général ; il trahissait avec fierté une généa-
logie plébéienne; il réhabilitait sans vergogne une classe honorable
de producteurs et de produits. Aussi le retentissement de ce dis-
cours fut vif , la commotion électrique; le tiers-état du banquet
déclara le porc frais en harmonie avec les idées de l'époque, et
on ficha pour couronne, sur la perruque de Grimod, un laurier
de Mayence. Le cochon fut mangé.
Au second service, M. de La Reynière, d'origine provençale,
régala ses convives de toutes les variétés de la sauce a l'huile.
Entre deux coidis, le jurisconsulte gastromythe fit cette nouvelle
rocambole :
— Messieurs, dit le membre de l'Académie des Arcades de Rojiic,
REVUK DK PARIS. 2'j'i
cette huile d'Aix sort des magasins de M***, épicier, demetirant
rue de la Verrerie, a l'euseigne des Trois - Jarres , et le cousin de
mon père. Obligez-moi de lui donner votre pratique. »
Ce qui était vrai pour les saucisses le fut encore pour l'huile.
Les harangues de Grimod étaient là des prévisions sociales. Il ra-
menait successivement a la crise qui devait éclater bientôt dans le
sein des Notables les saillies décochées a la vanité de son père. Il
.se moquait fatalement des roturiers parvenus ; il cherchait dans
l'ombre , il tirait anx lumières de la révolution , il amenait sur la
scène, aux applaudissemens du public, le charcutier, l'épicier et
le reste. Et si vous réfléchissez qu'a l'issue du banquet les vingt-
deux mystifiés se répandirent dans la capitale, emportant chacun ,
avec la fumée des rasades , l'émotion philosophique des paroles
de M. Grimod, écrivons- nous donc aujourd'hui sans vraisem-
blance que le retentissement de ce gala fut un écho de révolte, une
semence de bouleversement et d'anarchie? Le souper de M. de La
Reynière nota politiquement dans la gastronomie le carnaval
de <78o , de même que le triomphe de Voltaire, la mise en scène
de Figaro et toutes les autres bonnes folies de l'époque installè-
rent la révolution par des mascarades. Ce n'eût pas été même trop
d'un carnaval par spécialité.
Le poisson , le fruit, la volaille , les pâtisseries , le vin et presque
tout l'ordinaire de ce fantastique repas amenèrent des scènes et
(les discours du même genre. Malheureux trois fois les absens que
des liens de famille et des intérêts de commerce rattachaient a la
fois a M. Grimod de La Reynière et au débit des vivres ! Depuis
le marchand d'olives jusqu'au fournisseur de moutarde, tout le
monde fut épigrammatiquement désigné. Ni les souvenirs d'en-
fance, ni les droits collatéraux, ni même les services culinaires,
n'affranchirent leur mémoire et leur nom du sarcasme. La mor-
dante verve de l'amphitryon ne fit pas grâce a leur roture d'une
seule laitue. Enfin cet associé libre du Musée de Paris termina ses
pantalonnades et sou festin par une allocution ainsi conçue :
— Messieurs, a l'égard des cassolettes orientales qui brûlent
274 REVUE DE PARIS.
devant VOUS et pour vous, je dois a l'honorable assemblée une ex-
plication qui ne satisfera pas moins son esprit que son odorat.
Lorsque M. Grimod, mon père, festoie des parasites, il rencontre
à sa table autant d'encensoirs que de convives. C'est une écono-
mie pour le maître ; c'est un travail pour ses hôtes. Ici les casso-
lettes fument indépendamment de votre personnel ; les mâchoires
n'ont qu'un labeur, l'estomac n'a qu'une pensée. Ces enfans de
chœur interprètent avec innocence vos sentimens , le parfum les
exprime , et l'encens circule , comme la musique , pour tout le
monde. »
M. Grimod de La Reynière, véritablement poète , suivant la
noblesse d'une locution qu'en son hommage il faut ramener a sa
grecque origine, auteur du Censeur dramatique , des Re'flexions
sur le Plaisir et de Y Almanach des Gourmands, ouvrages qui n'ont
jamais été couronnés par l'Institut et n'ont remporté aucune es-
pèce de prix Monthyon, M. Grimod vit encore, h peu de chose
près octogénaire : il est long, maigre, sérieux; il digère toujours.
Retiré a Viiiiers-Saint-Georges , dans une profonde et charmante
solitude, il y rumine la gastronomie du dernier siècle, qui n'a
plus dans le nôtre pour représentans que M. de La Reynière et
M. de C. . . , le célèbre intendant des menus au cercle de Grammont.
On a écrit que deux augures, dans l'ancienne Rome, ne se re-
gardaient jamais sans rire; on écrirait beaucoup mieux que MM. de
La Reynière et de C ne peuvent aujourd'hui se rencontrer au
milieu de notre civilisation famélique sans éprouver beaucoup de
regrets et fort peu d'appétit. Ces deux grands hommes , débris vi-
vans d'un art qu'on ne comprend plus , professeurs illuminés d'une
science morte, ont trouvé peut-être la plus énergique formule de
la révolution française. « Autrefois, disent -ils gravement dans
leur langage maçonnique , les cuisiniers du prince de Soubise ex-
primaient vingt livres de jus de quarante livres de viande ; main-
tenant, de quarante livres de viande les cuisiniers de M. Rots-
child n'en expriment que dix livres. L'industrie humaine a donc
perdu moitié de sa force. »
C'est encore, sous une autre forme, le mot de M"^ Delaunay.
IlEVUE DE PARIS. T.'j'j
La femme de chambre Je la duchesse du Maine avait un amant
dont elle raconte en peu de mots, mais très-spirituellement, l'his-
toire sentimentale. « Il ne manquait pas, dit la fine baronne, de
me reconduire jusque chez moi; il y avait une place a passer, et
dans les commencemens de notre connaissance il prenait son che-
min par les côtés de cette place. Je vis plus tard qu'il la traver-
sait vers le milieu , d'où je jugeai que son amour était au moins
diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré. »
Jamais sans doute l'amour et la bonne chère ne s'étaient plus
philosophiquement rapprochés dans un même esprit de calcul su-
périeur.
André Deliueu.
SOUVENIRS
VOYAGE EN FRANCHE-COMTE.
EXCURSION A LUXEUIL.
Je partis de Vesoul "a six heures du matin. C'était vers la mi-
septeudire, par une de ces matinées brumeuses, froides, péné-
trantes , qui mordent les doigts et le visage , comme dit Horace ,
mais qui donnent de si belles espérances pour la journée. Vesoul
est au milieu de riantes prairies bornées par des collines ; il fallait
traverser une de ces prairies pour gagner une des collines de l'est,
d'où part le vaste plateau qui conduit "a Luxeuil. Je ne voyais rien
a vingt pas devant moi. La prairie était noyée sous la bruine ; la
colline , a un quart de lieue de la ville , avait disparu ; je ne la
reconnus que quand je me sentis monter. Arrivé au sommet,
comme la capote de mon cabriolet de louage dépassait la ligne de
l'horizon devant moi , par-dessus les têtes des Vosges, je vis le soleil
se lever, ce beau soleil qui pendant huit mois de l'aimée ne nous
avait pas niau(|ué plus de deux jours. J'eus son prejuier rayon, le
KKA LE I)t PAIilS.
seul que puisse soutenir le regard de l'homme. Singulière harmo-
nie, ou plutôt singulière parodie ! a deux horizons si différens,
l'un recidé par-delà les mondes, l'autre formé par la petite crête
d'une petite colline sur un petit point de ce globe qu'un rayon du
soleil levant suffit pour embraser et vêtir de lumière , se rencon-
traient en même temps, comme de propos délibéré, le soleil, le
dieu visible, et deux des plus petits de ces myriades d'êtres ani-
més auxquels il donne la vie , a savoir mon cheval de louage et
moi , moi supérieur seulement a mon cheval par ce seul point ,
(h'sent les philosophes , que j'ai conscience de ma petitesse infinie,
mais mou cheval supérieur a moi par ce seul point qu'il ne s'oc-
cupait pas de la santé de sa petitesse non moins infinie.
C'était alors le moment le plus froid du matin. Tous ceux qui
voyagent avant le jour savent que le lever du soleil est l'instant
où l'air est le plus piquant; mais, comme c'est surtout par l'imagi-
nation que nous avons froid et chaud, le premier ravon du soleil
nous réchauffe, quoiqu'il soit sans chaleur. Je le sentis pénétrer
en moi et y réveiller la pensée encore engourdie des suites d'un
sommeil interrompu. Un quart d'heure après, j'eus un spectacle
splendide. La route longeait une petite vallée, a gauche, toute
plongée dans la brume, et qui ressemblait au lit d'un fleuve rou-
lant a pleins bords des eaux molles et vaporeuses. Ce même rayon
de soleil qui était venu me réjouir au fond de mon cabriolet avait
comme enfilé la vallée, et chassait devant lui ces vagues silen-
cieuses ; le fleuve s'affaissait peu a peu et s'encaissait de plus en
plus dans ses deux rives. Bientôt quelques pointes de peupliers
sortirent tout humides, comme ces plantes fluviatiles qui montrent
leur tête au-dessus des eaux; puis insensiblement les cheminées
de quelques fermes éparses dans la vallée , puis le moulin , dont
le toit et le lie-tac semblèrent émerger en même temps ; puis le
meunier tout blanc fumant sa pipe devant sa porte ; enfin ça et là,
sur le lit du fleuve desséché comme par enchantement, des faucheurs
coupant les regains de septembre, des vaches tondant l'herbe
mouillée et emplissant leurs mamelles pour le déjeuner des habi-
tans de Vesoul; un ruisseau d'eau véritable où Ir soleil se mire
•Jl'jH KEVUE 1)K PARIS.
tout l'été sans le dessécher, et tout le long de ce ruisseau des
saules et des frênes formant une allée capricieuse j et sur le petit
sentier qui côtoie le ruisseau, sous les saules, une femme plus
matinale que les autres poussant un âne vers la ville, pour y
vendre ses provisions la première, et revenir de bonne heure a la
ferme.
J'allais voir a Luxeuil un illustre malade. Celui-là est malade
pour avoir aimé la science plus que la vie, et la gloire plus que
la santé. Il a voulu dire des choses nouvelles avec la langue de
nos grands écrivains , il a vo^^ilu être original en restant dans la
tradition. Il a écrit pour ce siècle qui renie la langue de ses pères,
comme il aurait écrit pour le public d'élite du dix-septième et du
dÏTt-huitième siècle; il a donné au-delà de ce qu'on lui demandait.
On l'aurait honoré, loué, enrichi a moins; c'est lui qui s'est fait
à lui-même les conditions de sa propre gloire , et qui s'est accablé
de responsabilités et de devoirs ; sa santé y a péri. J'allais le voir,
j'allais le remercier du plaisir nourrissant que m'ont donné ses
livres , triste et touchant pèlerinage dont je suis revenu avec cette
arrière-pensée : la plus belle gloire vaut-elle qu'on l'achète a ce
prix ?
La route de Vesoul à Luxeuil traverse un beau pays , des
champs bien cultivés, des villages aisés , de jolis bouquets de
bois, quelques vignobles; du reste, rien de pittoresque, rien qui
demeure dans la mémoire , rien qui fournisse une description au
touriste; et c'est tant mieux : car la où le touriste ne trouve pas a
prendre de notes sur son calepin banal , l'homme a le pain et le
vin en abondance. La au contraire où le touriste s'échauffe,
s'exalte, et donne carrière a son imagination moutonnière et a sa
verve de convention, dites-vous que l'homme vit misérable et ne
mange que de mauvais pain. J'aime un site pittoresque, mais j'y
trouve moins de prix quand le chétif paysan qui y perd ses sueurs
vient sur le bord de la route me demander l'aumône et me faire
payer le spectacle de sa montagne et de sa cabane délabrée qui
yfaitsihien. Le touriste ne tient compte que des paysages qui font
un tableau. Il dit : Ici une montagne, la un pauvre petit champ
REVUE DE PAKIS. U^(^
de pierre d'où une vieille femme courbée jusqu'à terre tire un à
un quelques hrius de lin ; ailleurs un mendiant qui attend le voya-
geur à merveille ! Mais, dans un tableau, ni cette vieille femme,
ni ce mendiant n'ont faim. Je fais grand cas du paysage que le
touriste dédaigne , car il en sort comme un bruit lointain d'acti-
vité et de vie, de travail heureux et béni du ciel, de santé, de
danses joyeuses le dimanche , de noces fécondes , de mariages oii
l'on ne craint pas la venue des enfans , de procès entre gens qui
s'arrondissent et s'accroissent ; — bruit réjouissant qui vaut bien
une sensation de curiosité mêlée de tristesse a la vue d'un paysage
où la nature est rude à l'homme , et où la terre jalouse semble ne
jouir que pour elle-même de sa sauvage beauté.
Après trois heures de route , on arrive à l'entrée d'une plaine
immense, fermée par des collines, au pied desquelles l'œil
distingue a peine des formes confuses de maisons , d'où s'élance un
clocher; c'est Luxeuil. C'est la que je devais trouver mon illustre
malade, ce noble martyr delà science et de l'art, aveugle, brisé
par le mal , et , quoique doué de l'énergie des âmes supérieures ,
ne pouvant pas rendre par sa volonté la vie et le mouvement à
son corps qui plie sous lui , ni faire passer dans ses membres amai-
gris quelque peu de cette flanmie qui anime et fait marcher les
créations de sa pensée. Qu'allais-je lui dire? de quel air me préseji-
ter devant lui? de quel air.,, qu'importe? Il ne devait pas me
voir! Mais que lui dirais-je? Comment lui cacher que je venais
de parcourir un beau pays, c'est-a-dire que j'avais les membres
agiles, le corps souple, l'œil bon; — à lui qui passe sa vie sur un
fauteuil, où ni ses yeux, ni ses jambes ne le peuvent mener; à lui
qui , jeune encore, enfant de ce siècle, avec la noble beauté de la
jeunesse sur le visage, est déjà frappé de la raideur sépulcrale
des vieillards? Comment lui taire que j'avais vu du haut des col-
lines du Jura se lever le magnifique soleil qui fait étinceler les gla-
ciers des Alpes, — a lui qui ne voit plus le soleil que dans sa
pensée , quand il a besoin de s'en souvenir pour éclairer quelque
scène de ses livres; a lui qui a fait depuis long-temps amitié' awec
les ténèbres j selon sa noble et touchante parole? Et quand il s'in-
9.8o REVUE DE PARIS.
fi)rmera de ma sauté, comme c'est l'usage entre gens qui se re-
trouvent, je ne puis pas dire qui se revoient, lui avec une bonté
particulière , parce qu'il sait que le travail m'a déjà fait tomber
une première fois , comment lui dire que je suis valide et en bonne
santé, sans qu'il fasse un amer retour sur lui-même? ou comment
lui répondre que je souffre, moi aussi, et que je paie bien cher
des travaux sans gloire, sans qu'il soit blessé que je parle de mes
maux devant les siens, sans qu'il se dise intérieurement qu'il vou-
drait bien pour toute santé de ces équivoques maladies qui per-
mettent au patient d'aller voir lever le soleil sur les hauteurs du
Jura? car l'homme est ainsi fait, pensais-je en moi-même. Il est
difficile que le malade ne trouve pas un air triomphant et inju-
rieux a l'homme valide, et que l'homme valide, ou qui l'est com-
parativement, ne sente pas une honteuse joie en présence du ma-
lade. Un égoisme secret perce a travers les protestations les plus
sincères de sympathie. Ce sont comme des arrière - pensées toutes
physiques qui se mêlent aux sentimens de l'ame. Entre deux amis,
d'inégale santé , qui se demandent réciproquement de leurs nou-
velles , le plus valide, en souhaitant de tout son cœur sa santé a
son ami, ne sent-il pas en lui quelque chose qui s'applaudit d'a-
voir plutôt a faire ce vœu qu'à le recevoir?
Je pensais, tout en cheminant, a bien d'autres choses encore.
Je ne le connaissais point, je ne l'avais jamais vu. Un lien d'ad-
miration de mon côté, quelques lettres échangées, des amitiés
communes, c'était tout ce qui me le faisait aller voir. De quel es-
prit était-il ? comment ce noble jeune homme supportait-il sa pré-
coce vieillesse? était-ce lui plaire que de le plaindre? fallait-il le
tromper sur son état, étouffer mes émotions à la vue d'une si
touchante ruine, jouer riudifférence, et, comme on fait pour certains
malades de l'espèce de Louis XI et de Mazarin , dont l'un , à
demi mort, parait son cadavre de fourrures splendides, et dont
l'autre se faisait farder sur son lit d'agonie, — offrir mon bras au
paralytique pour faire une promenade dans le jardin? Ou bien,
était- il de cette espèce plus comnuine de dolens qui changent
leur médecin s'il refuse de classer, qualifier et traiter leur mala-
IlEVUE DE PARIS. 28 1
ilie , qu'on flatte et qu'on capte sûrement à s'attendiir sur leur
sort, a leur trouver l'œil nerveux, la figure tirée; auxquels ou
craint de souhaiter la sauté, de peur qu'ils ne prennent ce sou-
hait pour une injure, et qu'on soulage en en désespérant? Dans
tout homme, me disais-je, il y a deux hommes : dans l'homme
de génie, il y a l'esprit supérieur, il y a ensuite l'homme ordi-
naire , et c'est souvent le bon moyen d'arriver h l'un que de se
mettre bien avec l'autre; c'est en flattant les petites faiblesses de
l'homme ordinaire qu'on gagne la confiance de l'esprit supérieur.
Y avait-il aussi deux hommes en lui? et de quelle nature était
l'homuie ordinaire? Spéculations puériles, je le sais, mais où j'é-
tais naturellement porté , d'abord parce qu'on ne peut guère mieux
faire que spéculer sur une longue route, droite et nue, a travers
une plaine moissonnée ou vendangée , ensuite parce qu'il est assez
dans notre nature d'anticiper sur le futur, et de se composeï- un
rôle pour une pièce qui peut-être ne se jouera pas.
Ce que j'y gagnai , ce fut d'abréger le chemin. Je me trouvai
bientôt dans une rue longue et étroite, bordée de vieilles maisons,
la plupart insignifiantes, quelques-unes d'une antiquité intéres-
sante , c'était le bourg de Luxeuil. Je demandai la demeure de mon
malade, on ne la savait pas. Je me fis conduire tout au bout
de la rue. Il y a la une maison du quinzième siècle, admirable-
ment conservée, avec un balcon en pierre, au premier éta^-e
<rune jolie forme et d'une construction hardie. Je pensai que ce
pouvait bien être la qu'il demeurait; que cet homme, qui vit au
milieu des générations passées , avait dû se loger dans une maison
historique, d'autant plus que cette maison a un jardin sur le der-
rière, et qu'il y a je ne sais quelles harmonies naturelles entre un
artiste et un monument d'art, entre un malade et un petit jardin
solitaire : j'entrai; c'était bien fa. Deux dames, propriétaires de
la maison, me reçurent avec bonté. Mon cœur battait; j'avais
peur d'apprendre de mauvaises nouvelles; je le savais a^ant beau-
coup souffert dans ces derniers temps. — Comment va-t-il?
Bien mieux. — Je respirai; les complimens réciproques vinrent
après.
TOMK XIV. suppLKMEKr. iy
282 REVUE DE PARIS.
Sa femme Ait avertie démon arrivée. Sa femme, noble femmr,
le bâton de sa vieillesse piématurée, si bonne, si empressée, si
tendre pour lui, dont j'admirais le dévouement avant de le com-
prendre. Je l'ai bien compris depuis que j'ai vu le pauvre ma-
lade; un tel homme n'en pouvait inspirer plus, mais il n'en pou-
vait inspirer moins. Elle me dit qu'il se faisait une joie de me voir.
Quelle dérision ! toujours le mot voir, quoiqu'il n'ait plus d'yeux !
Lui-même dit aussi : Je suis content de vous voir! Il est vrai
qu'il voit par le cœur. — A3'ez la bonté d'attendre un peu , on va
le porter au jardin, sous la charmille; c'est Ta qu'il se tient
tous les jours, pendant quelques heures, a l'ombre, et je lui fais
une lecture, ou nous causons, de Paris surtout, et des amis qu'il
y a laissés , et dont quelques-uns l'oublient.
— Il le croit?
— Il s'en attriste. Vous pourrez le consoler Ih-dessus.
— Oublié! non, me dis-je a moi-même; mais peut-être passé
sous silence, omis ; c'est la manière d'oublier des amis de jeunesse .
Les vrais amis de l'écrivain supérieur ne sont-ils pas dans la géné-
ration qui vient après eux?
La conversation fut interrompue. On était venu nous dire qu'il
nous recevrait sous la charmille; j'y allai. J'entendis une voix
douce qui me demandait pardon de m'avoir fait attendre. Je ne le
voyais pas encore. Cette voix me pénétra. J'entrai ; je le vis qui
étendait sa main du côté où il pensait que j'allais m'asseoir ; je la
serrai avec affection et respect. Il demanda s'il faisait du soleil
— je pouvaish peine en soutenir le reflet sur les feuilles brillantes
delà charmille — , et si je n'en serais pas incommodé. Je le rassu-
rai, et m'assis près de lui. Ses paroles venaient lentement; il s'é-
tait promis de m'en tant dire ! Je le regardai et l'écoutai avide-
ment, des yeux, des oreilles et du cœur. Imaginez-vous une belle
ligure douce et souriante, un front élevé, harmonieux, d'une
grande blancheur, qui m'a rappelé celui de Benjamin Constant ,
d'illustre mémoire ; de beaux yeux noirs qui ne voient plus, mais
qui parlent encore ; qui se lèvent lentement, et quelquefois inéga-
lement, l'un un peu plus que l'autre; qui ont de l'expression
REVUE DE PAKJS. ^83
et n'ont pas Je regard ; qui ne sont que tournés vers vous et qui
pourtant vous pénètrent; et, au-dessus de ces yeux , des sourcils
noirs, épais, dessinés gracieusement ; et, sur ce front, des cheveux
de même couleur, abondans, soyeux, qui se bouclent naturelle-
ment ; une tête de beau jeune homme mûri par la pensée, avec un
mélange de grâce et de gravité; une voix vibrante, inaladive,
mais assez animée; un nez fin; une bouche d'une belle forme
quoique légèrement contractée par l'habitude de la souffrance; et,
sur toute cette figure , dans tous ces traits que la maladie n'a pas
déformés, un bon sens bienveillant, de l'élévation et de la naïveté
les qualités de ses livres , intelligence , sagacité critique, sentiment
de la vie. Je lui trouvai le visage calme, reposé, comme s'il avait
le pouvoir d'empêcher ses souffrances intérieures d'altérer ce pur
miroir où se réfléchit tout ce qu'il y a de bon, d'élevé d'intelli-
gent, hélas ! et le peu qu'il y a de bonheur en lui. J'en fus d'au-
tant plus surpris, que je venais d'apprendre par les siens qu'il
avait tous les jours quelques momens de douleur aiguë ; c'est là le
prix que la nature impitoyable lui fait payer ce peu de belles pages
qu'il écrit dans les courtes trêves de ses souffrances. C'est un dur
marché que celui-là, une page pour une heure d'angoisses! Mais
la crise passe et la page reste ; il sait cela ; il y a foi, et il ne se
plaint pas du marché.
Aucun détail n'est petit, d'un personnage si intéressant. Un de
ses gestes habituels, quand il cause, est de porter sa main droite
à son nez , et de le prendre entre ses deux premiers doigts comme
s'il le voulait effiler et polir. Pendant qu'il me parlait la tête
tournée et les yeux errans de mon côté , je regardais au fond de
ces yeux avec une curiosité respectueuse, mais vive comme si
j'y avais voulu chercher quelque espérance lointaine de guérison.
Je m'y voyais parfaitement, comme dans un œil qui regarde
réfléchi dans leur mobile et profonde prunelle ; c'est toujours un
miroir qui reçoit les objets , mais qui ne les renvoie plus a l'inté-
rieur, au fond de cette pensée que le spectacle du monde visible
ne réjouit plus ; la maladie a tendu un voile noir entre son ame et
ses yeux; je m'y voyais, mais je n'y pouvais voir toutes les
19.
9.84 REVUE DE PARIS.
nuances si délicates de sa pensée. Sauf une expression invariable
de douceur et d'intelligence, n'y cherchez rien de plus : quand ses
idées sont riantes, — et, grâce a Dieu, il lui en vient quelquefois au
milieu des siens, — son regard ne rit pas; il reste grave, triste, dou-
loureux; mais toutes ces nuances qu'il ne peut plus reproduire
s'épanouissent sur tous ceux des traits de son visage que la ma-
ladie a respectés. Si vous ne pouvez pénétrer par les yeux dans
cette ame choisie, vous le pouvez par le reste de sa figure, qui
trahit toutes ses pensées par le jeu de toutes ses fibres vives et
délicates, et qui n'en trahit que de nobles, de bienveillantes,
d'inspirées. De temps en temps, un doux vent de septembre écar-
tait les feuilles de la charmille , et laissait passer un rayon de
soleil, un dard aigu, qui aurait blessé , même sous la paupière,
un œil doué de la vue , et qui plongeait impunément dans le sien ;
il n'en sentait ni l'aiguillon ni la chaleur. Amère parodie du re-
gard de l'aigle, qui fixe le soleil, mais qui le voit!
Je trouvai toutes mes spéculations et précautions de la route
bien ridicules. Il ne me dit rien de sa maladie, rien de ses yeux
éteints, rien de ses angoisses de chaque jour, rien de ses nuits sans
sommeil ; il me parla de Paris, de son amour de l'art, de ses tra-
vaux en train , de ses travaux projetés , de ses merveilleux desseins.
Il traite la douleur comme une perte de temps dont il ne faut pas
se vanter. Je m'attendais a quelques retours plaintifs vers les
belles années où il avait vu le soleil; et, par je ne sais quelle
pointe d'égoïsme misérable , je les craignais , pour l'embarras de
trouver en moi une sympathie et des consolations qui fussent a la
hauteur de confidences si poignantes ; il mêles épargna; peut-être
parce qu'il se méfie même de la sensibilité d'un ami, et qu'il ne
veut pas mettre les gens dans la gêne de se faire plus attristés qu'ils
ne sont, et de parler au-delà de ce qu'ils sentent. Mais non.
Pourquoi chercher une explication a mes dépens? S'il ne dit rien
de SCS maux, n'est-ce point qu'il ne trouve pas qu'on paie trop
cher d'une vie mutilée une des premières places dans l'art; ou que,
se sentant valide dans sa pensée, alerte, iufaligable, chemiuaut
librement dans les àgos passés, ayant delà vie, non-seulement
REVUE DE PARIS. 285
pour lui, mais encore pour tous ces hommes de l'histoire qu'il
ressuscite et remet sur leurs pieds, il ne veut f»as donner à La
maladie l'avantage de la croire plus forte que sa volonté, et,
comme les Stoïciens , mais non dogmatiquement , il nie la douleur?
S'il ne regrette pas le soleil sensible, n'est-ce point que dans cette
tête oii toute la vie s'est retirée , son imagination fébrile a allumé
un soleil qui lui semble bien plus beau que le nôtre? car il en est
le maître, il le peut a. volonté fuire lever sur son monde intérieur,
il le regarde en face, il le crée.
J'avais déjà passé deux heures avec lui ; je craignais de le fati-
guer ; je demandai a voir la ville , et d'abord la maison. Le mé-
decin inspecteur des bains de Luxeuil , M. Monin, homme
instruit et obligeant, s'offrit a m'accompagner.
— Je ne puis vous donner un meilleur cicérone , me dit le
malade: — Oui, voyez d'abord la maison; elle est d'une belle
conservation, et d'un style curieux.
L'avait-il donc vue? non. Il est venu "a Luxeuil aveugle. Mais,
sur de simples notes, il l'a devinée par la science et l'imagination,
les deux yeux de son esprit; et s'il la voulait peindre, il serait
moins embarrassé que moi qui n'ai pas la première et ne veux pas
courir après la seconde.
Nous sortîmes, M. Monin et moi. A peine dans la rue : — Eb
bien, docteur, que pensez-vous de notre pauvre malade?
— J'en pense bien , et j'en espère mieux.
— Quoi! il pourrait vivre long-temps encore?
— Vivre vie d'homme, comme vous, comme moi.
— Allons, docteur, je suis prêt à tout admirer dans votre
petite ville.
Nous étions alors en face de la maison , dans la rue. L'archi-
tecture est du commencement du quinzième siècle ; des fenêtres
inégalement percées , disposées sans symétrie , coupées par la
moitié, mais délicatement sculptées tout autour; a gauche, une
jolie tourelle , toute festonnée , en saillie sur l'angle de la maison ,
d'un bout touchant le toit , de l'autre descendant jusqu'au premier
étage, sortant "a moitié du nnn-, et qui semble comme un ornement
286 REVUE DE PAKIS-
délicat qu'on y aurait collé. Au premier , ce balcon dont j'ai déjà
parlé, admiré pour sa hardiesse , tout en pierre , régnant dans toute
la longueur de l'étage, d'une élégance comparative, si les enthou-
siastes me veulent pardonner ce blasphème, beau vu le temps,
mais hardi dans tous les temps. Dans le dernier siècle , Tun des
propriétaires de cette maison, peut-être quelque bailli (c'était la
maison officielle des baillis ) , fit élever des colonnettes pour alléger
la charge du balcon qui originairement portait tout entière sur
de simples avances en pierre, doublement fatiguées par le poids et
le temps. Ce prudent propriétaire a été traité de barbare par les
puristes ; mais sans ce barbai-e , le balcon serait peut-être a bas.
Dans rintérieur , les planchers et les plafonds des chambres sont
restés les mêmes; c'est l'art grossier mais solide des charpentiers du
quinzième siècle. Deux cheminées, de forme grandiose et élégante,
sous le manteau desquelles pourrait se chauffer debout un tambour
major , sont restées intactes , sauf des recrépissages au vernis qui
ont émoussé les profils des pieux bas-reliefs qui les surmontent,
et dont l'un, si je m'en souviens bien, représente Adam et Eve
chassés du paradis. L'une de ces cheminées, plus endommagée
que l'autre, est l'inutile ornement d'une chambre où l'on fait
sécher du linge, et où l'on garde des ognons; l'autre chauffe
encore, en hiver, une chambre vaste, commode, avec un lit
pour les hôtes : c'est cette chambre que les maîtresses de la maison
avaient obligeamment préparée pour moi, pensant que j'y passe-
rais une nuit, et m'y invitant avec toute la grâce possible. Si mon
temps m'eût permis de répondre a cette offre, peut-être, sur ce bon
lit, haut et moelleux, enibncé dans la plume qui porte aux
bizarres rêveries, j'aurais songé que je voyais au coin de cette
cheminée béante , les pieds étendus devant un feu doux et lan-
guissant, le corps plongé dans un vaste fauteuil, l'ambitieux abbé
de Jouffroy , rêvant tout éveillé au chapeau de cardinal , pendant
que le vent gémissait dans la cheminée , et que la cloche de l'ab-
baye sonnait le couvre-feu ; — ou peut-être , me serais-je imaginé
voir mon pauve paralytique, levé dès le matin, avec le soleil qu'il
aurait revu, une (.aune de voyageur a la main, au lieu d'un bâton
lŒVLt; DE PARIS. ^87
(l'aveugle, me venant éveiller ilaiis ma eiiambre hisloriqiie, poiii
aller passer avec lui les heures brillantes du midi sous la fraîche
feuillécdu Val-Dajoux, nous entretenant dn passé et du présent,
dans des causeries molles et oisives, lui me parlant des morts,
moi 1 ui parlant des vivans !
C'est au cardinal Jouffroy que cette jolie maison doit son in-
térêt historique. Il était de Lnxeuil, on ses parens tenaient un
beau rang. Elevé pour l'Église, orateur goûté dans les conciles
du quinzième siècle , ambassadeur du duc de Bourgogne, Philippe-
le-Bon, Il fut distingué de Louis XI, qui débauchait au duc, son
rival, tous ses hommes distingués, et qui fit obtenir a Jouffrov le
chapeau de cardinal, le nomma son aumônier, le combla de bé-
néfices et d'abbayes , lui donna des troupes a commander et des
mariages a négocier, et lui bâtit une fortune qui resta toujours au-
dessous de l'ambition de Jouffroy. Son titre historique est d'avoir
aidé a l'abolition de la Pragmatique Sanction j qui gênait le pape,
et que Louis XI échangea un peu trop vite contre des promesses
que le pape ne tint pas. Cette abolition, entre autres choses , ren-
dait au Saint-Siège la nomination des évêques français, que la
Pragmatique Sanction avait attribuée au libre suffrage des chapi-
tres. Plus tard, Jouffroy, trompé par la cour de Rome, dans une
ambassade qui avait pour but de régler des affaires temporelles ,
travailla au rétablissement de cette même ordonnance qu'il avait
contribué a abolir, et il ne tint pas a lui que la nomination des
évêques ne revînt aux chapitres. Son zèle pour la papauté n'était
pas, comme on voit, purement religieux. Ce fut un de ces mille
prêtres qui faisaient leur fortune par leur habit , et se poussaient
aux honneui's spirituels pour leurs profits temporels : exemple as-
sez commun d'une vie agitée , d'une ambition mondaine et d'une
ardeur insatiable pour les biens de ce monde, sous la triple robe
de prieur d'abbaye , d'évêque et de cardinal ; triple cilice d'or-
gueil, d'impureté et de convoitise, a cette époque et depuis.
Tout en face de la maison du cardinal Jouffroy il y eu a une
autre, d'une architecture moins ornée, qui servait sans doute de
dépendance a la première. Elle est flanquée a gauche d'une tour
288 REVUE DE PARIS.
assez élevée : a droite une petite tourelle comme celle que j'ai déjà
décrite, mais d'un travail encore plus délicat, si mes souvenirs ne
me trompent, sort a moitié du mur, sur lequel elle dessine un élé-
gant cul- de-lampe j qui en forme comme le pied et d'où pendent
des figures bizarres, dont les profils sont aussi fins que si la tou-
relle sortait des mains du scidpteur. Sauf la couleur noirâtre que
le temps y a répandue , vous diriez un travail d'hier. Les écha-
fauds viennent d'être enlevés. Quant k la tour, elle n'a pas d'or-
nemens a sa paroi extérieure et circulaire ; mais le dedans en est
curieux. C'est un escalier large et doux, dont les marches s'éta-
lent mollement, comme s'il avait été construit pour le pas débile
et la respiration courte d'un vieillard ; il mène h différentes cham-
bres carrées et spacieuses , habitées par de pauvres gens , avec
leurs vastes cheminées d'autrefois, et ces manteaux béans qui at-
tendent des ormes tout entiers, et sous lesquels s'accroupit, ra-
massée autour d'un petit feu de fagots, quelque pauvre famille qui
a succédé aux gens de monsieur le cardinal. Cette tour se termine
par une toiture en charpente , d'un beau travail , et qui est percée
de lucarnes , d'où on a vue sur un riche paysage , et d'où le guet de
monsieur le cardinal pouvait regarder loin dans la plaine. L'escalier
est éclairé en dedans par plusieurs petites fenêtres pratiquées dans le
mur circulaire , et au - dessus desquelles on lit , sculpté en carac-
tères gothiques, alternativement y^i^e et Maria. Le marbre ne re-
tient pas si bien que la pierre de Luxeuil les délicatesses du
ciseau.
De la tour , M. Monin me conduisit k l'établissement des bains.
Les bains sont le plus beau titre de Luxeuil et assurément son mo-
nument le plus populaiie, en ce qu'il y attire des étrangers et de
l'argent. Cet édifice est du dix-huitième siècle. On a gardé, dans
sa construction , quelques traditions de l'architecture romaine. La
façade est lui portique a plein cintre, avec un étage au-dessus.
Tout l'édifice n'est pas de trop mauvais goût, vu le temps. On a
comme respecté ce sol chargé d'antiquité, et qui j)orta d'abord des
bains romains , lesquels , d'après une inscription Uouvcc dans le
dernier siècle, existaient dès le temps de César qui donna ordre
REVUK DK PARIS. ''^9
à son lieutenant Labiemis de les faire réparer. Tout auprès est y\n
jardin avec des arbres mutilés en berceaux , à la manière du dix-
huitième siècle , et deux belles allées , où des platanes robustes
étendent librement leurs branches et déploient leurs larges feuilles
sur la tête des promeneurs qui viennent y attendre, a Tombre,
l'heure du bain.
L'intérieur de ces bains m'a vivement intéressé, par l'abon-
dance des eaux surtout : il y en aurait de quoi faire courir une
rivière. Je comprends très-bien l'étymologie du mot Luxeuil , lixi-
f^ium, lessive ; car les bains suffiraient a lessiver toutes les bardes
de la petite ville, ou au moins toutes les santés inquiètes de la
Franche- Comté. M. Monin, en particulier, ne doute pas de l'ef-
ficacité de ces eaux. Qui donc y croirait, si ce n'est d'abord l'in-
specteur? Les eaux de Luxeuil, dont la température est graduée,
depuis la tiède jusqu'à la brûlante, tombent dans des bassins cir-
culaires , séparés par compartimens ; chaque compartiment reçoit
un degré de chaleur différent. J'admirais cette libéralité de la na-
ture qui, dans un espace de quelques pieds carrés, fait jaillir des
eaux de toutes les températures, et a côté d'une source simplement
tépide , en amène une autre oii l'on ferait cuire des œufs ; de telle
sorte qu'on peut prendre , sous le même toit, un bain froid et une
douche de vapeur. Les bassins servent de baignoires communes.
On s'y met a l'eau , hommes et femmes , comme a une piscine pro-
batique , jeunes et vieux , vierges et graud^mères ,
Pueri , innuptœque puellae ,
dans des peignoirs qui ne laissent voir que le visage. Tout autour des
bassins régnent circulairement des cellules particulières où les bai-
gneurs se déshabillent ; et c'est de la qu'a une heure dite sortent ,
comme de blancs fantômes, soixante malades de tous les degrés et de
tous les âges, malades de leur fait ou du fait de leurs pères ; vieux
qui veulent se rajeunir, et jeunes qui veulent vieillir-, étourdis qui
espèrent piper, a la faveur de la liberté du bain commun, quelque
agflès malade de désirs rentrés , et pêcher quelque poisson idans
•jÇyO HEVUE DK PARIS.
cette eau trouble. Tous descendent pêle-mêle dans ces bassins; les
uns restent assis sur les degrés : ce sont ceux qui prennent le bain
au sérieux; les autres s'étendent en long sur les dalles ; ceux-ci
s'agenouillent, ceux-là s'accroupissent; les plus pétulans barbol-
tent : on rit, on cause, on chuchote, on éclate, on projette des
bals , des soirées , des parties de campagne ; on dit du bien de
M. Monin : — du plus malade de tous , du nôtre , on ne dit rien ;
car qui est-ce qui le connaît dans la Basse-Franche-Comté? La va-
peur qui s'exhale de ces eaux et de ces corps monte, se répand
dans la salle , fait des verres de Bohême de tous les carreaux de
vitre , dégoutte des murs qui ruissèlent ; les propos redoublent ;
tous ces peignoirs anguleux s'animent ; les malades oublient leurs
maladies douteuses; les grand'mères se croient dans la fontaine
de Jouvence ; les agnès s'enhardissent la gaieté du bain com-
mun, c'est le plus clair de l'effet des eaux.
— Et la morale , docteur ?
— La morale n'en souffre pas. Il ne se fait rien par les bains
qui ne se fût fait sans les bains. Le peignoir et l'eau tuent l'illu-
sion et l'amour. J'ai vu des jeunes gens attirés par cette promis-
cuité, et qui pensaient trouver la femme libre dans quelqu'un
de ces compartimens , qui s'en sont allés comme ils étaient venus.
— A la bonne heure.
Au-dessus des cellules sont quelques bustes de grands person-
nages romains, les uns antiques, les autres imités de l'antique.
Les premiers ont été trouvés a l'endroit même où s'élèvent les
bains, dans les décombres de ceux de Labiénus. Ils président aux
innocens bavardages des chétifs descendans des Gaulois , eux qui
ont vu peut-être a cette même place se consommer les sales dé-
bauches de la Vénus des Thermes, et grouiller dans l'eau les ceutu-
rions et les courtisanes , lesquels venaient se hâter de vivre là où
les cliens et clientes de M. Monin viennent faire durer leurs pe-
tites santés.
Luxeuil fut l'une de ces mille villes sur lesquelles passa le che-
val d'Attila, ce cheval qui, au dire du barbare, ne foulait
aucune terre sans que l'herljc cessât d'y croître. Les ruines de la
REVUE DE PARIS. ^9 1
ville romaine servirent de sol a la ville française. C'est ainsi que
faisait Attila : il mettait dessous ce qui était dessus , il retournait
une terre chargée de villes, comme le laboureur retourne un
champ couvert de chaume; il défrichait le vieux monde pour le
christianisme, lequel venait après lui, avec des maçons pour archi-
tectes , et les peuples pour ouvriers , bâtir des abbayes a l'abri
desquelles se groupaient quelques cabanes de serfs, puis un vil-
lage, puis un château et son châtelain pour exploiter la petite po-
pulation de compte h demi avec l'abbaye , puis une commune qui
devait dévorer le châtelain et l'abbé.
Environ cent trente ans après Attila , saint Coloraban, ce moine
irlandais qui allait semant l'Europe de fondations pieuses , et l'é-
difiant par ses lumières et ses vertus, vint a Luxeuil et y fonda
une abbaye où trois cents religieux , se relevant a tour de rôle
dans l'église, comme une pieuse troupe a un poste d'honneur,
chantaient éternellement les louanges de Dieu. Au septième siècle,
on venait de tous les pays a l'abbaye de Saint-Colomban pour
ses écoles, qui étaient célèbres. Les abbés avaient le droit de faire
grâce et de battre monnaie. Détruite deux fois par la guerre , l'ab-
baye de Luxeuil se releva deux fois ; mais , comme il arrive , s'af-
faiblissant et perdant de son importance a. chaque fois. Celle que
M. Monin me mena voir coûta 500 livres à rebâtir , somme si
modique , même en tenant compte de la valeur plus élevée de la
livre k cette époque, qu'il faut bien croire que les habitans y ai-
dèrent par des dons en nature , et que les seigneurs du pays per-
mirent qu'on en coupât les charpentes dans leurs bois. L'abbé de
Luxeuil était encore souverain au temps de Qiarles-Quint ; l'abbé
régnant abdiqua même sa souveraineté en faveur de ce prince.
Aujourd'hui cette abbaye est délabrée. Les dalles des corridoi's
se disjoignent, les murs se lézardent; l'édifice menace ruine. S'il
tombe, ce sera pour ne plus se relever, car la piété du conseil
municipal et les centimes additionnels ne suffiraient pas k une
telle œuvre. On ne gagne plus le paradis a apporter sa pierre à la
fondation des monastères. A la place des trois cents religieux de
Saint-Colomban, l'abbaye de Luxeuil est habitée par quelques
•>.<)■>. REVUE DE PAFUS.
séminaristes, maigres recrues du clergé de la Franche -Comté ,
trop peu nombreux pour empêcher l'herbe de croître dans les
cours, et pour remplir de leurs chants la vaste nef de l'église. Ils
apprennent la théologie et le latin de la Vulgate , pour le psalmo-
dier quelque jour au fond d'un village , dont le principal proprié-
taire les aura à diner tous les dimanches , par un reste d'habitude
seigneuriale à laquelle les esprits forts ne manquent pas.
Le jardin de l'abbaye fournit des légumes au séminaire. J'y ai
remarqué , à l'entrée , nn beau débris de bas - relief antique , que
les séminaristes ont rayé avec la pointe de leurs couteaux, non pas
dans une de ces pensées chrétiennes de l'espèce de celle qui pous-
sait le pape Adrien VI a vouloir qu'on fît du plâtre avec l'Apollon
du Belvédère , mais par une innocente distraction d'écoliers.
L'église est assez belle ; elle a un magnifique buffet d'orgue qui
descend le long du mur jusqu'à hauteur d'homme, et pose sur
une sorte d'Atlas assez ridicule ; les sculptures en bois en sont
convenables.
Tout près de l'église est une maison particulière , du même
temps, je pense, que la maison du cardinal Jouffroy, avec des
fenêtres doubles , et au-dessus des fenêtres et de la porte , dans
l'intervalle du rez-de-chaussée au premier étage , des enroulemens
et des guirlandes de pierre , d'une légèreté et d'une grâce admi-
rables : tout cela conservé, on ne sait comment. Vous diriez que
cette jolie maison a été gardée sous une cloche de verre, dont on
aurait enlevé l'air avec la machine pneumatique. Ni le froid ni le
chaud ne mordent sur cette pierre de Luxeuil , et la teinte noi-
râtre que le temps y répand est d'un ton si doux a. l'œil , que je
ne sais si je ne l'aime pas mieux que la couleur feuille-morte dont
le soleil dore la vieillesse des monumens du midi. Cette maison,
j)rès de l'église, m'a d'autant plus intéressé qu'elle ne figure dans
aucun recueil, ni album, ni keepsake anglais ou français ; elle est
cachée comme dans un coin de la ville , h l'ombre de la vieille ab-
baye , oubliée et comme inaperçue du temps et des hommes.
En rentrant dans la grande rue de Luxeuil , un peu avant d'ar-
river a la maison du cardinal Jouffroy , a gauche , une maison très-
KEVUE DE PARIS. igS
remarquée et Irès-dessinée , encore de la même époque et d'une
<;onservatlon non moins étonnante, a été badigeonnée dans ces
derniers temps par le propriétaire ou principal locataire qui y tient
un café. Indignation d'usage, exclamations contre le vandalisme,
toutes les apparences d'un désespoir d'antiquaire, en présence
d'une telle profanation. Ni le peu d'artistes ni le peu de commis-
marchands que l'amour de 1 art ou que le commerce des vins amè-
nent a Luxeuil, n'y font faute. Quel dommage d'avoir allourdi
par des couches de chaux jaunâtre et blafarde les piliers qui sou-
tiennent ce portique a plein cintre , d'avoir émoussé ces reliefs dé-
licats en emplissant les creux de badigeon , d'avoir hébété ces pro-
fils et détruit ce jeu de la lumière et des ombres , si délicat sur
des pierres déjà noires ! Oui , quel dommage ! et je l'ai dit comme
un autre , et je me suis battu les flancs pour être a la hauteur de
ces Jérémies de l'art du moyen âge ; mais qu'y faire? Quand cette
maison était noire , ce portique humide , ces piliers sombres et ab-
sorbant le jour du café, sur les vitres duquel ils reflètent mainte-
nant leur brillante teinte jaune, le café chômait; les sous-ofliciers
et les officiers en retraite allaient ailleurs. Le limonadier, qui vit
de pratiques plus que de curieux , et qui préfère les consomma-
teurs qui entrent dans son café aux antiquaires et aux gens de let-
tres qui passent devant, a fait baJjiller de jaune la vieille maison,
qui reluit maintenant au loin et lui tient lieu de transparent et
d'enseigne. A la place de ce cafetier, j'en eusse fait autant; liu,
a ma place, m'eût traité de barbare, et nous aurions eu tous deux
raison.
Ce ne sont pas la toutes les curiosités de Luxeuil ; mais c'est
tout ce qu'on peut en voir en deux heures , avec un guide comme
celui que j'avais , qui ne vous fait pas perdre une minute.
Je revins voir mon pauvre malade. Il reposait sur son lit. J'at-
tendis dans la chambre voisine; je n'aurais pas voulu qu'on lui
ôtât pour moi une seconde de ce repos qui suspend ses douleurs ,
qui rafraîchit son imagination, qui est tout son soleil. Je m'entre-
tins tout bas de lui avec sa femme, qui ne peut parler que de lui ,
([ui n'aime a parler que de lui ; femme admirable qui est venue
•J()4 REVUE DE PARIS.
offrir à l'écrivain aveugle sa main , son cœur, son esprit, ses nuits
et ses jours, pour le veiller, le soutenir, lui faire voir par ses
yeux , marcher par ses pieds , écrire par ses mains ; qui s'est ab-
sorbée et confondue en lui. C'est l'éternel honneur des femmes ,
qu'un aveugle puisse trouver une épouse fidèle qui se colle a son
bras comme Antigone au bras d'OEdipe, et lui pose le pied sur
cette terre où tout est ronces et cailloux, même pour le voyant et
le valide. Je voulais en louer celle dont je parle ; mais elle m'en té-
moignait du déplaisir, disant que si on le connaissait bien on la trou-
verait au-dessous de son devoir. Je sentis que j'avais fait une faute.
Mais l'homme est si peu désintéressé (ju il lui échappe d'admirer
naïvement ce qu'il ne serait pas de force et de cœur a faire , ne
pensant pas qu'il y a toujours dans une admiration de ce genre un
peu de sui'prise , et que la surprise suppose qu'on s'attendait a
moins. C'est par-lk que certains éloges peuvent être très désobli-
geans.
La nuit est bien longue pour notre malade. Il dort peu, et d'un
sommeil troublé par les souffrances , agité par toutes les passions
des héros de ses histoires, auxquels il donne la vie aux dépens de
la sienne : car il n'a pas l'heureuse condition de l'historien spécu-
latif qui disserte sur les faits du passé sans en être affecté, et qui
glisse au milieu des époques les plus remuantes sans en éprouver
le contrecoup; d'autant plus calme que tout est plus agité autour
de lui, et se retirant du milieu des scènes passionnées dans le
calme de sa raison; — lui, il vit dans le passé comme vous vivez
dans le présent; a mesure qu'il bâtit son drame, il en ressent
toutes les péripéties ; a mesure qu'il évoque ses héros , il se mêle
parmi eux comme un frère parmi des frères ; il fait le drame et il
y assiste ; il ressuscite un monde et se jette tout au travers avec la
sensibilité douloureuse d'un homme de ce temps-ci , d'un malade
et d'un poète. Le jour, il se fait lire les vieux livres où sont les
données grossières de ses histoires , et la nuit , après quelques
heures de premier sommeil, il s'agite tout a coup sur son lit, il
miu-muro, il gémit : ce sont des scènes qui s'arrangent dans son
imagination surexcitée par la fièvre ; c'est une bataille où les na-
RKVIJK DE PARIS. Ot.)')
lioiiaiix périssent sons le glaive du conquérant; c'est nue com-
mune qui tend des chaînes dans ses rues, ou se prépare a assiéger
son évêqne; c'est un meurtre qui se consomme dans une église,
au pied de l'autel; c'est un mariage funèbre, c'est une fuite, c'est
UQ amour plein de malheur, et qui doit finir par le meurtre; que
sais-je ! c'est quelque partie du grand drame de l'histoire qui ar-
rive dans son cerveau a ce degré de réalité et de vie où il ne la
pourrait plus garder sans une vive douleur ; il faut donc qu'elle
sorte , il faut qu'une oreille soit près de lui , toute prête pour en-
tendre ce qu'il va dire, il faut qu'une main soit toujours la qui
aille aussi vite que son inspiration fébrile. Cette oreille, cette
main, il ne les obtiendrait de personne à prix d'or, le dévouement
libre les lui donne : c'est sa femme qui tient la plume quand il
dicte.
Je ne sais pas si je manque a la discrétion en trahissant le se-
cret de vertus si touchantes ; mais en ce siècle de désordre intel-
lectuel , où la moralité des romanciers veut donner pour toute fin à
la femme l'amour physique, et ne sait où classer celle qui n'est que
l'ange gardien d'un mari aveugle et moribond, n'est-il pas du de-
voir de quiconque a pu rencontrer un bon exemple de le publiei
a haute voix , comme une protestation de la bonne nature hu-
maine contre ceux qui la travestissent, faute de la savoir obser-
ver? Elle donc ne s'endort jamais sans avoir sur sa table un crayon
et du papier, avec une veilleuse pour lumière. Au moindre bruit ,
elle s'éveille, elle écoute, elle attend. Il n'y a guère de nuit où le
pauvre poète ne l'appelle : tantôt c'est pour lui dicter a la hâte
quelque ébauche brillante dont il fera le lendemain un splendide
tableau sous la charmille du petit jardin, quand le doux souffle d'une
belle matinée aura reposé son visage et fécondé son esprit; tantôt
c'est pour refaire quelque scène pémblement imaginée la veille,
à cause d'un léger surcroît de souffrances , et qui se sentait de la
fatigue du corps; c'est peut-être pour y répandre plus de soleil et
de lumière ; ou bien c'est pour rendre aux actions leur vrai motif qui
avait fui son intelligence raidie en vain contre le mal : tantôt
c'est pour moins que cela. C'est pour quelque phrase d'abord mal
.jg6 UEVUE DE PARIS.
venue, où l'expression était incertaine, et qui, parmi les mille res-
souvenirs vagues des rêves , lui sera apparue vive et colorée ; c'est
pour un mot qui jurait, ou qui laissait échapper la pensée, ou qui
entreprenait trop sur le génie sévère de la langue ; car cet homme-
la aussi est esclave de la langue, et , comme notre grand prosateur
Chateaubriand, il a le courage de douter de sa pensée, s'il voit
que la langue lui résiste et s'y refuse. Quand il est soulagé, il se
rendort, et elle après lui, plus heureuse et plus reposée de ce
sommeil troublé, que s'il s'était contraint pour ne pas l'inter-
rompre ; et cette page crayonnée d'une main engourdie, "a la lueur
d'une veilleuse, dictée par un malade, de son lit de souffrance,
vous en admirerez demain la fraîcheur, la grâce, la facilité,
comme s'il était vrai qu'il n'y a pas de plus doux sourire que ce-
lui d'une bouche souffrante, ni d'imagination plus fleurie que
celle qui brille a. travers les douleurs du corps !
Je le revis bientôt. Il me parla d'une préface a laquelle il tra-
vaillait depuis quelques jours; cette préface devait précéder un re-
cueil de morceaux de critique historique publiés avant ses grands
ouvrages , recueil qui a paru depuis. Je lui demandai a voir ce
qu'il en avait déjà fait : celle qui l'avait écrite sous sa dictée vou-
lut bien se charger de la lire. Elle y mit un ton que je ne saurais
rendre; il y avait dans sa voix tremblante je ne sais quel mélange
délicat d'orgueil tendre pour les belles choses qu'elle lisait, et de
crainte de ne les pas faire valoir assez par le débit, ou de paraître
les faire valoir plus qu'il n'en était besoin. Lui la suivait avide-
ment , lisant intérieurement ce qu'elle lisait, a ce que je vis aux
mouvemens de ses lèvres qui accompagnaient ceux de la lectrice.
J'étais touché par tous les points sensibles ; de la chose lue, par
mon esprit; de la lecture, par mon cœur. J'éprouvais tous les sen-
timens a la fois, curiosité, sympathie, admiration.
On se mit à table dans une belle salle , au premier , ayant deux
fenêtres sur le petit jardin, et deux sur la rue , ouvrant sur le joli
balcon de pierre évidé, d'où son énùnence le cardinal Joulfroy
bénissait les vilains de Luxeuil. On voulut bien me faire remar-
quer que je mangeais peu : outre des habitudes qui me .suivent
I
REVUK DE PARIS.
«eme en voyage co.nment penser h ranger, quand j'avais tant
avo,.et.a„,a éconte,.? Tantôt le d„„,es„qne,.an,.Aa file
celle-c. plus sonvent, emplissent sa cuiller, ou piquent ses Z'
ceaux , et „, mettent la fourchette dans la n,ain, etavec e do fc I
2;-, .1 ™ange. Il „,ange comn.e un homn,: à q> 1 do f
Montn promet longue vie, et Dieu l'entende! avec appétit ml
pas des jeux 11 n est pas aveugle comme j'en ai vu d'autre,
cherchant, s'tngéniant, expérimentant por suppléa- l""!
qu. letn^ manqtte, et, par l'habitude, finissant iwv ir parfe
Xt alÎe t ™"'" '""''' '" '' '--' ^^P»'-' ' -
4" il est a\ eiigle. ba main est ton purs incertiînp c«c
toujours sa„sht,t. s',1 ne trottve as , V^Z^: ;^^::r:
dœ, ,1 s arrête; il n'en.ploie pas «ne seule réflexln n»
«ne réflexion d'inst.nc., au service de ses hes::!!^:, C^:
d fference entre cet aveugle et les aveugles dont je parl'e Z s
Plje que trop bien. Cenx-li. n'étaient point distrai' d a a r
facuon de leurs besoins par une vie tout intellectuelle ils n'a'
valent n, la pensée qui fait o.élier les soins du eoros n !' ,
«ne femme dont tons les setts leur appar,' t;,' i.'vl;*':::
marchât, qui respirât pour eux. , î"' vécut, qu,
che'rchaitr°'r\""'' '''"""'"''' "'"P'^' '"-'^il'ante; il ne
cherchait pas a la hausser an niveau de sa réputation d'écr vain
m a soutemr par des traits cherchés le prestige de se c ts'
comme font quelques auteurs distingués ialoux le l'-, '
«partout, mêmeatable;ilca„saitV;reX^^^^^^^^^^^^^
tendre , pour faire changer de cours h ses pensées e
«prit par la variété et l':ba„do„. Je e trouva , •', ''°''"°"
la httératnre hrupnte, de cette ii.téra 1 11e q^s' .T:::r^ '"
^ inférieines, mais qui n'arrive pas jus u'anxl r t h LL"
lien avait dans sa solitude, plus que moi qui vis au m itTd
fe«; .1 me citait des vers et de la prose que jlvais v " "
je n avais pas lus; il a une mémoire aZirble quI^L'e Tr'"'
sotmaussibienqneRacine.Etn'était-cepaspiquantye, nd ^
■20
U9S
REVUE DE PARIS.
éî^ayant le Jcssert pnr quelques <-itatinns de i,i l;uij:;iie reconstituée
(lu dix-neuvième siècle?
Il fallait pourtant retourner à Vesoul. Nous nous quittâmes avec
effusion, lui plein de bonté et d'offres d'amitié, moi syant soin,
dans la familiarité qui m'était permise, de garder les convenances
de la plus sacrée des hiérarchies, et de tenir les distances d'un
homme de ma génération a un homme de la sienne, d'un inconnu
a un écrivain illustre. Je remontai dans ma carriole, emportant
avec moi une de ces lettres tant admirées, que je n'avais point
lues, que j'allais lire tout en cheminant, pour abréger l'ennui de
repasser par la même route. Je fis deux lieues ainsi sans m'en aper-
cevoir , transporté dans ce monde de nos origines nationales , où
il a mis la lumière de la création , et dont il a peint avec tant de
naïveté et de grâce les mœurs primitives , les courages simples, les
passions brutales et les vices moitié d'instinct , moitié appris , re-
couverts d'une civilisation importée, pareille k un oripeau dont se
serait affublé un sauvage. Se peut-il, me disais-je, qu'un homme
sache lire si si^rement avec les yeux d'autrui au fond d'annales
confuses et incertaines , dans des livres écrits sans art et sans goût,
en une langue dégénérée et corrompue ; qu'il puisse écrire avec les
mains d'autrui des pages si animées, si frémissantes, si pénétrées de
la chaleur de vie d'un être entier ; que des récits si bien liés aient
été faits lambeaux par lambeaux, dans l'intervalle des souffrances, et
avec les intermissions exigées par le médecin 5 qu'un souffle si égal
échauffe des pages morcelées ; que des fêtes décrites par un malade
soient si riantes; que des amours rêvés dans la fièvre soient si
frais et si naïfs; qu'un ton si ferme, une philosophie si sûre, un
sens critique si droit et si prévenu contre les illusions, se ren-
contrent en un être si chancelant? Se peut-il que ce jojau de l'art
du dix-neuvième siècle soit l'œuvre de Ihomme que je viens de
quitter, si frêle et si chétif, dévoré par le zèle de l'art, noble ou-
vrier qui pour un travail où il faudrait des mains , des yeux, des
pieds, et la pensée, n'a que la pensée pour suffire à tout? M. Vil-
lemain, notre maître en critique, a dit des romans liistoriques
qu'ils pouvaient être plus vrais que Thistoiie; niais c'était avant
■^sim.
\:
REVUE DE PARIS. 9.00
que le malade de Luxeuil eût créé une histoire qui lut vraie
comme un roman , sans cesser d'être de l'histoire.
Comme je finissais ma lecture, le soleil se couchait derrière les
collines qui dominent la petite ville de Vesoul, et ses derniers
rayons doraient les légères vapeurs qui montaient déjh du sein de
ïa terre refroidie, et qui devaient donner le lendemain a d'autres
voyageurs la fantasmagorie du grand fleuve de vapeurs se dissi-
pant au lever du soleil.
A la vue de ce soleil qui se couchait pour se lever le lende-
main , une pensée me dut venir naturellement :
Être au premier rang des écrivains de son époque, avoir la
gloire si populaire de l'historien , écrire avec originalité dans la
vieille langue, iimover en restant fidèle à la tradition, laisser des
pages dignes des siècles d'or dans un siècle de décadence , savoir
parler au cœur et a l'esprit, être admiré et aimé tout ensemble;
Tout cela vaut-il ne plus voir le soleil ?
Vaut-il mieux languir dans les ténèbres, avec la gloire, — que
vivre inconnu et stérile, a la douce lumière du soleil ?
Oui ! si l'homme ne vit pas que pour lui seul , si la pensée de
l'individu appartient à tous ;
Oui ! si comme nous le disent les hommes qui ont eu l'empire
des intelligences, la gloire a une sévère douceur qui adoucit le
sacrifice , et quelque miel qui fait trouver le calice moins amer.
Ce n'est pas moi qui dirai non !
NlSARP.
j>0.
CHRONIQUE.
s, le commerce atterd avec impatience la nouvelle loi sm- les faillites
.1 est perm.s de cron. que la cbambre des députes n'est pas moms pressé;
d en finir avec ces discussions de bilan et de concordat qui fatiguent son
attention et démontrent que dans une assemblée , élite dek nati!n " n'y
a pas vingt bommes d'affaires : les articles de la loi se succèdent , se ;otent
et sont admmistres aux bonorables, par doses progressives, omme d «
grains d opium. Agitées par des questions plusVives , les cbambre 1
glaises attirent a présent les regards de nos hommes politiques, qui v"t
se hâter de livrer aux sagaces interprétations de MM les Les-Lciers
cbande liers-corroyeu. du tribunal de commerce , une loi Lfl c^ d^
serpe et votée avec des bâillemens. Le succès obtenu par sir Abercromby
sur sir Char es Manners Sutton e.t un événement plein de portée qiii
prend au débotté notre nouvel ambassadeur. M. Sébastiani , dit-on
prenda cœur sa nomination : il ne veut rien négliger pour la justifier aux
bien a M. de Talleyrand : pourvu que M. Sébastiani fasse nos affaires en
dérangeant les siennes !
M. de Salvandy a trouvé aux ennuis actuels de la députation un sou-
lagement dans les suffrages de l'Académie. Manquant de temps et d'espace
pour trier le bagage littéraire de M. de Salvandy , nous signalons siule:
ment ce cote louable de son élection : savoir , que M. Arnault fils ne sera
pas académicien par codicille de monsieur son père.
-- C'était par des sermons que saint Vincent de Paul , Massillon ces
prêtres sublimes, réchauffhient la bienfaisance des riches de leur en ps
a..Jom.d h,„ , c'est le violon , le flageolet , le corne, à p.ston , qui vienZl
REVUE l)K PARIS. «) l
<^« aide à la charité, cette grande vertu cliretienne. Un quadrille tait plus
circuler d'aumônes qu'une prédication chaleureuse , et les accords partis
d'un orchestre en délire persuadent mieux que les belles ])aroles lancées ,
du haut de la chaire ëvangelitjue , contre l'indifférence des heureux du
monde. Les bals au proCt des indigens se multiplient, et la somptueuse
salle des concerts Laffittc se sanctifie par les raoïits charitables dont elle
est le rendez-vous ne'ccssaire. Jeudi dernier , le cinquième arrondissement
s'était abattu là tout entier, avec ses coiffures de fête , ses robes de gaze ,
ses escarpins et ses bas de soie. Pour émouvoir tant de bonnes âmes , ras-
sembler tant de danseurs et de jeunes femmes , les dames patronesses
avaient fait une louable dépense d'activité; tous leurs billets étaient pla-
cés. Il faut féliciter de ce résultat IM""" de Rambuleau, de la Riboissièrc,
Lobau, Meilin, Bonnaire, Amédéo Grehan , Cliaix d'Est- Ange, Grillon,
Haber, Charles Delon , Tresca , Baudelocque.
— Un duel terrible a eu lieu cette semaine : les deux combattans ne se
connaissaient pas; il n'y avait entre eux aucun sujet d'animosité person-
nelle : l'un n'avait pas ruiné l'autre, enlevé sa femme ou séduit sa fdle;
indifférens aux questions politiques qui divisent la société , on ne peut dire
qu'ils se soient battus pour la défense d'une opinion. Ces deux braves
chiens, appartenant à lord S... et à lord C... , auraient pu passer cent
fois cote à côte dans la rue sans se toucher seulement du bout de la queue ,
si lord S... n'avait parié 100 livres sterling que le sien étranglerait celui
de lord C... Le manège Pellier avait été choisi pour la rencontre. Des juges
du combat, en grand nombre, étaient rangés autour de la salle. A un si-
gnal donné , les deux adversiiires se présentent dans la lice. Le dogue de
lord S... est gigantesque , athlétique; celui de lord G... petit, râblé, ra-
geur. Au signal donné , ce dernier s'élance sur le grand dogue , le saisit
par la patte de derrière , s'y cramponne avec une fureur concentrée , ne
lâche plus cette patte, fait tournoyer son ennemi , jusqu'à ce qu'il tombe
sur le dos, et , profitant de cet avantage, le saisit à la gorge et l'étrangle .
David était petit , et pourtant il tua Goliath.
— UNE SUITE DU DERNIER BAL MASQUE DE l'opÉra. — Bientôt le Car-
naval touche à son terme; quinze joiurs encore, et le mercredi des Cendres
va saisir le Mardi-Gras, barbouillé devin , perclus d'orgie , pour le noyer
dans ses ablutions. La nécessité du plaisir remue à préseat les retai'dataires,
et chaque bal de l'Opéra voit grossir la foule de ses cliens , qui viennent
chercher des intrigues à petit bruit , des révélations indiscrètes , et gagner
les lorgnettes de la petite tombola. Le bal si brillant de samedi 14- fé-
vrier a donné lieu à une aventure digne des beaux jours du dix-huitième
30'>. liKVUK r>K PAKIS.
siècle. Quatre temmes d'une grâce extrême, qui se décelait, sous les plis
de leurs sombres dominos , à plusieurs signes infaillibles , la coquetterie
du pied , l'accent de la voix , la souplesse de la taille , accostèrent succes-
sivement quatre hommes connus , l'un par ses habitudes fashionables ,
l'autre par ses saillies spirituelles, les deux autres par d'e'clatans suc-
cès littéraires. A ces titres, l'un de ces derniers joint la ce'lëbrite' d'une
coiffure qui dispute à Tamburini l'attention des habitues de Favart.
Une invitation à souper fut sollicitée par les quatre dominos, qui trou-
vèrent dans les protestations et les promesses des quatre privilégiés
les plus rassurantes garanties de convenance et de moralité'. Un petit
salon du Café de Paris fut témoin d'une orgie brillante , animée , où
dominaient cependant les façx)ns de la meilleure compagnie. Toute la
société de Paris fut passée en revue par les quatre élégantes incon-
nues, qui semblaient en savoir tous les mystères; tout, depuis les in-
trigues de cour jusqu'aux plus petits mouvemens politiques , fut dé-
voilé dans cette brillante réunion. C'était un coup d'œil piquant que de
voir tous les spectateurs qui se pressaient à la porte du salon pour
saisir un mot , recueillir une de ces saillies pétillantes comme le
Champagne qui débordait tous les verres. Enfin l'un des masques lit
signe qu'il était temps de prononcer la clôture de la séance, et, saisissant
nn des coins de la nappe , fit voler en éclats les verres , les flacons et tout
ce qui se trouvait sur la table ; puis les trois autres se levèrent et ga-
gnèrent deux voitures , ce jour-là sans blason , près desquelles veillaient
des valets de pied sans livrée. Ce fut en vain que l'un des heureux con-
vives essaya de les suivre , car le premier des masques , celui qui avait
consommé l'hécatombe du festin , lui laissa voir le bout visiblement me-
naçant d'un joli petit pistolet de poche galamment caché sous le satin de
son camail. Depuis ce moment , les quatre élus parcourent sans cesse le
bois de Boulogne , les bals , les Italiens et l'Opéra ; aucune femme n'a
encore souri en les voyant , et ils attendaient avec impatience le bal d'hier^
espérant bien atteindre le dénoûment de cette aventure.
THEATRES. PORTE-SAINT-MARTIN. LA NONKE SAINGLANTE, mélo-
drame en quatre entr actes et six décors. — Depuis quelque temps M. Ha-
rel fatiguait la fortune, et la fortune fatiguait M. Harel. Ni Jocko ressuscité ,
ni la façade de la Porte -Saint -Martin ornée d'un transparent sur lequel se
dessinait chaque soir la silhouette du singe immortel , ni les programmes
bourrés de la Tour de Nesle , de Pinto , de Lucrèce Borgia , ni les bals
de l'Odéon , tolérans pour la pipe et le cigare, et enrichis de soupers gra-
tuits , rien enfin de ce que jicut créer l'esprit inventif do ce directeur phi-
losophe et latiniste n'avait pu détruire le charnu- qui ensorcelait sou enlrc-
UKVUK DK l'AItlS. .'O'î
prise eiigoiiidic comme la Belle au uois dormant. L'homme qui sait le
mieux lancer un paradoxe , dont la vie entière est elle-même un paradoxe
perse've'rant , M. Harel se fît donc un jour à lui-même cette argumentation ,
qui se trouva logique : Quand je donne au pulilic une première représenta-
tion quelconque , celle de Pinto , par exemple, le public ne s'amuse pas;
quand je lui offre quinze actes à dévorer le même soir , il me témoigne par
la fre'nésie de son absence qu'il s'ennuie dix fois plus. Il y a là un vice :
cherchons ce vice. Si quinze actes l'ennuient , si cinq actes ne l'amusenl
pas , c'est la faute des actes : supprimons les actes , et demandons à .M. Gis-
quet vingt municipaux à cheval poui- comprimer la foule et régler la file
des voitures ; car une ère nouvelle va commencer pour le théâtre. Je fais
désormais représenter des Entr'actes, Les auteurs ne me manqueront pas.
La Nonne sanglante fut commandée, faite en peu de jours , et la repré-
sentation n'en a été si long-temps retardée que par la mise en scène et les
nombreuses répétitions des entr'actes , qui sui'passent en magnificence , en
développemens , tout ce que l'art théâtral a produit de plus pompeux.
Plusieurs feuilletonistes nous semblent donc avoir mal compris la pensée
du directeur en donnant aux cinq actes du drame et aux décors une im-
portance dont ne veut plus M. Harel ; et c'est rentrer dans l'appréciation
exacte de son brevet d'invention que de donner une analyse consciencieuse
des quatre entr'actes dont les cinq actes ne sont que le prétexte. Si cela
pouvait faire question, la question pourrait être résolue montre en main : cha-
que acte durant un quart d'heure, chaque entr'acte 75 minutes, terme moyen.
AVANT le lever DU RIDEAU. — Grand défoncement de portes, coups
de crosse distribués aux plus pressés , chapeaux de femme aplatis comme
le portefeuille d'un coulissier en liquidation , ouvreuses aux abois, u Par
ici , madame , un petit banc. — Par là, madame, le n" 17. » Irruption dans
le parterre , qui se montre en un clin d'œil diapré de casquettes de loutre,
de vestes de conducteurs et de calottes prolétaires. La troisième galerie se
couronne d'enfans déguenillés , de marchandes de pommes , d'hommes
gorgés de coco , espèces de chauves-souris brunes et coriaces qui s'accro-
chent aux parois du cintre avec les ongles, les pieds , les dents , hurlant
des cris de cavenie , l'œil ébloui par les flammes du lustre. La jeune-
france garnit peu à peu le balcon et la première galerie , laissant au Aes-
tiaire ses manteaux de muraille, ses gourdins, et gardant ses barbes qui
retombent comme des crépines de velours noir sur l'appui de la balustrade.
Vous comptez là des journalistes , des auteurs di-amatiques , des peintres et
autres artistes . enfin tout ce qui rerAue et s'agite , par état ou par goût ,
aux appels de la nouveauté. Dans les loges apparaissent des têtes de
femmes serrées, étoutlces . aggloméiées. L'aristocratie des premières rf
3o/|. RKVUK DE PAlilS.
présentations se blasonne dans les avant-scènes. Des frémissemens insaisis-
sables parcourent la salle du comble au faîte : querelles de place , braque-
ment de lorgnettes, pieds écrases, soufflets, explications, chut ! M. Pic-
cini commence : son ouverture est un chef-d'œuvre , c'est l'exposition
claire et lumineuse des quatre entr'actes.
Passons sur le premier acte.
PREMIER entr'acte de 65 minutes. — ■ Le parterre se lève comme un
seul homme , ainsi que disent les feuilletons du Constitutionnel j des
mouchoirs de couleur, des foulards sans couleur , sont fixés sur les ban-
quettes , dont ils sanglent le foin et la toile pour marquer la place des pi'e-
miers occupans , et à l'instant s'établit un va-et-vient de porteurs de
i/Entr'acte (journal de circonstance), de bâtons de sucre d'orge qui ont
à peine servi , de pommes écarlates , d'oranges blafardes et de marrons
rôtis. Ces programmes , ce sucre d'orge , ces pommes , ces marrons , ce
sont les élémcns du drame qui va sommeiller encore pendant deux en-
tr'actes pour éclater plus tard avec les plus beaux effets de mise en scène.
En attendant , voilà des conversations qui s'allument entre le parterre et le
paradisj des rendez-vous sont pris, des propositions de vin à douze, de
canon , de litre , échangées et acceptées. Les habitans des loges se font des
visites : du mouvement , de la joie , de l'agitation , un intérêt puissant.
Et M. Harel , encadrant son œil dans le trou de la toile , laissant passer sa
botte frémissante sous la tringle du rideau , s'écrie : « Mais , ca va bien.
Voilà un premier entr'acte qui marclie. Courage, embrassons-nous. »
Passons sur le second acte.
SECOND entr'acte, de 70 minutes. — Un grognement sourd semble an-
noncer la présence d'un jeune chien qui souffre j sa voix augmente par de-
grés et traduit en admirables aboiemcns la faim , la soif et l'abandon. A
ces accens répondent bientôt les provocations d'un gros dogue qui hurle la
menace. Sa voix est forte et vibrante : c'est un chien de boucher, un de
ces chiens replets , sanglans , égoïstes , qui battent les roquets. L'intrigue
se noue. Le dialogue se suit jusqu'à l'intervention d'un chat qui miaule dans
plusieurs tons , et l'arrivée subite d'un coq qui chante sa victoire et ses
amours , comme fait M. Etienne, quand il a vu jouer le Rossignol , ou
gagné une partie de dominos. Des chapeaux sont enlevés sur la tête de
leurs propriétaires , et jetés du paradis sur le parterre , qui accepte le défi ,
et paie en calottes grecques. TiCS aboicmens redoublent , les miaulcmens
se multiplient; des épluchurcs de toutes sortes, des coiffures tourbillonnent
dans les régions du lustre, les quinquels sont désarmés de leurs verres, dont
les éclats retombent vu pluie de cristal ; et le public transjiorlé demande
l'.KVLïK 1)K PAKIS. 3o5
pourquoi ce plaisir dure si peu. Un seul rc'calcitrant a osé regarder sa
montre et pincer les lèvres en signe d'impatience. Nous ne sommes pas
nourrices , nos enfans ne crient pas ! lui dit vertement un prud'homme
placé près d'Henri ISTonnier.
Passons sur le troisième acte.
TROISIEME entr'acte, de 80 minutes. -^ Ici l'action languit un [>eu.
Autant les cris du chien , du chat et du coq de l'administration avaient
ému l'assemblée, autant ce silence et ce calme la glacent à présent. INI. Ha-
rel l'a vu. a La neige I la neige 1 Me donneront-ils ma neige I A quoi
» serv^ent donc tant de programmes distribués à foison? Les voyez-vous,
» tristes et bêtes , qui ])àillent et ne font rien I Si l'on ne court pas avertir
» les préposés à la neige , si Piccini n'est pas là pour se faire demander
» impérieusement un chant patriotique , messieurs les auteurs , je ne ré-
» ponds plus de cet entr'acte. » Mais la voix du maître a été entendue , et
les préposés à la neige sont en besogne. Commence alors ce déchiqueteraent
de papier dont les petits lambeaux, jetés du cintre, viennent blanchir la
tète des spectateurs infrà-posés. En un instant M"'' Montessu , placée à la
deuxième galerie, se voit poudrée comme dans son rôle de la fée Nabote^
Cette neige s'épaissit. Tous les préposés travaillent, coupent, morcellent ;
une hilarité générale se fait jour à travers le nuage qui se balance dans
l'atmosphère , et ce beau coup de théâtre est accompagné de la Pari-
sienne , dont les accens sortent , vibrans et électriques , de cent bouches
faubouriennes; le succès de cet entr'acte, le plus beau de tous, n'a pas
e'té douteux. Il est à lui seul d'un si puissant effet qu'il peut être détaché
et donné séparément dans des représentations à bénéfice.
Passons sur le quatrième acte .
QUATRIEME entr'acte , dc 85 minutcs. — Cet entr'acte étant exclusi-
vement musical , nous laissons à des juges plus compétens le soin de dire
dans quels différens tons a été exécutée la Marseillaise , puis ÇÀ ira.
Quelques flocons de neige ont encore voltigé ; mais cette réminiscence de
l'entr'acte précédent n'a pas semblé heureuse. Celui-ci s'est terminé au re-
frain du Chant du Départ , et au bruit de trois mille voix qui deman-;
daient l'auteur.
« Messieurs , l'auteur des entr'actes que nous venons de représenter
» devant vous est M. Harel. »
Tout le monde était parti avant le cinquième acte.
Toute notre attention , absorbée par la contemplation des épisodes que
nous avons rappelés, n'a pu s'appliquer ((u'à regret à l'intelligence des cinq
\<)(\ REVCjK I)K PAFUS.
actes (lu diame de MM. Anicct Jiouigeois et Mailhiii , actes qui , du reste ,
se trouvent refoules, par la création de M. Harel , dans la catégorie des in-
termèdes. A la rigueur pourtant nous avons compris qu'un jeune sei-
gneur allemand , nomme Waldorf , veut perdre sa maîtresse dans les ca-
tacombes de Rome, et qu'd la poignarde plus tard, la retrouvant sous le
voile d'une nonne; mais la nonne, plus vivace qu'un cliat , échappe au
poignard et joue au revenant , de manière à effrayer toute la contrée. Elle
apparaît souvent à Waldorf , qui veut épouser une autre femme , et la
première nuit de ses noces , vient se placer entre les deux e'poux. Par une
volte-face assez habile de la nonne sanglante, Waldorf, qui veut encore
jouer du couteau sur elle, poignarde sa jeune e'pouse. La nonne sanglante
avoue alors qu'elle est de chair et d'os, et propose à Waldorf la fuite et
de nouvelles amours ; mais le château est à l'instant même de'vore' par un
incendie dont la fume'e traverse le plancher. Cet effet se trouve parfaite-
ment rendu , au moyen de trois hommes qui fument leur pipe dans le pre-
mier dessous. Deux autres décors ont demande' plus de travail et de talent ;
mais tous deux rappellent le bal et le clair de lune de Gustave , moins
la richesse, moins l'espace, moins l'air , moins les bougies. Une fois pour
toutes, les pleines lunes nous semblent rondes; pourquoi la lune de la
Porte-Saint-Martin est-elle toujours pentagone?
— OPÉRA. — Une indisposition de M"" Falcon a empêche la répétition
générale de la Juive , qui devait avoir lieu lundi dernier , et retardé jus-
qu'à demain la représentation de cet opéra.
— palais-royal. — KARiivELLi , par MM. Saint-Georges , de Forges et
Leuven. — Oisif, gueux et cherchant aventure , Carlo Broschi , d t Fari-
nelli , se promène sur les places de Madrid, humant le soleil , fumant du
tabac de Havane et raclant sa guitare. C'est plus qu'il n'en fallait en Es-
pagne pour être brûlé vif. Farinelli est simplement arrêté et conduit de-
vant le roi , sous les fenêtres duquel il chantait tout à l'heure. Sa majesté ,
charmée par la voix du Napolitain vagabond , veut l'entendre de près une
ibis , deux fois , et l'accueille si bien que le pauvre diable donne tête bais-
sée dans le luxe des habits rouges , des perruques à bourse et,des bas de
soie. D'échelon en échelon , il se hisse jusqu'au grade de maître de cha-
pelle de la reine , devient grand d'Espagne , chevalier de Calatrava et de
plusieurs ordres. Qu'a-t-il fait pour monter ainsi, comme en ballon, au
faîte des honneurs et de la fortune? De la musique d'abord, de la musique
bonne pour le temps , une partition du Siégi: dl Grenade; puis il .1 donné
m\ roi Fcrdinancl VI de fort sages conseils contre l'inquisition . et de bons
HKVUE 1)1-: PARIS-
io-
renseigneiuens sur la reine, que sa majesté catholique voulait dévoleineiit
exiler. J'oubliais qu'il offrit son déjeuner à ce bon roi , que son docteur
exténuait par la rigueur d'une diète politique , et qui aurait atteint les
dernières limites de l'abrutissement sans ce repas réconfortant. Malgré
l'importance de ses fonctions , malgré l'honneur que lui fait la réconcilia-
tion du roi et de la reine , Farinelli n'a pas oublié la petite Préciosa , la
jeune aventurière qui courait avec lui les foires , les théâtres de province
et les places publiques. Couvert de broderies , poudré en frimas , étran-
glé par les rubans rouges , verts , oranges , de Galatrava , de Saint-Jacques
et autres; honoré d'un portefeuille qu'il a conquis avec son sol, Farinelli
commet, au théâtre du Palais - Royal , une erreur historique. Cette voix
dont s'amuse Ferdinand VI et qui la fait distinguer parmi le commun des
artistes, elle est, hélas! artificielle; une opération papale la lui a donnée;
et , propre à la musique , propre aux affaires , habile à réconcilier des
époux royaux séparés , Farinelli doit mourir sans postérité. Pauvre Pré-
ciosa I
Usant du droit de ressusciter un personnage historique , les auteurs de
ce vaudeville ont pu étendie ce droit, et compléter, en l'exhumant, un
homme que les mœurs de la chapelle Sixtine avaient cruellement mutilé;
ils ont usé aussi d'un droit que beaucoup de gens ignorent , dont peu de
gens abusent , celui d'être spirituels , arausans et arrangeurs habiles. Ces
trois petits actes , entrecoupés de mots vifs , rapidement conduits , se lais-
sent écouter comme une jolie nouvelle historique. Achard , qui a réelle-
ment une voix très-agréable , qui , de plus , est un comédien gai , franc
et chaleureux , a fort bien dit et chanté son rôle , qui comporte autant de
couplets , de villanelles , de boléros , de fandangos , que de dialogue.
Toute cette musique , que l'on a beaucoup applaudie , est de MM. Mon-
pou et Pilati. M™* Dormeuil a joué avec distinction le rôle de la reine,
et M"'' Pernon représente avec une pétulance très-amusante cette Préciosa
dont nous déplorions ci-dessus le malheur.
La morale de cette pièce est celle-ci : Pour faii-e un bon ministre , pre-
nez non pas un homme (exemple Farinelli) , mais prenez un chanteur !
— Le succès du Chatterton de M. de Vigny se confirme chaque jour.
On apprécie mieux à chaque représentation les rares qualités d'analyse et
de sensibilité , et les formes vraiment littéraires par lesquelles ce drame se
recommande. Espérons que ce succès sera de bon exemple , et contribuera
à ramener à des traditions plus saines le public déjà fatigué depuis long-
temps de la bruyante impuissance de nos tentatives modernes.
3o8
REVUE DE PARIS.
ANNA(i).
Lorsqu'à travers le bal qui tournoie et scintille ,
Dans les galops joyeux passe une jeune fille
Aux longs cheveux flottans , au front pâle , à l'œil noir ,
Qui marche sans danser, qui regarde sans voirj
Dont le coqis , affaisse' sous sa parure blanche ,
Au bras des cavaliers languissamment se penche ,
Et qui s'en va s'asseoir , muette , chaque fois
Que l'orchestre bruyant fait taire ses cent voixj
Oh ! n'appelez jamais son silence un caprice I
A sa mélancolie épargnez le supplice
De la vaine pitié' , de l'inte'rêt menteur
Qui font pleurer les yeux sans soulager le cœur.
A son gré , laissez-la soupirer ou sourire ,
Et , si vous la plaignez , plaignez-la sans le dire.
Le mal dont elle souffre est un mal sans espoir ,
Que nul ne peut guérir , que nul ne doit savoir.
Tu mourus de ce mal , Anna ! pauvre victime I
Ce qui fut un malheur , tu le pris pour un crime ;
Et portant ton fardeau loin d'un monde étranger ,
Sans le poser jamais, et sans le partager:
Pareille au jeune faon qui , penchant sa i-amure ,
Tout seul , au fond du bois , va lécher sa blessure ,
Tu t'envolas un jour , sans bruit , loin de nos yeux ,
Emportant avec toi ton secret dans les cieux :
Tu le croyais du moins ! — Cependant , sur la terre ,
Un cœur avait du tien deviné le mystère;
Echo silencieux qui comprit tes désirs,
Et , sans les renvoyer , reçut tous tes soupirs I
(') M. P. Chevalier, auteur de la pièce que nous offrons à nos lecteurs, va faire
paraître incessamment chez Delaunay un recueil de poésies. Nous nous taisons un
plaisir de donner par avance quelque publicité à cet essai d'un jeune auteur qui nous
parait doue d'heureuses dispositions poétiques.
RKVl'E DK PARIS. ;^0()
Ne crains rien , le secret de tes douleurs e'tranges ,
Gft secret que ta lèvre a garde pour les anges ,
11 ne le dira point aux profanes. — Oh , non I
S'il révèle ton amc, il voilera ton nom.
A quinze ans, pauvre Anna! comme elle e'tait joyeuse 1
Que sa joue était rose, et sa bouche rieuse!
Comme ses petits pieds couraient par les sillons
Après les blanches fleurs et les blancs papillons!
Son ame , tour à tour curieuse et ravie,
De bonheur en bonheur s'en allait par la vie ,
Trouvant que le présent était toujours nouveau ,
Le passé toujours loin , l'avenir toujours beau ;
N'ayant que des jours purs et que des nuits sereines ,
Pleurant dans ses plaisirs, et riant dans ses peines;
Caméléon naïf, aux changeantes couleurs,
Donnant , sans mesurer, ses rires et ses pleurs.
Un regard changea tout. — Dans un bal de famille ,
L'enfant vermeil devint la pâle jeune fdle.
Une sueur glacée , en passant sur ses traits ,
D'une triste blancheur les couvrit pour jamais ,
Et le rire expira sur sa lèvre entr' ou verte...
Désormais plus de bonds sur la pelouse verte ,
Plus de chants en plein air, de gais éclats de voixj
Plus de courses sans fin par les champs et les bois !
Au lieu du jeune oiseau qui vole et qui sautille ,
Des papillons tremblans , de la rose qui brille ,
Du beau soleil montant au milieu d'un ciel bleu ,
Elle aima , dans la nuit , l'astre au paisible feu ^
L'ombre , la solitude aux vagues rêveries ,
Et l'automne , et le bruit de ses feuilles flétries...
Ses yeux semblaient chercher quelque monde meilleur ,
Et son oreille entendi'e un chant intérieur-.
Elle écouta le choc des vagues sur la rive ,
Les brises de la nuit dans la forêt plaintive ,
Le son des cors lointains , les nocturnes concerts
Que d'invisibles chœurs élèvent dans les airs.
3lO ' REVUE DE PARIS.
Souvent on la surprit , tout en pleurs , arrêtée
Devant la feuille morte au hasard ballottée,
Devant le lis mourant qui , le soir, an zéphir
Jette encor ses parfums comme un dernier soupir.
Et tes jours s'en allaient comme la feuille errante ,
Comme le doux parfum de la fleur expirante ,
Comme le son des cors , comme le vent du soir,
Et comme l'eau des prés où tu venais t'asseoir.
Pauvre Anna I — Cependant ta famille inquiète
Interrogeait en vain ta souffrance muette
Et disait , en baisant tes lèvres sans couleurs :
« Le printemps à son teint rehdi-a toutes ses fleurs. »
Mais toi , leur répondant par un triste sourire ,
Tu regardais le ciel , et tu les laissais dire.
Hélas I toutes les nuits en songe je revois
Le soir où je la vis pour la dernière fois...
C'était un de ces soirs que le soleil nous donne
Comme un regard d'adieu , vers la fin de l'automne :
Le couchant rayonnait sous un dais enflammé ;
Un vent frais s'élevait , doucement parfumé
Et poussant devant lui quelques feuilles arides —
Elle se promenait seule; ses yeux humides
De moment en moment jetaient un sombre éclair,
Et ses longs cheveux bruns flottaient au gré de l'air.
Je la vois ! — Elle avait ses habits de dimanche ,
Sa grande robe noire , et son écharpe blanche ,
Et la bague inconnue , et le collier fatal
Qu'elle portait le jour de ce funeste bal ,
Et des fleurs sur son sein. — Tel l'agneau des prémices
Brillant et couronné marchait aux sacrifices.
Derrière les tilleuls , au feuillage tremblant ,
Son écharpe glissait comme un fantôme blanc;
Et ses regards rêveurs , et sa tête penchée ,
Semblaient compter ses pas sur l'herbe desséchée ;
Quand tout à coup son pied se ralentit; ses yeux
Parurent lentement remonter vers les cieux.
REVUE DE PARIS. .'^1 1
Elle pril sa guitare... et sa inornç prunelle
Jetant sous ses longs cils une flamme nouvelle,
Elle rhanta : sa voix dit au vent qui passait
Les ineffables maux que nul ne connaissait ,
L'amour , volcan de feu referme sur son amc ,
Ses dix-huit ans fane's que la tombe réclame ,
Et puis un nom... un nom qu'elle n'acheva pas
Qu'elle n'osa jamais achever ici-bas...
Alors son œil suivit sous la nuée ardente
Le soleil qui baissait... — Puis, toute haletante.
Et se laissant tomlier , pâle , sur le gazon ,
Son ame s'envola sur le dernier rayon.
— M. Gustave de Beaumont vient de publier, chez le libraire "Gosselin,
wn ouvrage dont la Revue rendra prochainement compte; il est intitulé ,
Marie, ou l'Esclavage aux États-Unis ^ et forme deux volumes in-8°.
— Un nouveau roman de Splinder , les Trois As , vient de paraître ,
traduit en français , chez le libraire Lachapelle. Le même éditeur a publié
aussi, il y a peu de jours , deux romans de M. Guérin, la Femome et la
Maîtresse , et la Fleuriste.
• — Les mémoires du général Guillaume de Vaudoncourt, intitulés:
Quinze années d'un proscrit , viennent de paraître chez Dufey.
Pendant son long exil, le général de Vaudoncourt s'est occupé à retra-
cer dans divers ouvrages l'histoire militaire de nos derrnières campagnes,
dont le résultat a été la chute de l'empire et le double désastre de 1 81 4
et 181 5. Aujourd'hui c'est de sa proscription même qu'il entretient le pu-
1)1 ic , et des événemens auxquels il a pris part depuis 1 81 5 juscfu'en 1 830.
•««€>O«ft«1>*0*»«««ft •»«*«« •«««•«««••««•««•««•«««•«««^ »««*«•«•»«•«•«•« 9#9««**«
TABLE DES MATIÈRES
COIVTFIVUES DANS LK QUATORZIEME VOLUME.
»»«o«
Le pèreGoriot (IV* et dernier article). — Les Deux Filles, par M. de
Balzac , 5
Théâtre-Italien, par M. Castil-Blaze 68
Du Mouvement intellectuel et litte'iaire sous le Directoire et le Con-
sulat (IIP article), par M. Charles Nodier 81
A M. le duc d'Orléans , par M. Méry 96
La Maison de la Plaine , par M. Prosper Dinaux 99
Le Carnaval de Marseille , par M. Lëon Gozlan 154
Le Comte de Bagnères (§§ I et II), par M, Roger de Beau-
voir. . . . 161 et 260
Les Masques pai-isiensau dix-huitième siècle (§§ I et II), par M. An-
die Delrieu 185 et 253
Des Arts conside're's à Paris comme objet de ne'goce. — Die Aus-
land). : 196
Histoire monarchique et constitutionnelle de la Re'volution française
d'après des documens inédits de M. Labaume, par M. A. Granier
de Cassagnac 205
Antonio Gasperoni , par M. Mèry 212
Souvenirs d'un Voyage en Franche-Comte. — Excursion à Luxeuil ,
par M. Nisard 2T6
Chronique 76, 1 51 , 224 et 500
Tvror.RAPiiiF. n'A. i';vrit\T, Kî, ni'E nr cAnnAN.
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Vo:^^^.
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